Le Royaume-Uni peut-il revoter ? Oui, bien entendu. Rien, juridiquement, ne s’y oppose. Un référendum, étant un scrutin national, n’engage le rapport aux autres nations que pour autant que son résultat leur est dûment signifié.

Qu’un nombre grandissant de citoyens s’avisent qu’ils ont été abusés et qu’un Nigel Farage, par exemple, leur a effrontément menti… Que le Parlement de Westminster décide de prendre en considération la pétition qui, à l’heure où j’écris, rassemble 3 millions de Britanniques et exige un second référendum… Qu’il s’aperçoive qu’il ne peut entériner le résultat d’une consultation de cette ampleur sans l’aval des autres Parlements des peuples constitutifs du Royaume-Uni et, notamment, du Parlement écossais… Aucune de ces hypothèses n’est probable. Mais aucune n’est impensable. Et rien n’interdit au Souverain d’arguer d’une de ces raisons, ou d’une autre encore, pour se repentir, se contredire et reprendre son coup. À situations inédites, dénouements possiblement sans prophétie. Et toujours la même histoire d’une Histoire qui a, comme disait Marx, plus d’imagination que les hommes et n’est jamais à court de coups de théâtre.

Faut-il le souhaiter ? Oui, naturellement. Car ce qui était vrai hier restera vrai demain. Et l’on ne peut pas avoir clamé, sur tous les tons, que le Brexit était une mauvaise chose, qu’il sonnerait le glas de l’Europe de Monnet, Adenauer et Churchill, on ne peut pas avoir plaidé qu’il y allait de la vie et de la mort de la nation européenne et de son idée et ne pas saisir, si elle se présentait, une chance, n’importe laquelle, de prévenir l’irréparable. L’hypothèse, encore une fois, est peu probable. Et j’entends bien l’argument qui dit qu’il faut, maintenant, être clair et aller vite – j’entends que la situation actuelle, cet état intermédiaire, comme entre chien et loup, où l’on ne sait plus si la Grande-Bretagne est encore dans la maison commune ou déjà dans l’ombrageuse solitude du souverainisme triomphant, est dommageable pour chacun. Mais c’est une question de cohérence et de principe. Ou bien on était sérieux quand on présentait le Brexit comme un sale petit jeu dont nul ne sortirait gagnant – et il n’est jamais trop tard ni pour bien faire ni pour se faire entendre. Ou bien l’on gronde : « trop tard ! les jeux sont faits ! fallait réfléchir plus tôt au sens et à la portée de son vote ! » – comment, alors, se défaire du pénible sentiment que tout cela n’était, pour nous aussi, qu’un jeu ?

La vérité est qu’il y a quelque chose d’extraordinairement déplaisant dans le ton des commentateurs et souvent, hélas, des responsables pressant les Britanniques de se mettre en règle avec leur choix. Un ton grondeur et fouettard. Un ton de conjoint trompé qui prie l’infidèle de sortir de l’ambiguïté et de quitter le domicile conjugal sans délai. Quelque chose, au fond, du ton que l’on avait, l’an passé, pour dire aux Grecs : « vous l’avez voulu (Tsipras) ? eh bien, vous l’avez maintenant (et, avec lui, la bise venue, une austérité plus sévère encore) ! » Faire de la politique, ce n’est pas faire de la morale. C’est l’art, non de punir, mais de réparer. Non de radicaliser, mettre au pied du mur, faire payer aux peuples leurs erreurs, mais d’aider, au contraire, à faire des compromis avec les autres et avec soi. Et si, comme c’est tout de même le plus probable, le Brexit va au bout de sa logique, la question ne sera, d’ailleurs, pas de donner une leçon aux Anglais (« voilà le résultat de votre mauvais vote ! tant pis pour vous »), mais d’avoir assez de sang-froid pour faire que le prix à payer soit, justement, le moins lourd pour tout le monde.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la sortie de la Grande-Bretagne si, donc, elle se confirme, offrira aux pays tentés de la suivre une leçon de choses grandeur nature. Voilà des décennies que les pro-européens martèlent que l’Union est pourvoyeuse de paix, de démocratie et de prospérité. Et voilà des décennies que leurs adversaires rétorquent que c’est l’inverse et que rien ne vaut le cadre de la nation pour assurer aux peuples la pleine jouissance de ces biens. Eh bien, nous allons voir. Ce sont les faits qui, même si nous ne l’avons pas voulu, vont désormais trancher. Et, de l’allure que prendront, dans les mois et les années qui viennent, la courbe de l’emploi au Royaume-Uni, celle de la croissance et de la richesse nationale ou celle, encore, du rapport entre le nombre d’entreprises venant se créer à Londres et le nombre de celles qui, prenant le chemin inverse, viendront se relocaliser à Francfort ou Paris, on déduira sans tarder laquelle de ces deux thèses était juste. À bon entendeur, salut ! A-t-on souvent vu l’Histoire offrir une telle occasion de vérifier empiriquement la validité de théories jusque-là invérifiables ?

Et en même temps, ce n’est pas tout à fait cela. Car il y a une importante question à laquelle il va falloir répondre sans retard et, hélas, sans certitude. Plus d’Europe ou moins d’Europe ? Faire une pause, panser ses plaies – ou aller, au contraire, de l’avant ? Et que nous disent les Britanniques : que le pas était trop rapide et qu’on ne bouscule pas impunément l’ordre éternel des nations – ou que nous étions trop indécis et que c’est d’être restée au milieu du gué que l’Europe est en train de mourir ? Je suis de la seconde école. Je crois que, si nous avons péché, c’est par défaut de volonté et excès de confiance dans la main invisible d’une Histoire qui nous mènerait tout droit, tout doucement, sans effort, vers la chimère européenne. Et je suis persuadé que seul un grand bond en avant dans la direction de l’union nous tirera de l’ornière. Mais cela est, pour l’heure, indémontrable. Et nous sommes, pour le coup, sans boussole.


Autres contenus sur ces thèmes