Texte cosigné avec Christophe Ono-dit-Biot, Pascal Bruckner, André Glucksmann

Monsieur le Président,

En 2003, quelques mois après l’embuscade tendue par la junte à Aung San Suu Kyi et qui a failli lui coûter la vie, un Birman anonyme remettait une lettre à un jeune voyageur. De ce Birman, le voyageur ne savait qu’une seule chose : il était étudiant en 1988, l’année où lui et ses condisciples, animés par la volonté de vivre et par l’espoir, avaient défié pacifiquement la junte en manifestant dans les rues de Rangoon. La répression fit 3 000 morts.

« Notre gouvernement est un chien enragé qui mord tout ce qu’il peut, disait cette lettre, en anglais. A ce chien, malade et fou, vous ne pouvez enseigner la loi de Bouddha. Le seul moyen de l’arrêter est de le tuer avant qu’il ne morde tout le monde. Nous pouvons agir de l’intérieur, mais nous avons besoin que vous aussi, vous agissiez de l’extérieur. Nous avons besoin de vous. »

Vingt ans après cette première répression sanglante, porté par la foi et le courage de ses bonzes, le peuple birman a défié, à nouveau, le régime. Pacifiquement, toujours. Et, comme la fois précédente, la junte a réprimé. A coups de matraque de bambou, d’abord. Puis, très vite, à balles réelles. Sur quels ennemis ? Des moines et des civils. Des hommes et des femmes qui n’aspirent qu’à vivre plus libres. Vivre libres.

Vingt ans après cette première répression, trois mois après une deuxième répression, nous sommes venus vous voir à l’Élysée samedi dernier, Monsieur le Président, pour que vous puissiez faire entendre en Chine la voix de la France, et que cette voix soit assez puissante pour casser ce rythme insensé, ce refrain sanglant, qui fait que tous les vingt ans, un peuple se soulève avant d’être broyé.

Vous vous êtes donc rendu en Chine, principal allié et partenaire commercial de la junte, dans un contexte d’impuissance internationale. Juste après un sommet de l’ASEAN qui aura vu les généraux de la junte demander, et obtenir, le silence d’un envoyé de l’ONU qui devait y parler de sa mission en Birmanie.

Juste après une condamnation de la répression par l’ONU, qui n’aura arraché au représentant de la junte que ce commentaire, d’une arrogance qui laisse sans voix : « nous ne sommes ni surpris, ni découragés. »

Vous vous êtes rendu en Chine au moment où la junte arrête et interroge les principaux leaders politiques des mouvements ethniques, qui luttent eux aussi pour le changement. Leur crime ? Avoir refusé de diffamer Aung San Suu Kyi. Au moment aussi où le généralissime Than Shwe, l’homme fort de la junte, consulte les astres et les esprits pour neutraliser les pouvoirs de celle que tous les Birmans appellent « la Dame de Rangoon ». Cette façon de gouverner comme on tire les cartes serait plaisante si la junte ne jouait pas avec la vie de 700 prisonniers politiques qui croupissent dans ses geôles, ou de milliers d’enfants qu’elle arrache à leurs parents, enrôle dans son armée haïe, et envoie exploser sur les mines des sentiers de la guérilla.

Vous vous êtes rendu en Chine, Monsieur le Président, et vous avez tenu parole. Sur deux initiatives que la France, dans cette situation d’impuissance des institutions internationales, peut prendre seule. D’abord, en validant notre proposition de constituer une commission d’enquête parlementaire afin de faire la lumière sur les 350 millions d’euros versés à l’Etat birman, chaque année, nul ne sait pourquoi ni comment, par l’entreprise française Total. Certes, la carte des gisements de pétrole ou de gaz naturel coïncide rarement avec celle de la démocratie. Mais il serait inacceptable qu’une de nos très grandes entreprises accepte qu’une partie de cette somme soit versée à des tortionnaires, à des assassins et des voleurs, dont on sait désormais que, non contents d’avoir pillé, profané, dévasté les monastères, ils ont battu à mort les moines qui y résidaient ou qui y trouvaient refuge.

Vous avez tenu parole en évoquant la Birmanie avec votre homologue chinois Hu Jintao, et en demandant l’aide de sa diplomatie pour qu’un représentant de l’Etat français puisse se rendre très vite en Birmanie. Et y rencontrer, comme nous vous l’avons suggéré, le Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi. Une telle rencontre aurait un retentissement planétaire. Montrerait au monde que la France, berceau des Droits de l’homme, n’abandonne pas ses principes. Et donnerait aux Birmans, à ces hommes et à ces femmes qui ont, au péril de leur vie, défié ce régime aliénant, un peu de cet oxygène mental dont chaque être humain a besoin pour ne pas mourir et qui s’appelle l’espoir. Pour, enfin, montrer à ce boucher bardé de médailles, le généralissime Than Shwe, que quoi que disent les astres, le régime inique qu’il incarne n’est peut-être pas éternel.

Nous croyons, Monsieur le Président, qu’une transition démocratique est encore possible en Birmanie. Mais que ce changement ne pourra se faire sans un geste fort de la communauté internationale. Nous avons besoin de vous, disait la lettre. Votre avion a su trouver le chemin de Tripoli et de N’Djamena. Pourquoi ne pourrait-il pas trouver celui de l’ambassade de France à Rangoon ? Nous y verrions bien Aung San Suu Kyi, « la Dame de Rangoon », y parler avec vous, dans ce petit coin de France, mais sous les yeux du monde entier. De l’avenir de son pays. De la démocratie. Du bonheur simple, mais essentiel, de respirer après quarante-cinq ans d’étouffement. Monsieur le Président, nous vous attendons au 102, Pyidaungsu Yeithka Road, à Rangoon. Nous avons besoin de vous.


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