« Du bon usage du suicide » : le texte de BHL dans le Cahier de l’Herne dédié à Michel Houellebecq

BHL a contribué au « Cahier Michel Houellebecq » des Éditions de l’Herne pour évoquer la genèse d’« Ennemis Publics ».

Couverture du « Cahier de L'Herne Michel Houellebecq ».

C’est un dimanche comme un autre, au début de l’hiver 2007.

Je suis chez moi, au calme, en train de réfléchir au thème de mon « Bloc-notes » hebdomadaire.

Arrive un SMS : « J’ai décidé de me suicider, ce soir » – signé Michel Houellebecq.

Je réponds, forcément.

Je connais à peine l’auteur des Particules élémentaires et de Plateforme.

Nous avons dû nous croiser une fois, peut-être deux, dont une pour échanger des réflexions sans importance sur l’intérêt, pour un écrivain, de se risquer au cinéma.

Mais nul ne peut, recevant un pareil message, ne pas faire au moins le geste de répondre.

Peut-être s’agit-il d’un canular, d’une provocation, d’une humeur ; je ne suis même pas certain qu’il ne l’ait pas envoyée, cette humeur, à tout son carnet d’adresses ; mais, à tout hasard, je prends la chose au sérieux.

« Attendez, je réplique au numéro qui s’est affiché ; ne vous suicidez pas tout de suite ; je vous invite à dîner avant. »

Et je lui donne rendez-vous au restaurant de l’hôtel Ritz – c’est idiot, mais il fait nuit, il pleut, et je me dis que l’endroit aura le double mérite d’être ouvert le dimanche soir et d’avoir une adresse simple, sans arrondissement incertain, sans angle de la rue Truc et de l’avenue Machin, facile à retenir, et à trouver.

Mon futur ami est là.

Il a trop bu; il a le regard fixe et triste ; il a gardé sa parka Camel Legend défraîchie, au milieu des loufiats en livrée qui ne le reconnaissent pas mais qu’il intimide quand même ; il est là, avant moi, une bouteille de bon vin, face à lui, qu’il s’est déjà fait ouvrir ; quelque chose de buté et de paradoxalement vigoureux dans la façon d’occuper la banquette et de tenir son verre ; défait et robuste à la fois ; accablé mais un air d’indéfinissable liberté qui peut signaler aussi bien la décision prise d’en finir et le propre d’un homme qui n’en finira pas de sitôt de tenir à la vie.

La conversation s’engage – méfiante, circonspecte, avec généralités empruntées, marquage des territoires et des cartes : de l’indécence et du poison de l’art… qu’il y a trop de livres et d’écrivains… qu’on a la pénible impression, chez la plupart, qu’ils pourraient aussi bien faire autre chose, jouer de la trompette par exemple, ou chanter, ou tourner dans des films d’auteur… et que plus pénible encore est de se dire que le résultat, souvent, n’est pas non plus si mal et que c’est ainsi que se poursuit cette très ancienne aventure, soudain démonétisée, qu’on appelle littérature… jusqu’à ce que je me décide, entre deux considérations sur Schopenhauer et sur le retour de notre époque, mais en mineur, aux bourdons et carillons des orgues de Huysmans, à aborder le sujet.

« Suicide, vraiment ?

— Mais oui, mais oui.

— Une raison précise ? un chagrin ?

— Plusieurs. Ma femme, que je n’aime plus. Mon chien, Clément, qui ne va pas bien. Et puis ce monde sans qualité où il n’y a plus personne à qui parler. »

Je ne suis pas, moi non plus, spécialement en forme ce soir-là.

Je sors d’une de ces polémiques récurrentes où j’ai, chaque fois, le même sentiment d’un Vychinski des lettres m’appliquant, encore et encore, son éternel adage : « Donnez-moi dix lignes de n’importe quel livre, je trouverai toujours de quoi faire fusiller son auteur. »

Mais je vais tout de même mieux que le dandy sarcastique et sombre, gestes lents et à la maladresse appuyée, sans appétit, qui regarde longuement la carte avant de commander un yaourt.

Et j’ai l’idée, du tac au tac, de lui répondre.

« Votre femme, je ne la connais pas. Les chiens, ça n’a jamais été mon truc. Mais “personne à qui parler” – là, je peux peut-être vous aider : et si on essayait de prouver le contraire et de faire, ensemble, un livre de dialogue ? »

C’est à cet instant qu’est né Ennemis publics.

Il a fallu appeler François Samuelson, notre agent commun.

Puis, à la fin du dîner, à pas d’heure, Teresa Cremisi et Olivier Nora, nos éditeurs.

Il lui restait à me lancer, au seuil de l’hôtel, les bras ballants mais les jambes bien plantées, tandis que nous attendions nos taxis : « Méfiez-vous, je suis attachant ! » – et moi à me demander, mais entre moi et moi, sans le dire : « Si je décidais un jour de me suicider, est-ce que je l’annoncerais par un texto ? »

Mais l’idée était lancée ; et là, donc, commence un livre, non pas exactement de dialogue, mais d’une correspondance électronique qui se poursuivra jusqu’au début de l’été 2008 et dont nous savons, l’un comme l’autre, que rien ne l’arrêtera plus mais que nul ne peut prédire, pour autant, où elle va bien pouvoir nous conduire.

Un livre comme un complot.

Comme une opération secrète ou un coup d’État au palais de nos labyrinthes intérieurs.

Un livre qui, d’ailleurs, restera secret jusqu’au bout, neuf mois plus tard, rentrée littéraire 2008 et l’un des plus fameux buzz de ces années : quel est ce livre-mystère qu’annonce Michel Houellebecq ? avec qui ? quel interlocuteur classé X ? est-ce Beigbeder ? Sollers ? un inconnu et pourquoi ?

J’ai aimé, je dois dire, cette part de comédie, de tromperie.

J’ai joui d’avancer ainsi masqué, de me cacher, et de tâter, ce faisant, ne fût-ce qu’un court, trop court instant, de cet anonymat dont j’avais si souvent rêvé et guetté, chez les autres, le ravage délicieux (Pessoa) ou tragique (Gary).

Mais livre juste, il me semble.

Livre clef dans mon histoire mais aussi, je crois, dans celle de Michel.

La mienne : ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui – encore que je n’aie jamais tant cédé qu’ici, dans ce texte de circonstance, ce feuilleton, à la non-tentation autobiographique.

La sienne en revanche : les droits du roman et les pouvoirs de la fiction… s’il est question d’y concurrencer l’état civil, l’histoire positive ou les neurosciences… le goût du premier degré… l’intraitable et désarmante fidélité à la poésie… pourquoi il a écrit certains de ses livres et comment il n’en a pas écrit certains autres… l’avènement du tourisme de masse… Comte le patron… que le désir des hommes pour l’immortalité n’a d’égal que leur goût de la destruction… la nécessaire résistance à la meute et le plaisir de la provoquer… l’inaptitude sereine des écrivains en général et de lui, Michel Houellebecq, en particulier… le père… la mère… la fièvre des origines et la verve d’un agencement de mots, d’images ou de gestes qui leur doit tout et ne leur lâche rien… Tout était là, oui. Tout était dit. La vie d’une œuvre, mode d’emploi. Suicide à l’œuvre, le voile était levé. Michel Houellebecq hypervivant : quelle joie !


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