Pour en savoir : lire le texte de Maurice Szafran sur BHL et l’Argentine.
FOOTBALL ET TERREUR EN ARGENTINE
De notre envoyé spécial à Buenos Aires
Et si, malgré la terreur et la torture, l’aspect le plus stupéfiant de la réalité fasciste était l’aveuglement volontaire de toute une partie de la population ? Pendant la semaine qui a précédé le Mundial, Bernard-Henri Lévy a recueilli deux sortes de témoignages : les uns atroces, les autres pitoyables.
San Justo, c’est un faubourg à l’ouest de Buenos Aires, lépreux et désolé, tout ruiné de terrains vagues, de dépôts de ferraille et d’ordures. Ici et là, des complejos, improbables bâtisses, mi-H.L.M. mi-bidonvilles, plantés comme au hasard entre deux tas de cailloux. Depuis longtemps déjà, cinq cents à six cents squatters s’y organisent tant bien que mal, familles d’ouvriers pauvres et de chômeurs, survivant avec l’équivalent de cent à deux cents francs par mois, mais résistant héroïquement aux intrusions de la police. C’est en mars dernier que, pour la première fois, les choses se sont gâtées et que le fascisme est entré au campamiento. Les journalistes, jusqu’ici, ne semblent pas s’y être intéressés.
C’est Anna M. qui me parle. Elle a trente ans à peine, une ribambelle d’enfants, et le visage déjà fané. Elle nous reçoit dans la petite pièce où s’entasse toute la famille depuis la disparition du père. « Un jour ils sont venus. Pas la police ; mais des hommes en civil le visage recouvert d’une cagoule, qui enfonçaient les portes ou faisaient sauter les serrures à la dynamite. Chaque fois, ils obligeaient les femmes à se déshabiller, parfois ils les violaient, pas toutes, seulement les jeunes, mais toujours devant l’homme et les enfants. Ensuite, ils frappaient tout le monde, sauvagement, comme s’ils voulaient nous tuer, même les petits quand ils pleuraient et qu’ils ne pouvaient pas lever plus haut les mains en l’air. Et puis, quand ils finissaient, ils emmenaient l’homme, un à chaque fois, vingt-deux en tout, et ça recommençait tous les jours. Sans doute que ça leur plaisait de revenir et de nous faire peur chaque fois. Mais, pour nous, c’était terrible, on finissait par les attendre, comme les amis ou la famille le dimanche. Et on se demandait si c’était fini cette fois ou si ce serait un autre le lendemain… On n’aime pas beaucoup la police au complejo mais une fois quand même une femme y est allée, pour prendre des nouvelles, et elle n’est jamais revenue. Alors, maintenant, on attend, simplement. On attend qu’elle revienne. Et si vous dites cela, peut-être que ça nous aidera. »
« Une bande de terroristes »
Ces hommes, ces femmes, où sont-ils aujourd’hui ? Ouvriers, simples gens, peuple de l’ombre désormais, embarqués par une milice privée, ils sont allés grossir la grande armée de fantômes qui hante les nuits des beaux quartiers de Buenos Aires. Arrachés à leur demeure, à leur famille, à leur tribu, ils n’existent à la lettre plus, sinon peut-être sous matricule, au fond d’une geôle infecte de Sierra Chica ou de Rawson.
C’est à peu près ce que l’on m’a dit quand, muni de quelques noms, je me suis rendu, avec deux avocats, au commissariat du district, et que l’officier de police qui nous a reçus nous a répondu d’un air navré qu’il s’agissait d’une bande de terroristes passés à la clandestinité. C’est aussi ce que m’a dit le directeur d’un quotidien gouvernemental à qui j’apportais la même liste et qui me répondit, hilare cette fois, la mine gaillarde et entendue, que pour lui l’affaire ne faisait aucun doute : de sacrés coureurs de jupons, ces types du complejo 17 – ils sont tout simplement partis reprendre sous d’autres cieux leur vie de garçon…
Roberto Giudice, cinquante ans, commerçant de son état, habite rue Paraguay. Il a demandé à me voir et, malgré mes mises en garde, m’a prié de le nommer. Il est là, tassé dans un fauteuil, et j’ai l’étrange impression que, pendant qu’il me parle, il ne voit ni n’entend. Une voix sourde, monocorde. C’est son histoire qu’il est venu me raconter. Une histoire atroce, à peine croyable, le récit d’un mort-vivant…
Tout commence l’année dernière quand un groupe d’hommes fait irruption une nuit d’hiver dans la maison de la rue Paraguay. Tout le monde dans la pièce centrale : Giudice et sa femme, les trois petits de huit, neuf et onze ans, et la fille aînée, vingt-deux ans. C’est elle que les inconnus sont venus chercher. Le lendemain, quand Giudice se présente à la police, c’est à peine si l’on consent à enregistrer son recours en habeas corpus. « Votre fille, lui dit- on, a sans doute été enlevée par un groupe incontrôlé. On finira bien par la retrouver ; mais à condition que vous vous taisiez et preniez votre mal en patience. »
Des mois et des mois se passent dans le climat qu’on imagine. De temps à autre, un policier vient encaisser cinq mille ou dix mille pesos en échange de maigres « informations ». Et puis un jour, à bout de nerfs, las de croire et d’espérer, Giudice craque et, sans avertir quiconque, décide de prendre contact avec la Commission œcuménique des Droits de l’Homme. Réaction : il est enlevé une semaine plus tard, mené les yeux bandés dans une maison déserte de la banlieue de la capitale. Il retrouve là sa fille, méconnaissable, efflanquée, à demi édentée, le corps couvert de plaies – entailles au cou, aux seins, au ventre, où les tortionnaires ont appliqué les électrodes de la gégène. Et là commence le cauchemar sous ses yeux, ses yeux de père ivre de douleur et de désespoir : un rat introduit par le vagin dans le ventre de la jeune fille. Elle en meurt. Peut-on dire de Giudice, libéré peu après, qu’il est aujourd’hui vivant ?
Des tragédies comme celle-là, on m’assure qu’il y en a eu des milliers dans les deux dernières années. Il n’y a pas un Argentin, me dit cet architecte de Rosario, qui, de près ou de loin, n’ait été une fois au moins touché et concerné. Et, pourtant, il est rare qu’on vous en parle spontanément. Il est difficile d’évoquer le sujet sans voir instantanément se fermer les visages les plus avenants. Non, on ne sait pas. On ne veut pas en parler. Volonté d’oublier. Passion de l’ignorance. C’est cela qui frappe le plus chez les hommes et les femmes que je rencontre. Tous, jeunes ou vieux, intellectuels ou simples gens, contestataires ou vidélistes. Bien malin, du reste, qui peut faire parler aujourd’hui un « progressiste » : la plupart se terrent, remâchant dans le silence leur part de honte et de dégoût. Bien malin qui parvient à parler politique avec un chauffeur de taxi, informé pourtant mais brusquement glacial, dès que la « chose » vient sur le tapis.
La peur des mots
Ce n’est pas l’Allemagne d’avant la guerre, où certains ignoraient parfois l’ampleur des atrocités nazies. Là, c’est autre chose, un sentiment plus complexe, une sourde volonté de refouler l’horreur, de vivre dedans sans y songer, de vivre comme si elle n’était que cauchemar et ne vous concernait pas. D’où ce climat d’allégresse un peu forcée, cette impression de vie facile et factice à quoi les touristes de passage sont si sensibles. C’est vrai que les rues de Buenos Aires sont pleines jusqu’à l’aube, que les cafés et les restaurants restent ouverts toute la nuit. Mais on devine sans peine derrière la clameur, dans les soutes obscures de cette dictature sous cellophane, un prodigieux, un douloureux refus de la réalité.
Les gens ont peur à Buenos Aires. Peur d’eux-mêmes, peur des autres, peur d’aujourd’hui et de demain. Une peur indéfinissable, comme un cancer qui les ronge, qui taraude les corps et les visages. Peur de parler, par exemple : je dînais un soir avec un médecin célèbre, proche d’un des dirigeants de la junte, probablement intouchable et de surcroît vidéliste ; je lui contais ma visite à San Justo, lui demandant conseil, peut-être même une intervention, quand, brusquement, au beau milieu du dîner, il prétexta une urgence et me quitta sans crier gare, visage défait, masque plombé – un pauvre homme qui, tout d’un coup, avait eu peur de trop parler ! Peur des mots, tout simplement : ainsi ce professeur de philosophie, péroniste d’origine, qui m’avoue se surprendre parfois à dire Aristote à la place de Marx, Shakespeare à la place de Lénine. Peur de penser, comme si là aussi saillait cet « esprit subversif » que s’acharnent à traquer les généraux de Videla.
Mieux encore : j’ai rencontré un jeune industriel, plutôt de gauche, qui m’a fait la plus étrange, la plus incroyable requête : que j’accepte de recueillir une fausse interview de lui où il ferait l’éloge du régime militaire – pas pour publication, bien sûr, mais à tout hasard, comme ça, on ne sait jamais, si par malheur il arrivait quelque chose. Je vois aussi un homme politique, proche de l’amiral Massera, trônant et pérorant dans un restaurant à la mode où il semble régner en maître, se décomposer brusquement parce que le serveur vient lui dire que là, derrière lui, est assis un policier en civil. Quand un peuple en arrive à ce point, quand la survie d’un homme devient affaire de talisman, quand la superbe d’un autre ne tient plus qu’à la superstition, c’est que le fascisme a déjà triomphé.
Il faut dire que le flic à Buenos Aires, c’est tout le monde et personne. Il est dans la rue et dans les têtes. C’est la jolie serveuse, si délicieusement prévenante, et dont on se méfie pourtant, baissant la voix lorsqu’elle s’approche. C’est le voisin, de l’autre côté du mur, qui peut-être vous écoute et tout à l’heure sauvera sa peau en vous livrant aux tortionnaires. C’est cette foule d’hommes et de femmes qui ont troqué leurs armes et leurs galons contre des uniformes de civils, pour mille, deux mille pesos – une misère à leur misère, une aumône à leur humiliation. Le flic, c’est aussi ce passager anonyme, délateur d’un jour qui, dans l’avion qui m’amène de Paris à Buenos Aires l’autre samedi, prétend m’avoir vu faire disparaître des documents compromettants et s’empresse de le faire savoir dès l’atterrissage. Des détails ? Oui, des détails sans importance mais qui, ensemble, tissent la trame d’un État policier.
Suivi de Paris
A l’aéroport, pour m’accueillir, il y avait donc cinq policiers qui m’interrogèrent pendant plusieurs heures. Corrects, très corrects, ces policiers. Des maniaques de la fouille, simplement, dans la grande salle glacée du commissariat d’Ezeiza où, le froid et le temps aidant, je faillis perdre patience. Des maniaques du soupçon aussi : « Ah ! Vous vous appelez Lévy ? Nationalité ? Française, vous dites. Mais Lévy, c’est un nom juif… » Il y a des signes qui ne trompent pas. Celui-ci par exemple : à Buenos Aires, Le Nouvel Observateur, les rapports d’Amnesty International et L’Archipel du Goulag de Soljénitsyne, sont des documents « subversifs et compromettants ». Ou cet autre qui me sera révélé plus tard par un membre de l’ambassade de France : les services de la S.I.D.E. (services secrets argentins) me suivaient probablement depuis Paris, attentifs à mes déplacements, à mes fréquentations et à mes contacts, surtout avec mon ami Marek Halter, le premier à avoir engagé, l’an dernier, la campagne de boycottage du Mundial… Peu importe, d’ailleurs, les péripéties de cette affaire. De la routine sans doute. Tout au plus de quoi se mettre dans l’ambiance.
D’une manière générale, la terreur en Argentine n’a pas l’évidence massive et indécente qu’on lui prête volontiers de loin. C’est un système infiniment plus diffus, capillaire et cloisonné. Mon interlocuteur V. semble en connaître un bout. Il prétend même s’être fait la main, au début de sa carrière, dans les bâtiments de la célèbre Ecole de mécanique de la Marine. « Ici, les prisonniers sont parqués par petites unités, très mobiles. On ne les torture jamais longtemps dans le même lieu. Même chose pour les tortionnaires : on ne les laisse pas torturer longtemps non plus les mêmes prisonniers. Ça tourne, ça tourne sans arrêt. Car parfois, nous autres aussi, on en a assez. Alors, ils ne nous laissent pas la possibilité de nous connaître trop bien, de nous réunir, d’en parler. » Ici, donc, pas de camps de concentration à la Pinochet. Pas de stades bondés mais des petits pavillons, des caves ou des appartements, soixante en tout pour Buenos Aires, dispersés dans les faubourgs. Des centres de torture flottants, comme le « Bahia Aguirre ». Bref, une sorte d’archipel dont la géographie devient de plus en plus sophistiquée.
Trafic de détenus
Ainsi, il n’est pas rare que, pour brouiller les pistes, des petits groupes de prisonniers soient, sans raison apparente, transférés d’un centre à l’autre. Parfois même on en « libère » deux ou trois qui, à la porte de leur prison, sont cueillis par une nouvelle équipe, qui les convoie aussitôt vers un nouveau centre. L’administration pénitentiaire d’origine peut donc prouver, registres à l’appui, que les disparus ont quitté sains et saufs ses locaux. Même si, à cet instant, ils croupissent dans une cave clandestine où on les torture toujours.
C’est ce qui est probablement arrivé aux deux religieuses françaises : sœur Léonie et sœur Alice ont été, lors de leur arrestation, convoyées dans un centre de détention dépendant du premier corps d’armée du général Suarez Mason. Huit jours plus tard, on les transfère à l’École de mécanique de la Marine (amiral Massera). De là, on ne tarde pas à les expédier vers une dernière destination, cette fois inconnue. Selon V. toujours, ce véritable trafic de détenus renverrait au jeu des rivalités qui secoue actuellement les instances dirigeantes de la junte. Ces tendances se céderaient des prisonniers comme on se remet des gages. Comme on échange des signes – de guerre ou d’amitié.
Tout cela ressemble donc à une dictature « soft », subtile, et qui excelle dans l’art du maquillage. Pas étonnant que la junte se soit offert le luxe d’organiser un Mundial et de tolérer la présence de plusieurs milliers de journalistes puisque ici on sait surtout rendre l’horreur discrète et de plus en plus invisible.
Jusqu’à ce jour, l’Amérique latine avait le triste privilège des terreurs d’État particulièrement voyantes. Désormais, avec Videla, le continent se modernise et instaure une technologie policière qui opère dans l’ombre, en silence. C’est peut-être cela qui, innovant par rapport à la longue tradition des fascismes tropicaux, fait toute l’originalité du « modèle argentin ».
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