Contribution à « I Am Jewish: Personal Reflections Inspired by the Last Words of Daniel Pearl »

Contribution à Judea et Ruth Pearl, « I am Jewish: Personal Reflections Inspired by the Last Words of Daniel Pearl », Jewish Lights Publishing. Ici, Bernard-Henri Lévy explique comment il est juif.

Le texte de Bernard-Henri Lévy :

Je suis juif par ma mère et par mon père.

Je suis juif par Levinas, Buber, Rosenzweig.

Je suis juif parce qu’être juif veut dire aimer la loi plus que la terre et la lettre autant que l’esprit.

Je suis juif par la méfiance que m’ont toujours inspirée, et que m’inspirent encore, les pensées de la « transe » et de l’« enthousiasme ».

Je suis juif par mon rejet de toutes les formes de « magie » ou de « mystère » : gare, s’écriait Levinas, l’auteur de Difficile Liberté, à tous les faux prophètes qui nous racontent que l’homme n’est « jamais plus proche des dieux que lorsque il ne s’appartient plus » ! ayez garde, juifs, d’oublier que le judaïsme est la seule religion au monde qui prêche le refus du « numineux » et des « forces obscures » – une « religion » du « désensorcellement », du « saint » et non du « sacré », c’est ainsi que je suis juif.

Je suis juif parce que je suis antinaturaliste et antimatérialiste – je suis juif parce que je me sens chez moi dans le Livre et parmi les hommes, plus que dans la forêt obscure des symboles et même de la vie.

Je suis un Juif de la Galout ; je suis un Juif qui, depuis des années et des années, réfléchit à cette question de la Galout ; non pas exactement une réhabilitation de la Galout ; non pas, à proprement parler, une métaphysique de la Galout et de l’exil ; et, moins encore, une distance à l’endroit d’Israël que j’aime du fond du cœur, et d’un amour inconditionné ; mais une méditation sur un exil essentiel, sans rédemption ni retour, qui me semble constitutif de l’être-juif, et en Galout, et en Israël ; le contraire de l’exil d’Ulysse ; le corrélat et comme le pendant de la fascination, juive aussi, du Royaume ; Juif n’est-il pas le nom, indifféremment, du fils d’Abraham (l’Hébreu) et de Jacob (l’Israélite) ? la philosophie juive n’est-elle pas, indissolublement, philosophie des Rois et des Prophètes, d’Israël et de la voix qui, à travers Jérémie, adjure le « reste d’Israël » de « fortifier sa position en exil » ?

Je suis juif parce que je ne suis pas platonicien ; je suis juif à cause de ce que j’appellerai, pour aller vite, « l’antiplatonisme » coextensif à la pensée juive ; une éthique plus qu’une optique ; une relation aux autres hommes autant qu’à Dieu ou, plus exactement, à Dieu, oui, mais en tant, et en tant seulement, qu’elle me rapproche de mon prochain.

Je suis juif comme Levinas quand il discute avec Buber de l’amitié et que, dans cette discussion qui vaut bien, par ses enjeux, la fameuse dispute où Proust, sur le même sujet, finit par jeter ses pantoufles à la figure d’Emmanuel Berl, il dit sa méfiance à l’endroit des notions buberiennes de « dialogue » et de « réciprocité » – je suis juif à la façon de Levinas déclarant combien lui semble oiseuse l’idée d’une amitié « purement spirituelle », ou « è-nervée », qui ne peut que sombrer, dit-il, dans le « formalisme » ; trop d’« idéalisme », insistet-il ; vous êtes trop « artiste dans votre relation avec les autres hommes » ; et il conclut par ces formules magnifiques où tient une part de mon être-juif : autrui a besoin de « sollicitude » plus que d’« amitié », car « vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui ont faim est le vrai et concret accès à l’altérité d’autrui, plus authentique que l’éther de l’amitié ».

Je suis un Juif non pas exactement humaniste (le mot n’a pas de sens pour un lecteur, même peu savant, du Maharal de Prague ou du Gaon de Vilna), mais conscient d’un judaïsme qui fait de moi « l’obligé d’autrui », son « gardien » – un judaïsme qui se définit, donc, comme éthique et qui la définit, cette éthique, comme ce qui s’instaure lorsque je résous de faire de moi-même, non pas « l’égal », mais « l’otage » de mon prochain et que j’aperçois, au-dessus de mon « Je », un « Tu » qui me domine de toute sa sainte « hauteur ».

Je suis un Juif évidemment pas « politique » (comment un levinassien oublierait-il le « Politique après » de Levinas ?) mais ouvert, en revanche, sur le monde et faisant du messianisme une propédeutique de l’acte et de la participation de l’homme, de chaque homme, à l’œuvre de rédemption.

Je suis un Juif universaliste.

Je suis un Juif qui ne se résout pas à laisser au christianisme le monopole de l’universalisme. L’élection juive, pour moi comme pour Levinas encore, ou pour Albert Cohen, n’est pas privilège, mais mission. Le rôle du peuple juif, selon moi comme selon Rosenzweig, est d’ouvrir, pour tous les peuples, les portes invisibles et sacrées qu’illumine l’étoile de la rédemption. Et tel est le sens, à mes yeux, du commandement du Deutéronome : « n’aie point en horreur l’Iduméen car il est ton frère ; n’aie point en horreur l’Egyptien » ; et tel, aussi, celui de l’histoire de Jonas à qui Dieu enjoint : « lève-toi et va parler à Ninive » alors que Ninive est, il le sait, l’ennemie d’Israël, la capitale de l’Assyrie, le royaume même des méchants.

Je suis un Juif tendance Walter Benjamin quand Benjamin dit son « souci des vaincus et des affamés » – je suis juif au sens de Poésie et Révolution et des Thèses sur le concept d’Histoire exposant que « chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut passer le messie ».

Je suis un Juif qui croit, comme Benjamin encore et, d’une certaine manière comme Scholem, que le « messianisme juif » est l’incarnation d’une « histoire invisible et secrète » qui « s’oppose à l’histoire des maîtres et des forts », c’est-à-dire à « l’histoire visible » – toute ma vie j’ai cru en ce judaïsme et c’est lui que j’ai pratiqué.

J’étais juif, autrement dit, dans mes Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire.

J’étais juif au Burundi et en Angola, dans la Bosnie musulmane et martyre comme chez les Tigres noirs du Sri Lanka.

J’étais juif chez les Nubas en voie d’extermination du Sud-Soudan.

Je suis juif chaque fois que, dans les zones les plus désolées du monde, au cœur de ses guerres les plus oubliées, je vérifie l’intuition juive selon laquelle la preuve la plus sérieuse de l’existence de Dieu est l’existence des visages – et le signe de son éclipse, leur effacement programmé.

Je suis juif parce que je crois en un Dieu dont une autre définition est « interdiction de tuer ».

Je suis juif quand je tente, un an durant, de remettre mes pas dans ceux de Daniel Pearl et je suis juif quand, à ma façon modeste, laïque, mais c’est ainsi, c’est ma façon, j’essaie de contribuer à la sanctification de son nom.


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