Oui, c’est entendu, le terrorisme est toujours, en toutes circonstances, à Moscou autant qu’à Bali, et de quelque façon qu’on le justifie, une impardonnable infamie.
Oui, cela va sans dire, quoique encore mieux en le disant, aucune raison au monde, aucune cause, aucun combat n’excusent que l’on cible des civils, que l’on prenne en otages des innocents : une juste cause se déshonore quand elle recourt à pareilles méthodes ; et loin d’avoir, comme certains le disent, « alerté » l’opinion mondiale sur le long supplice des Tchétchènes, loin d’avoir contribué si peu que ce soit à briser la « conspiration du silence » qui étouffe les crimes russes, loin de « braquer les projecteurs » sur cette guerre tragique et oubliée, le commando terroriste de Moscou n’a probablement rien fait d’autre que de la plonger un peu plus dans la nuit.
Restent, cela étant dit, deux ou trois autres évidences que l’on aimerait aussi rappeler – restent, au lendemain du dénouement sanglant de la prise d’otages (ne pas oublier, au demeurant, que l’essentiel des 117 victimes sont mortes gazées par les commandos d’intervention de monsieur Poutine ! ne pas oublier l’incroyable mépris de la vie humaine qui fait que l’on avait tout bonnement oublié de prévoir les antidotes qui, administrés dans les minutes qui suivirent l’assaut, auraient permis de sauver tout le monde !), restent, donc, deux ou trois autres évidences qu’il est urgent de rappeler tant risquent d’aller vite la désinformation, la logique de l’amalgame, l’hystérie punitive et guerrière.
1. Les Tchétchènes ne sont pas un « peuple terroriste ». L’islam tchétchène – ceux qui connaissent ce pays le savent – est un islam soufi, plus mystique qu’intégriste, mêlé de paganisme, respectueux des femmes, tolérant. Le président Aslan Maskhadov, élu en 1997 avec 70 % des voix contre un candidat fondamentaliste qui n’en recueillit, lui, que 20 %, est un musulman modéré, partisan d’un Etat laïque, plutôt pro-occidental, et qui a d’ailleurs condamné, dès la première minute, le commando de Moscou. Gare, donc, à la confusion. Gare à la diabolisation d’un peuple tout entier assimilé à un wahhabisme qui progresse, certes, dans les rangs des combattants les plus durs, mais auquel la population de Grozny, comme celle des villages, reste, pour l’heure, profondément hostile.
2. Les Tchétchènes, en revanche, sont bel et bien un peuple martyr. La Tchétchénie, depuis trois ans, est le théâtre d’une guerre coloniale dont il n’est pas exclu qu’elle tourne – ou qu’elle ait, même, déjà tourné – à la guerre génocidaire. Si le président Maskhadov, autrement dit, n’est pas un terroriste, le président Poutine, lui, l’est ; et il l’est depuis le premier jour d’un mandat conquis, il ne faut pas non plus l’oublier, sur la promesse d’éradiquer la résistance tchétchène (dans le langage étrange de l’exkagébiste : de « les buter jusque dans les chiottes »). Horreur d’une guerre où l’on cible les civils. Horreur, monstruosité, de ces Oradour en série, dénoncés par toutes les organisations de défense des droits de l’homme et pudiquement baptisés opérations de nettoyage. Qui est le terroriste : celui qui, depuis cinq ans, avec une pathétique constance, réclame l’ouverture de pourparlers susceptibles de déboucher sur une solution politique mais se voit déborder aujourd’hui par un commando de fous de Dieu qu’il désavoue – ou bien ces généraux qui, après avoir rasé Grozny, après avoir méthodiquement détruit des centaines de villages, entendent briser ce qui reste de résistance en pratiquant, eux, pour le coup, la prise d’otages sur grande échelle, en exécutant ou en laissant mourir leurs prisonniers et en ne rendant les cadavres aux familles qu’en morceaux, et contre argent ?
3. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le drame de Moscou est un avertissement terrible, un message, que la communauté internationale aurait tout intérêt à déchiffrer. Car, désormais, de deux choses l’une. Ou bien nous continuons de fermer les yeux sur les méthodes de monsieur Poutine ; nous l’encourageons dans les projets de guerre totale qu’il semble plus que jamais nourrir ; nous l’accueillons dans une Internationale antiterroriste dont il se sert comme d’une filière de blanchiment de ses crimes ; et alors, en effet, la logique du désespoir peut l’emporter, chez les Tchétchènes, sur celle de la tradition et de l’honneur – et alors, oui, la prise d’otages de la semaine dernière peut très vite apparaître comme le prélude à des actes d’une violence plus grande encore et qui ne se cantonneront pas, soyons-en sûrs, au seul territoire de la Russie. Ou bien nous nous réveillons ; nous arrêtons le pompier pyromane ; nous faisons avec Maskhadov ce que nous n’avons pas voulu faire avec Massoud ou que nous avons tant tardé à faire avec le Bosniaque Izetbegovic ; nous tendons la main, en d’autres termes, à cet autre représentant d’un islam modéré qui reste, en Tchétchénie comme ailleurs, notre plus précieux allié dans la lutte contre le terrorisme ; et alors nous conjurerons le pire – et alors, oui, l’engrenage sera brisé qui, lorsqu’on laisse tomber les Massoud, produit les talibans.
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