Dans deux, huit ou trente jours, la guerre en Irak sera finie. Les pro et les antiguerre continueront, bien entendu, d’échanger leurs arguments. On les entendra, longtemps encore, débattre de la question de savoir qui aura eu rétrospectivement raison. On verra les uns et les autres, à chaque pas, guetter le moindre signe propre à conforter leur pari – un battement d’aile terroriste sera mis au débit de la croisade de George Bush tandis que, de l’autre côté, on traquera le premier gamin de Bagdad en train de mâcher un chewing-gum made in USA. La vérité, c’est que nous sommes déjà dans l’après – et que les seules questions qui comptent, ce sont celles du monde qui va, ou non, émerger de cette tourmente.

La question de la démocratie. Étant entendu – indiscutable axiome de l’universalisme démocratique – que les principes du droit sont valables pour tous les peuples, en tous lieux et toutes circonstances, quid de leur régime de propagation ? Livre-t-on une démocratie clés en main ? Le passage, à Bagdad, se fera-t-il, comme feignaient de le croire les partisans les plus acharnés de cette guerre, du jour au lendemain ? Qu’en est-il de ce messianisme démocratique qui est en train de devenir, chez les néoconservateurs américains, mais pas seulement, un article de foi politique ?

La question du droit d’ingérence. Je suis de ceux qui ont milité, depuis vingt-cinq ans, en faveur de ce droit et des limitations de souveraineté qu’il implique pour toutes les dictatures de la planète. Cette guerre en Irak va-t-elle le renforcer ou l’affaiblir ? Constituera-t-elle, comme l’a dit Wolfowitz, son acte de naissance véritable ou le commencement de sa fin ? La greffe du concept de guerre préventive sur celui d’ingérence sera-t-elle fatale à ce dernier ou féconde ? Confortera-t-elle les tartufes qui vont répétant « l’ingérence est un piège, une ruse de l’histoire coloniale, la dernière perle lâchée par l’huître impérialiste » ? Comment faire, quelle qu’ait pu être la position de chacun quant à la façon dont fut décidée cette guerre, pour que ce beau droit d’ingérence ne sorte pas disqualifié de l’aventure ?

La question des conséquences à moyen et long terme dans le monde arabo-musulman. L’image des victimes civiles irakiennes y relancera-t-elle, et pour combien de temps, le mauvais moteur de la guerre des civilisations ? Fragilisera-t-elle, face à leur propre opinion chauffée à blanc, les régimes arabes modérés ? Verra-t-on Saddam, mort, devenir un nouveau Saladin ? Moubarak était-il exagérément pessimiste quand il annonçait l’arrivée de « cent nouveaux Ben Laden » ? Allons-nous, dans l’euphorie de la victoire, laisser tomber les rares hommes et femmes qui, presque seuls, avec un courage inouï, osaient élever la voix contre le fanatisme, l’obscurantisme, l’intégrisme et dont on peut redouter que la position, dans ce climat de fièvre, ne devienne plus difficile encore ?

La question de l’antisémitisme. L’antiaméricanisme mais aussi cet antisémitisme terrible, meurtrier, dont le déferlement planétaire ne fait peut-être que commencer. Entrons-nous dans un monde durablement marqué par cette passion noire ? Faut-il se résigner à y voir une idéologie à part entière, se substituant, dans les têtes, à l’anti-impérialisme d’antan ? Combien sont-ils, les redoutables crétins qui iront ânonnant, contre l’évidence, que cette guerre était celle de Sharon et qu’Israël est l’école des cadavres du XXIe siècle ? L’Occident, par parenthèse, sera-t-il tenté, pour les faire taire, d’appliquer la sinistre recommandation de Jack Straw souhaitant, dans un accès de démagogie qui ne ressemble guère à la diplomatie britannique, de voir Israël traité « avec la même fermeté que l’Irak » ?

L’Europe. Les rapports de l’Europe avec les États-Unis. Mais aussi avec la Turquie. Mais aussi avec elle-même. Si la crise qui la frappe est provisoire ou durable. Si elle saura, et comment, recoller les morceaux de son identité défaite. S’il faut se résigner, et jusqu’à quand, au schisme qui, désormais, semble séparer les partisans d’une Europe européenne des avocats d’une Europe atlantiste, probablement réduite, à terme, à cette pure zone de libre-échange que souhaitent, de leur côté, quelle ironie ! les anti-européens souverainistes. Et si, accessoirement, la guerre en Irak, finie à Bagdad, va recommencer, à blanc ou non, dans nos banlieues.

La communauté internationale, enfin. Non seulement le type, mais l’idée, de la communauté internationale qui émergera de tout cela. Si, pour parler comme Kant, l’idée de « droit cosmopolitique » garde un sens, et lequel. Si l’Onu est la SDN de ce début de siècle et les conséquences qu’il faudra en tirer. S’il était bien raisonnable, dans les semaines qui précédèrent l’entrée en guerre, de voir le destin du droit soumis au bon vouloir d’une dictature (l’Angola) ou d’un Etat terroriste (le Pakistan). S’il est sérieux de voir, aujourd’hui encore, un autre Etat voyou (la Libye) présider la commission des droits de l’homme de l’Organisation. Et, pour ceux qui trouvent cela peu sérieux, voire choquant, l’alternative. Voilà les questions. Voilà quelques-uns des chantiers ouverts, plus que jamais, à la réflexion et à l’action.


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