Libres. Florence et Hussein sont libres. Et il n’était que de voir, ce dimanche, leurs beaux visages intacts, leur bonheur retrouvé, leur énergie inébranlée, leurs mots si justes et généreux, pour comprendre que ce sont bien, quoi qu’on en dise, les salauds qui ont cédé et la liberté, le cran, la fermeté de caractère qui l’ont emporté. Restent, cela étant, les questions. Restent, une fois que l’on a dit sa joie, toute la série de questions de fond que l’on a évitées jusqu’à maintenant – et pourtant…

Rançon ou pas rançon ? On ne le saura jamais ; et il est bon qu’il en soit ainsi vu que la moindre information sur le sujet aurait pour effet, immédiat, de fixer le tarif des kidnappings de demain. Sur le fond cependant, sur la question de savoir s’il est moralement juste, ou non, de payer pour la libération de deux otages, dans l’éternel débat qui consiste à savoir si l’on ne fait pas, en cédant, « le jeu » des ravisseurs, tout a été dit, il y a trente ans, à l’époque de l’affaire Aldo Moro : relisez le recueil des lettres de cachot du prisonnier des Brigades rouges, Mon sang retombera sur vous ; relisez la contre-enquête que consacra à son calvaire Leonardo Sciascia ; la conclusion est qu’il fallait payer, bien sûr ; en secret, mais il fallait payer ; car une chose est de refuser le chantage politique qui, d’une manière ou d’une autre, revient toujours à échanger la vie d’un seul contre un peu de la liberté de tous, une autre est de consentir à une transaction qui, comme l’argent, n’a pas d’odeur – nous a-t-on assez dit que c’est « pour nous » qu’Aubenas était en Irak ! eh bien, quand ce « pour nous » a un prix, quand il coûte quelques millions de dollars à l’Etat, donc au citoyen, mettons que ce soit le prix, tragique, de la liberté d’informer.

Battage ou pas battage ? Et le risque n’est-il pas, en faisant de l’otage un symbole, de faire monter les enchères et de faire, là encore, le jeu des ravisseurs ? Je comprends que l’on se pose la question. Et c’est là, sans aucun doute, la grande aporie de la nouvelle raison pratique confrontée à cette forme contemporaine de barbarie que sont les prises d’otages de journalistes. Tout bien pesé, cependant, c’est Serge July et Robert Ménard qui avaient raison quand ils nous encourageaient dans une mobilisation sans complexes ni relâche. Et s’ils avaient raison, c’est moins en vertu de la théorie de la bouteille à la mer (qu’un message, au moins un, parvienne jusqu’à Florence et lui montre qu’ici, en France, on ne l’oublie pas, on pense à elle…) qu’à cause de ce que nous savons de la prodigieuse inertie de ces monstres froids que sont les Etats (le « travail patient » des diplomates ? le « courage » des agents de la DGSE ? allons, monsieur Barnier ! vous savez mieux que personne que, sans tapage, sans télés, sans portraits géants ni lâchers de ballons, bref, sans pression de l’opinion, il n’y aurait pas eu de DGSE du tout et vous auriez passé Florence et Hussein aux pertes et profits du Grand Jeu français au Proche-Orient…). La différence entre Florence et, par exemple, Ingrid Betancourt ? La solidarité. Donc, le battage.

Le métier. Les conditions d’exercice de ce beau métier qu’est le métier d’informer dans un monde où la simple détention d’une carte de presse fait de vous un otage en puissance. Faudra-t-il, comme y invitent déjà certains, s’interdire de couvrir les conflits trop risqués ? Faudra-t-il, comme nombre de reporters américains, consentir à la pratique contre nature de l’embedding ? Devra-t-on, au contraire, se cacher ? S’infiltrer ? Le journalisme devra-t-il se pratiquer masqué ? Les journalistes, pour se protéger, auront-ils à changer de statut, à se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas – auront-ils à devenir des « agents » d’un nouveau genre, au service de la vérité ? Je sais que ces questions sont taboues. Je sais qu’elles touchent à l’éthique même d’une activité dont Sartre – grand journaliste s’il en fut ! – aimait à dire qu’elle était la publicité, la transparence, même. N’empêche. Je ne vois pas comment la profession, si elle veut tirer toutes les leçons du martyre de Florence et Hussein, pourra éviter de les formuler.

Quid, enfin, des ravisseurs ? Et le fait qu’ils n’aient jamais signé, siglé ni même revendiqué leur crime est- il la preuve du caractère « seulement » crapuleux de l’affaire ? C’est ce que l’on nous dit un peu partout. C’est ce que l’on aura, j’en prends le pari, de plus en plus intérêt à nous raconter. A un détail près, pourtant. A un tout petit détail près qui n’aura échappé à aucun de ceux qui ont eu l’occasion d’étudier la mécanique de ces prises d’otages. Je pense, pour ma part, à l’affaire Daniel Pearl. Je pense à l’extraordinaire lourdeur et complexité de la logistique mise en œuvre, dans son cas, pour une mise au secret de quelques jours. Alors cent cinquante-sept jours ! J’ai du mal à croire, vraiment, qu’un groupe purement mafieux – c’est-à-dire, pour être précis, privé de parrain politique et de ciment idéologique – ait, sans craquer, sans se diviser, sans s’entre-tuer et, finalement, se découvrir, pu durer cent cinquante-sept jours ! La question ne sera pas sans importance pour la suite. D’autant qu’il y a un pays au moins dans la région – la Syrie, pour le nommer – qui a précisément pour habitude de ne pas toujours signer ses forfaits. A ne pas perdre de vue si nous ne voulons pas que notre belle joie d’aujourd’hui ne puisse nous apparaître, un jour, comme l’expression d’un simple « soulagement ».


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