26 mai 1977 : La lettre de Roland Barthes à BHL

Le 26 mai 1977, dans « Les Nouvelles littéraires », Roland Barthes, « enchanté » par sa lecture, salue le style du premier livre de BHL, « La Barbarie à visage humain », reconnaissant là « le grain d’une écriture ».

Dans une réponse à un questionnaire littéraire du Frankfuter Allgemeine Zeitung (publiée fin octobre 2005), Bernard-Henri Lévy raconte :

« Si je me souviens de la première critique de mon premier livre ? Naturellement, oui. Il y en a eu deux. Parues le même jour. Et dont la conjonction fit, à mes yeux, baptême. Celle de Philippe Sollers dans Le Monde. Et celle de Roland Barthes dans Les Nouvelles littéraires. Imaginez ce livre scandaleux qu’était, à sa parution, La Barbarie à visage humain. Imaginez tous les clergés littéraires et politiques ligués contre un jeune homme qui avait le culot de s’en prendre à la religion progressiste. Et imaginez ces deux extraordinaires parrains qu’étaient, pour ce jeune homme, un Barthes et un Sollers au plus haut de leurs gloires respectives et parés de tous les prestiges de l’avant-garde littéraire. Comment ne m’en souviendrais-je pas ? »

Ainsi, le 26 mai 1977, dans Les Nouvelles littéraires, Roland Barthes, « enchanté » par sa lecture, salue le style du premier livre de BHL, reconnaissant là « le grain d’une écriture ».

*

« Lettre à Bernard-Henri Lévy » par Roland Barthes

Je voudrais vous dire d’un mot en quoi, spécialement, votre livre me touche. Certes, j’ai eu un rapport très personnel aux idées que vous énoncez : la plupart, vous le savez, me sont trop proches (en gros, celles qui ont trait à la crise de la transcendance historique), d’autres plus distantes (votre critique de Deleuze me parait erronée). Mais ce qui m’a enchanté (mettez dans ce mot le plaisir, la solidarité, la fascination), c’est que votre livre est écrit. À des idées importantes – que l’on situera, à coup sûr, dans le champ de la politique – vous avez donné, chose rare, le grain d’une écriture.

Vous avez en effet assumé, s’agissant pourtant d’un livre d’idées, de positions, de thèses, d’écrire ce livre, c’est-à-dire de lui donner cette marque, cet excès, ce geste, qui détache l’écrit de la simple écrivance et place l’énonciation dans un autre échange, dont nous essayons aujourd’hui de décrire les contraintes, les effets, les enjeux, parce que nous voulons l’arracher aux conceptions plates de la société technicienne, qui écrase l’écriture sur la parole, réduit l’énoncé à un message et fait de l’énonciation un simple instrument ; bref, nous voulons faire reconnaître que le langage est une passion – un « pathos », si vous voulez, à condition de prendre ce mot (j’espère qu’il ne vous choque pas) dans la connotation noble que Nietzsche lui donnait lorsqu’il parlait élogieusement d’un « pathos des distances ».

Je suggère par là qu’écrire, aujourd’hui, est un acte militant (« moderne », dirons-nous), et nullement la reconduction d’une activité décorative. Je reprendrai volontiers, mais à une autre place, le mot de Leopardi (je cite de mémoire) : « Le bello scrivere est une philosophie très profonde et très subtile… » Il me semble que mettant en scène (ou argumentant : c’est pour moi la même chose) un certain pessimisme historique, traitant en particulier des rapports du pouvoir et de la langue, vous ne pouviez que susciter une écriture véritable – je dirais : dans la plénitude stylistique du terme. C’est ici le point où votre livre me souffle une hypothèse peut-être dangereuse mais que je puis risquer sans conséquence dans une lettre : est-ce qu’il n’y aurait pas une sorte d’accord entre l’idéologie optimiste du « progrès » historique et la conception instrumentaliste du langage ? Et à l’inverse, est-ce qu’il n’y aurait pas le même rapport entre toute mise en distance critique de l’Histoire et la subversion du langage intellectuel par l’écriture ? Après tout, l’ars scribendi, succédant à l’art oratoire, a été historiquement lié à un déplacement de la parole politique (de la politique comme pure parole). Votre projet ne fait que relancer ce déplacement, occulté depuis qu’on a cessé d’écrire la politique, c’est-à-dire depuis Rousseau.

Ces remarques, restreintes à ce qu’on appelle une question de forme, vous paraitront peut-être limitées ; votre livre, bien sûr, les excède de beaucoup. Mais il m’a semblé plus juste de vous indiquer en quoi ce livre s’articule sur cette « éthique de l’écriture » qui m’intéresse présentement.


Autres contenus sur ces thèmes