Sur le dernier engagement d’André Malraux, sur cet appel à la constitution d’une brigade internationale pour le Bangladesh lancé, le 17 septembre 1971, par l’ancien « coronel » du temps de la guerre d’Espagne, il y a une toute une doxa qui s’est constituée au fil des ans et qui est étrangement peu flatteuse, quand elle n’est pas carrément insultante ou hostile.
Il y a Sophie de Vilmorin, sa compagne, qui commence, dans Aimer encore, son livre de souvenirs, par parler d’une « affaire insensée » née de la proposition d’Indira Gandhi d’organiser une « table ronde » d’intellectuels sur la crise au Bangladesh et à laquelle Malraux aurait, pour se défausser, répondu « que les paroles ne servent à rien, que seule l’action est efficace » ; elle enchaîne en dépeignant un vieux monsieur dépassé par les événements, effrayé par l’ampleur mondiale qu’a prise sa petite phrase sur « l’action seule efficace » et lui confiant qu’il est bien « ennuyé », qu’il ne sait plus comment « se sortir » du mauvais pas où il s’est mis et que la seule perspective d’avoir à s’occuper des « vaccins » nécessaires à l’obtention d’un visa pour l’Inde le plonge déjà dans la panique ; il y a Sophie de Vilmorin, donc, qui n’a vu dans toute l’histoire qu’un immense malentendu, né de l’imagination chimérique d’un romancier à bout de souffle non moins que du sensationnalisme de médias à l’affût de ses moindres faits et gestes et ne pouvant déboucher, à plus ou moins long terme, que sur un éclat de rire planétaire, fatal pour sa « crédibilité » d’écrivain et de grand homme.
Il y a une autre proche, Brigitte Friang, ancienne résistante, déportée à Ravensbrück, qui fut son attachée de presse à l’époque – fin des années 1950 – où il était ministre de l’Information et qui a publié, elle aussi, un livre, Petit tour autour de Malraux, où elle tourne en ridicule l’ensemble du projet : portrait d’un Malraux « délirant », un rien mythomane car jouant et se jouant à lui-même « la comédie » de l’engagement ; scènes pathétiques où on le voit tantôt mort de « peur », voire de « frousse », car obsédé par le risque d’être « assassiné » à son arrivée en Inde et au Bangladesh, et tantôt, au contraire, « chaviré d’humiliation et de mauvaise conscience » à l’idée de n’être plus que l’ombre du héros qu’il a été ; ironie facile, et douteuse, sur le vieux matamore lui demandant où elle en est « au point de vue tir » alors qu’il n’est plus capable, explique-t-elle, de marcher qu’à « petits pas incertains » ou sur les « valises » qu’il va falloir boucler et qui seront « plus lourdes de tenues de ville et de tenues de soirée que de tenues de combat » ; et puis ce coup de pied de l’âne, enfin, quand, évoquant le voyage « de consolation » à Dacca qu’il finira par faire avec Sophie, un an et demi après la bataille, et revenant sur le fait qu’il n’a pas voulu, alors, d’elle, Brigitte Friang, pour l’accompagner dans son équipée et la relater dans des reportages à France Culture et Paris Match, elle ne voit qu’une explication possible à ce refus : « Malraux craignait de ne pouvoir broder en toute sérénité sur les événements de l’automne 1971 et son départ manqué au secours du Bangladesh devant un témoin qui, lucide ou pas, eût, statue du Commandeur, effectivement levé le sourcil en cas d’enjolivements trop acrobatiques » ou de « petites tricheries ».
Et puis il y a le fait, enfin, que Malraux lui-même ne fut pas toujours, dans cette affaire, son propre meilleur allié : ces départs sans cesse annoncés et chaque fois différés ; ce dernier communiqué de l’état-major de l’armée indienne, relayé par les agences de presse et qu’il a forcément avalisé, où l’on donne encore pour certaine son arrivée le 15 décembre, comme les carabiniers, quelques heures avant la chute de Dacca et, par conséquent, la fin des combats ; le fait qu’à quelques exceptions près les quelque cent volontaires qui avaient entendu l’appel et y avaient répondu se retrouvèrent donc le bec dans l’eau quand ce n’est pas dans le désespoir comme le jeune Jean Kay, aventurier au grand cœur qui, ayant pris au pied de la lettre, le jour de la visite d’Indira Gandhi à Paris et de sa conférence de presse commune avec Malraux, les déclarations malruciennes sur « les neuf millions de malheureux agonisants » qui étaient comme un concentré de la « misère humaine » et qu’il fallait secourir à tout prix, défraya la chronique de l’époque en prenant en otage, à Orly, les passagers d’un Boeing de la Pakistan Airlines qu’il prétendait ne libérer qu’en échange de plusieurs tonnes de médicaments à destination du Bangladesh martyr ; sans parler de cette étrange façon, dans plusieurs de ses textes ou déclarations de l’époque, d’analyser cette tragédie (qui, le Pakistan oriental, donc le futur Bangladesh, étant, comme l’occidental, peuplé d’une écrasante majorité de musulmans, fit s’affronter, pour l’essentiel, des musulmans à d’autres musulmans) comme un conflit de nature quasi religieuse (opposant un Pakistan musulman à un Bangladesh synonyme, allez savoir pourquoi, de la grande culture indienne qu’il a, toute sa vie, tellement chérie – si je vous ai ainsi soutenus, continuera-t-il de dire, en 1973 encore, dans son discours de Chittagong, c’est « parce que vous appartenez à la civilisation indienne qui, depuis trois mille ans, est une civilisation de l’âme »). Tout cela est bien désinvolte, c’est vrai. On ne sent plus l’esprit de « sérieux » que le Malraux de l’Espagne, puis de la Résistance, et même du gaullisme d’État, mettait dans ses engagements. Et je vois bien comment l’on peut être tenté, voyant et entendant ces approximations en série, de minimiser, déprécier, moquer, cette séquence de sa vie et de son œuvre.
*
Et, en même temps, je m’y refuse.
J’ai beau faire, j’ai beau lire, écouter, réfléchir, j’ai beau me passer et repasser les images et sons de l’époque : j’ai, quand même, sur la question, un avis diamétralement opposé.
Et, me trouvant au nombre de ces quelques-uns qui ont répondu, alors, à l’appel, ayant fini par effectivement partir et par passer, au Bangladesh, une assez longue saison de mon existence, ayant même tiré de l’aventure un livre, mon premier livre, Les Indes rouges, qui, d’une certaine façon, a changé ma vie, je pense avoir, non moins que d’autres, le droit de dire pourquoi.
Je ne sais plus très bien, d’ailleurs, maintenant que j’y réfléchis de manière précise, quand j’ai entendu, au juste, cet appel ni, surtout, dans quelles circonstances.
Est-ce, comme je l’ai parfois écrit, en le voyant au journal télévisé – beau visage convulsé de tics, la main elle-même tremblante crispée sur la mâchoire comme si elle voulait la soutenir et l’empêcher de partir dans les décors et cette phrase, sublime, sur son état de santé qui lui permettait (je cite de mémoire, car je n’ai pas réussi à retrouver ces images), non plus de piloter un Potez-Breguet, mais certainement de conduire un char ?
Est-ce à la radio, sur Europe 1, où il a donné, le 17 septembre au matin, une interview enflammée et dont la trace, en revanche, existe toujours ?
Est-ce juste dans la dépêche d’agence, reprise par les journaux du monde entier et que j’ai, elle aussi, récupérée – titrée : « Malraux propose d’aller se battre pour les Bengalis » ?
Aurais-je, comme il arrive souvent avec le travail de la mémoire, amalgamé tout cela et superposé sur une dépêche, ou sur une voix, d’autres images plus tardives et que je n’ai pu voir qu’à mon retour, l’année suivante : celles de la conférence de presse du 9 novembre, à l’ambassade de l’Inde à Paris, en présence, donc, de Mme Gandhi – ou celles, qui n’ont, pour le coup, rien à voir, de ses entretiens avec Françoise Verny et Claude Santelli, intitulés La Légende du siècle ou même, deux ans plus tard, en 1974, de la pathétique intervention télévisée qui acheva de plomber la campagne présidentielle de Jacques Chaban-Delmas ?
Ce dont je suis sûr, c’est de sa détermination absolue quand, quelques jours plus tard, à la fin du mois de septembre, je suis allé le trouver, à Verrières-le- Buisson, pour me mettre à son service.
J’avais passé une lettre par Paul Nothomb, son compagnon de l’escadrille España, lequel avait été contacté, en Belgique, par un ami de mon père, personnage haut en couleur, dont il faudra bien, par parenthèse, que je me décide, un jour, à raconter l’histoire : le colonel Alfred Touya.
J’avais reçu, presque aussitôt, rue d’Ulm, punaisé sur le grand panneau de liège où les Normaliens voyaient arriver leurs messages les plus urgents, un télégramme laconique mais que je conserve comme une relique : « Candidature reçue et retenue ; prière contacter sans délai secrétariat AM ; numéro téléphone, etc. »
Et me voilà, dans le petit salon, de plain-pied avec le jardin, où il s’est installé depuis la mort de Louise et qu’il ne quittera plus, en train de lui dire mon enthousiasme et, surtout, de l’observer et de l’écouter.
Les tics, naturellement.
Des reniflements terrifiants et qui, quand ils survenaient alors que c’était mon tour de parler, étaient parfois si bruyants qu’ils m’obligeaient à m’arrêter en attendant que cela passe.
Mais une juvénilité dans l’allure qu’il n’avait pas à la télévision ; quelque chose de moqueur dans le regard lorsque je lui bredouillais mon admiration ou ma foi dans son entreprise ; et une résolution qui, ce jour-là, ne faisait, je le répète, aucun doute.
L’idée, à l’entendre, n’était d’ailleurs pas de reproduire à l’identique, comme cela se dit aujourd’hui, son engagement de jeunesse en Espagne.
Il songeait plutôt à un projet qu’il avait conçu, avec Nothomb justement, après la guerre d’Espagne, au Chili, et qui consistait à envoyer, non pas exactement des combattants, mais des officiers à la retraite chargés de former, sur place, des combattants bangladeshis.
Il me parla aussi d’un autre projet de légion de volontaires, assez semblable au projet chilien, mais qui datait, lui, de la crise de Suez et de la menace qu’elle fit peser sur l’existence même du jeune État d’Israël – et dont je n’avais, à l’époque, avant qu’il ne me fût confirmé, quinze ans plus tard, par le futur président Shimon Peres, jamais entendu parler.
Mais les choses étaient claires.
Une date de départ était prévue, pour les tout premiers jours de novembre.
Des contacts étaient pris, à travers un ancien de son cabinet, lui-même proche de la Direction Asie du Quai d’Orsay, avec le ministère indien des Affaires étrangères qui était supposé fournir, sur place, un minimum de logistique.
Une collecte nationale devait être lancée, plus un courrier aux centaines – il me dit même aux « milliers »… – de « patriotes » qui s’étaient, comme moi, manifestés et qui fourniraient les fonds nécessaires au lancement de l’opération et à la location, déjà, d’un avion charter pour New Delhi d’où nous partirions pour le Bengale indien, puis, de l’autre côté de la frontière où se pressaient, pour l’heure, des millions de réfugiés, pour le Bengale pakistanais.
Il y avait même un rôle pour le Normalien sachant écrire mais ne sachant, lui non plus, pas conduire une voiture qu’il avait en face de lui et qu’il voyait assez bien chroniquant, dès à présent, l’ensemble de l’aventure, au minimum pour le journal qui m’avait déjà accrédité et qui était le Combat de Philippe Tesson, au maximum pour un livre auquel nous trouverions bien, au retour, un éditeur.
Quand je lui répondis, fou d’excitation, que tout cela me convenait mais que je préférais, tant qu’à faire, ne pas attendre début novembre et partir, moi, sans tarder, il fit celui qui avait aussi prévu ce type de situation et appela Sophie de Vilmorin pour qu’elle me donne, séance tenante, les coordonnées de quelqu’un, à Delhi, avec qui je devais entrer en contact dès mon arrivée et qui me tiendrait constamment informé de l’avancement, à Paris, de l’opération.
Et je répète que rien, ni dans le ton ni dans l’esprit, ne me donna jamais le sentiment, pendant l’heure que dura l’entretien, d’un homme incertain, hésitant ou qui s’était mis dans un piège dont il faisait tout pour se sortir.
Ajouter à cela les lettres de l’époque qu’a retrouvées Michaël de Saint-Cheron et qu’il a publiées, en 2009, dans le beau chapitre consacré à cette affaire de son Malraux, ministre de la fraternité culturelle.
La lettre au père Bockel, ancien aumônier de la brigade Alsace-Lorraine à qui l’ex-Colonel Berger écrit, le 4 octobre : « Pour des raisons obscures, si vous êtes au Sahara et moi au Bengale, nous mourrons ensemble – et vous m’aiderez à mourir noblement. »
La lettre, plus tôt encore, le 9 août, un mois et demi avant que ne soit formellement lancé l’appel, à son ami et traducteur, l’Indien Raja Rao, où l’on trouve cette phrase étrange : « Pour des raisons graves, je voudrais savoir ce que vous pensez du Bengale […]. La question précise est : il semble que la cause vaille qu’on meure pour elle. Oui, ou non ? »
Ou encore cette confidence que me fit, en octobre, chez Grasset (où, comme, du reste, Bockel, j’allais publier l’un de ses livres) une autre connaissance de Malraux, beaucoup moins amicale car ne lui pardonnant pas sa rupture avec Pompidou mais, néanmoins, significative : « Que voulez-vous que l’on fasse quand on a été Malraux et qu’on est, dans son grand âge, taraudé par les interrogations que vous savez ? ou bien on se convertit – impossible ; ou bien on part, en effet, mourir au Bangladesh – l’animal en est capable. »
Tous ces éléments font que, dans le doute, je trouve plus raisonnable de croire à la sincérité de l’auteur de L’Espoir toujours présent sous le masque du burgrave en deuil du gaullisme, qu’à l’hypothèse du dandy devenu gâteux et embarqué, à son corps défendant, dans une aventure sans queue ni tête.
C’est, aujourd’hui encore, ma conviction.
Et je ne crains pas de l’opposer à celle de témoins plus directs mais que leur proximité même finissait peut-être, comme souvent, par aveugler.
Alors, que la question se pose, après cela, de savoir pourquoi il n’y est tout de même, quoi que j’en dise, pas allé, cela va de soi.
Mais j’ai, à cette question, plusieurs éléments de réponse qui n’ont – et c’est l’essentiel – rien à voir avec la thèse, affreusement réductrice à mes yeux, de l’apprenti sorcier enferré dans un piège qu’il aurait lui-même armé et dont il tenterait, à toutes forces, mais en vain, de se déprendre.
Il y a son état physique, bien sûr, qui a dû peser dans la balance puisque ce Malraux du Bangladesh est un Malraux amphétaminé, alcoolisé, usé jusqu’à l’os, malade – sûrement pas le corps glorieux capable de s’en aller, comme à trente ans, commander ou même former une unité de combattants : je conçois que cet aspect des choses ait été de nature à faire réfléchir, sinon l’intéressé, du moins ceux de ses proches qui se sentaient comptables de lui et de sa santé.
Mais il y aussi l’explication que me donna, quelques années plus tard, son vieux rival Romain Gary qui, probablement lassé de m’entendre, chaque fois que nous nous rencontrions, l’interroger sur Malraux, leurs destinées croisées, leurs fraternités contrariées, finit par me lancer un jour : « Si tu veux la vérité sur cette histoire, il y a un endroit, un seul, où il te faudra aller chercher et cet endroit c’est le Quai d’Orsay. » Et comme je lui objectais que le Quai d’Orsay avait, précisément, été mis dans le coup et qu’il était, en ce temps-là, dirigé par Maurice Schumann, gaulliste lui aussi, et de première cuvée, car de la première heure, dont il est difficile d’imaginer qu’il ait joué contre Malraux, il partit d’un grand éclat de rire et ajouta, sur l’air de la confidence lourde de sens, mais que l’on fait à demi-mot : « Tu n’as jamais entendu parler des rivalités de proximité c’est-à-dire, en bon français, de basse-cour ? et tu n’es pas capable de comprendre qu’il y a, dans cette parentèle-là, une loi non écrite, mais implacable, qui fait qu’un de la première cuvée ne sera jamais complètement clair avec un, comme Malraux, de la cuvée d’après ? garde-toi de tes amis, c’est là que sont tes ennemis ; fais gaffe à ta tribu, c’est là que seront tes adversaires les plus intimes et, de ce fait, les plus redoutables ; c’est vrai pour moi : regarde Couve qui ne m’a jamais pardonné, et qui ne me pardonnera jamais, d’avoir été gaulliste à l’époque où il était, lui, tu m’as compris; et c’était forcément vrai pour lui, Malraux, quoique à l’envers : comment veux-tu qu’un Schumann, qui a rejoint le Général à peu près au même moment que moi, considère un type qui a passé deux ans, à Roquebrune-Cap-Martin, à attendre les avions alliés ? »
Gary ne perdait pas une occasion de marquer un point, quand il le pouvait, contre celui dont il avait l’impression qu’il avait raflé, avant lui, les meilleures cartes disponibles au grand jeu de la littérature et de la vie. Et je vois bien le profit qu’il pouvait tirer d’une hypothèse qui, pour une fois, dans l’éternel ballet des vertus comparées que je lui infligeais quant à eux deux, permettait de souligner le point où c’est lui, Gary, qui prenait l’avantage. N’empêche. Je pense aux mines dégoûtées des « Compagnons » quand, dans le train qui les amenait à Colombey pour l’enterrement de leur Connétable, ils virent surgir le vieux Gary engoncé dans son blouson d’aviateur Français libre ressorti pour l’occasion mais trop petit. Je pense, de la même façon, aux images du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon et, sur ces images, à leurs airs de réprobation encore muette (le Général était toujours là !) pendant que l’autre gaulliste hors normes, hénaurme, impossible à assimiler par la banale maçonnerie qu’était devenue le gaullisme de gouvernement, leur infligeait son ode au peuple de la nuit. Et j’imagine assez bien, c’est vrai, leurs haussements d’épaules, Schumann en tête, quand fut rendu public ce projet de brigade sorti de nulle part et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne faisait pas très « ancien ministre » : royaume farfelu est de retour… encore Malraux qui fait des siennes… on va juste attendre un peu… le laisser se fatiguer… et faire la sourde oreille quand les zozos qui l’accompagnent sol- liciteront le Quai d’Orsay…
Et puis il y a l’explication « indienne », je veux dire l’explication par l’Inde, qui est, pour moi, la plus vraisemblable et que je veux étayer, elle aussi, par un témoignage de première main. À quoi pense Indira Gandhi sur cette image que je ne me lasse pas, elle non plus, de revoir et où ils se trouvent, ce fameux 9 novembre 1971, jour de sa visite d’État en France, assis sur un canapé de l’ambassade de l’Inde, face à une meute de journalistes qui leur tendent perches et micros – elle complètement silencieuse, sourire énigmatique aux lèvres ; lui emporté, convulsé, en perdant jusqu’à son dentier, le rattrapant in extremis, l’avalant presque, et lançant, dans une admirable envolée, que la fille de Nehru porte « entre ses bras » la misère de « neuf millions d’agonisants » alors que, de l’autre côté, celui du «maréchal Yahya Khan», Premier ministre du Pakistan, il n’y a « rien » ? Il se trouve que j’ai rencontré Indira Gandhi, quelques mois plus tard, en juin 1972, après que le gouvernement du Bangladesh, pour lequel j’avais fini par travailler, m’eut expulsé au double prétexte de vacances éclairs au Cachemire (soupçonné d’abriter des sympathisants du Pakistan déguisés en indépendantistes) et d’une interview, beaucoup plus tôt, avant l’entrée de l’Inde dans la guerre, de Mohamed Toha, l’un des deux leaders « naxalites », c’est-à-dire maoïstes, qui régnait, ainsi que son frère ennemi Abdul Motin, sur les maoïstes des deux Bengale (je voyais en lui la réincarnation de Frantz Fanon alors qu’on le tenait d’abord, à Dacca, pour un agent des Chinois lesquels avaient été alliés au Pakistan). Nous sommes à Delhi dans son bureau de Premier ministre. Nous parlons de cette guerre de treize jours qu’elle a gagnée. Des raisons, les vraies, pour lesquelles elle a choisi de la livrer (génocide, vraiment ? droits de l’homme ? ou la vieille rivalité avec les frères ennemis pakistanais à qui elle tenait l’occasion de faire mordre, enfin, la poussière ?). Je lui parle de mon expulsion, qui m’a mortifié. De Mujibur Rahman, que j’ai admiré et servi. Je lui pose quelques-unes des questions qui sont au cœur du livre que j’achève et dont elle seule a les réponses. Nous évoquons la stratégie des grandes puissances, URSS de son côté, États-Unis côté pakistanais. Je l’interroge sur Zulfikar Alî Bhutto que j’étais allé interviewer, huit mois plus tôt, avant d’arriver en Inde et qui était devenu, entre-temps, porté par la défaite, son homologue à Islamabad. Elle me questionne, elle, sur la France et sur ce que je sais de sa position dans une affaire dont, à ses yeux, dépend la paix de la région et du monde. Et c’est ainsi que nous en venons, assez naturellement, à évoquer mon glorieux compatriote qui fut aussi, elle tient à me le rappeler, un ami de son père – Paris, Quartier latin, 1936, l’écrivain et traducteur Raja Rao qui était leur ami commun, etc. Le charme de Malraux. Son génie déroutant et unique. Sa façon, à Paris, le jour des journalistes et du dentier perdu, de lui parler de la tentation de l’Occident en Orient et de l’Orient en Occident autant que de la guerre qui se préparait. Sa fascination pour l’hindouisme et les Upanishad. Sa certitude que la civilisation indienne avait, sur les épaules, un peu de la responsabilité du monde. S’il aimait, tant qu’on le dit, les chats. L’air épouvanté qu’il a eu quand elle lui a confié, ce jour-là, que les tigres du Bengale étaient en voie de disparition en Inde. Et, quand j’en vins à l’affaire de la brigade, un drôle de sourire amusé où je vis comme la résolution du demi-sourire muet du jour de la conférence de presse et qui voulait dire quelque chose comme : « Oh, la brigade… il ne faut pas attacher trop d’importance, non plus, à cette histoire de brigade… » Sur quoi, elle précise : « Malraux est un si grand esprit… une des consciences de ce monde sans spiritualité ni âme… Il était bien plus important par ses articles, ses conférences, les mots même qu’il prononça, ce jour-là, à l’ambassade, que par une brigade internationale dont nous n’aurions pas eu l’usage – les Indiens sont de bons soldats, vous savez… on insiste toujours sur la place de la non-violence dans notre culture et on en finirait presque par oublier que nous avons, aussi, une des meilleures armées du monde… Malraux savait cela… »
Ce sont les mots même que prononcera, vingt ans plus tard, le président bosniaque Izetbegović quand je lui proposerai, à mon tour, d’appeler à la constitution d’une brigade internationale pour la Bosnie.
Ce sont les mots que l’on prononce quand on pense que ce qui manque ce ne sont pas les armes ni, encore moins, les soldats, mais les soutiens diplomatiques, les renforts dans l’opinion, bref les mots dont les intellectuels sont, en principe, les pourvoyeurs et les gardiens.
Et je pense aujourd’hui – j’ai pensé, dès le début – qu’Indira Gandhi n’a jamais cru en cette affaire de brigade ; qu’elle n’en a, au fond d’elle-même, jamais vraiment voulu ; qu’elle l’a, peut-être même, délicatement et indirectement sabotée ; et qu’il suffisait, pour elle, que le grand Malraux en ait conçu, lancé et mondialement popularisé l’idée – après quoi il ne lui restait, elle, qu’à l’instrumentaliser au mieux de ses intérêts et de sa cause.
L’autre raison du fiasco.
L’autre explication – la bonne ? – du dernier imbroglio de la vie de Malraux.
Et, en même temps, Mme Gandhi n’avait pas tort.
Il y a du vrai dans cette idée qu’un mot du grand Malraux lançant une initiative jamais sortie des limbes valait mille combattants.
Toute cette histoire est si ancienne, la voix de la France et de ses écrivains porte tellement moins loin aujourd’hui, le nom même de Malraux a été si méthodiquement diffamé par les ténors d’une époque qui a perdu jusqu’à l’idée de ce que l’on appelait autrefois la grandeur, que l’on a peine à imaginer le poids que pouvaient avoir, à l’autre bout du monde, un mot, un geste, un éclat de voix d’un grand romancier français – et pourtant…
Je revois, à mon arrivée à New Delhi, cette réunion d’intellectuels organisée, pour moi, chez le professeur Sudhindra Nath Datta, homonyme du poète bengali mort un peu plus de vingt ans plus tôt, auquel m’avait recommandé mon maître Louis Althusser : on ne me parla, ce soir-là, que de Malraux et de son geste magnifique.
Je revois, deux mois plus tard, à la veille de l’offensive indienne, une fin d’après-midi où je suis revenu à Delhi pour, entre deux séjours dans les maquis bangladeshis, refaire provision de forces, de médicaments, de livres ainsi que, dans les journaux parus en mon absence et sous la plume de commentateurs qui n’avaient pas bougé de Calcutta, d’informations « documentées » et mises « en perspective » sur les événements que j’avais vécus, tel Fabrice à Waterloo, dans la nuit des batailles, la confusion des mouvements de troupes ou des exodes, je revois Pierre Mendès France, de passage dans la région, improvisant, à la résidence du chef du bureau de l’AFP, Jean Vincent, une conférence de presse destinée à faire le bilan de son séjour : même chose : pour les dizaines de journalistes indiens qui, cet après-midi-là, sur la véranda de Jean Vincent, se pressent pour l’écouter, il n’est pas Pierre Mendès France ; il n’est pas l’ancien président du Conseil responsable, en France, d’actes politiques décisifs ainsi que d’une conception de la morale publique désormais constitutive de l’esprit républicain ; on se moque de ce qu’a bien pu lui dire Mme Gandhi qu’il a vue la veille, le chef d’état-major qu’il a rencontré l’avant-veille ou les chefs de l’opposition qu’il a également eu l’occasion d’interroger ; on se fiche, plus encore, de ce qu’il peut bien penser, lui, en conscience, de la guerre qui se prépare, des violations massives des droits de l’homme qui en seront la cause ou de cette aberration qu’est l’existence même d’un Pakistan divisé en deux tronçons distants de deux mille kilomètres et séparés par ce pays-continent qu’est l’Inde ; il est juste, ce jour-là, le concitoyen d’André Malraux ; il est l’hôte de passage qu’on a sous la main pour lui demander, sur tous les tons possibles, et avec une ferveur que n’a pas réussi à susciter la relation, pourtant émue, de sa visite d’un camp de réfugiés dans le Bengale indien, s’il pense que le grand homme viendra, et quand, et comment, et à la tête d’une unité composée de combien d’hommes, et sous quels uniforme, drapeau, etc.
Je me souviens plus tard encore, après le 17 décembre et la victoire indienne, de l’extraordinaire écho que reçut, à Dacca et dans tout le Bangladesh, la lettre ouverte à Richard Nixon que venait de publier Malraux dans Le Figaro et où il reprochait aux États-Unis leur alliance contre nature avec le Pakistan : ni le fax ni aucune sorte de télécopie n’existaient en ce temps-là ; et il ne fallut pourtant pas vingt-quatre heures pour que tous les commandants Mukti Bahini démobilisés, tous les jeunes hommes rendus à la vie civile et que je côtoyais au ministère de l’Économie et du Plan, bref, tous les Bangladeshis éclairés, n’eussent sur les lèvres, comme par magie, ces phrases splendides, et qui sonnaient comme une revanche, sur « l’illustre statue » qui commande la baie de New York et qui a vu « passer » sur « les écrans de télévision » des « foules hallucinées qui se souviennent parfois de ce qui s’appela jadis la liberté ».
Et je ne rappelle que pour mémoire enfin – car, de cela, le monde entier fut témoin – l’accueil royal qui lui fut fait, quinze mois plus tard, le 21 avril 1973, lors du voyage dit « de consolation », avec Sophie de Vilmorin, dans l’État nouveau-né du Bangladesh. Malraux eut de vrais moments d’inspiration quand, à son arrivée à l’aéroport de Dacca, il reprit les mots de saint François d’Assise pour lancer à la foule venue l’attendre : « J’embrasse la pauvreté sur un seul visage ; ne pouvant pas embrasser tout le monde, j’embrasse le Bangladesh sur un seul visage. » Ou quand, un peu plus tard, à l’Université, debout devant la stèle en mémoire des morts anonymes de la guerre de libération, il déclara : « Étudiants de Dacca, je parle aujourd’hui, pour la première fois, dans la seule université du monde qui ait plus de morts que de vivants. » Ou quand, plus tard encore, à Chittagong, deuxième ville du pays, il lança un « Ni Staline, ni Hitler, ni Mao : Gandhi et Sheikh Mujibur Rahman » qui laissa l’assistance éberluée. Mais presque plus émouvants encore furent les « Vive Malraux ! Vive Malraux ! » lancés par les enfants bangladeshis à son arrivée sur le tarmac. Ou, à l’université de Râjshâhî où il recevait, revêtu de la toge rouge, au nom de « la culture séculaire du Bengale », un doctorat honoris causa qui, venu « après celui d’Oxford et celui de l’Université sanscrite de Bénarès », l’enchantait plus que tout, le discours du chancelier qui se trouvait être aussi le président de la République et qui salua son rôle dans la libération de son pays. Ou, dans l’autre université qui le glorifia, celle de Chittagong, le bouleversant hommage du recteur Abu Fazal : « Le Bangladesh vous attendait déjà avant sa naissance. » Ou à l’hôpital Suhrawardy enfin, qui était l’hôpital des grands blessés de guerre de la capitale, cette scène qu’il a racontée mais que ratifièrent les journalistes présents : lui, Malraux, prenant la couronne de fleurs qu’on venait de lui apporter pour la mettre au cou d’un blessé – et le blessé, en principe invalide, qui rassemble ses pauvres forces pour se lever, le rattraper et lui en apporter une autre, bleu-blanc-rouge, qu’il lui passe à son tour autour du cou.
Non, Indira Gandhi ne s’était pas complètement trompée.
André Malraux, n’en déplaise à l’œil torve de l’éternel valet de chambre, a laissé, au Bangladesh, le souvenir d’un combattant de la liberté et d’une impayable dette.
D’autant qu’au total, et sur le fond, Malraux a aussi vu incroyablement juste.
J’ai passé des mois dans ce pays martyr, je lui ai consacré un livre, il m’a hanté pendant des années – or je le dis humblement mais fermement : André Malraux, sans quitter Paris ou en ne le quittant, je le répète, qu’une fois éteints les feux de la guerre, a dit, en quelques phrases, puis en un ou deux discours et dans les quelques lignes de préface, enfin, qu’il donna au Livre noir sur les violations des droits de l’homme au Bangladesh édité, à New Delhi, dès 1972, par l’Indian Council of World Affairs, ce que j’ai mis, moi, vingt ans et plus à être capable de formuler.
J’étais, à l’époque, comme tous les intellectuels de ma génération, obsédé par la question du communisme et, en la circonstance, par la lutte à mort que se livraient les trois partis rivaux, plus ou moins prosoviétiques, ou plus ou moins promaoïstes, se disputant le contrôle du delta du Gange et, au-delà, des deux Bengale.
Je déployais, dans cette perspective, et jusque dans mon livre, des trésors d’ingéniosité dialectique – ou, d’ailleurs, antidialectique – pour essayer de comprendre et, à la fin des fins, de justifier l’injustifiable attitude des Chinois soutenant les bourreaux pakistanais et passant par pertes et profits d’une géopolitique illisible une révolte populaire que j’aurais rêvé de les voir appuyer.
En 1985 encore, au moment de la réédition du livre sous son nouveau titre des Indes rouges, je l’augmentais d’une préface dont je vois bien, aujourd’hui, alors que je reviens une nouvelle fois, peut-être la dernière, rôder sur ce théâtre ancien et où je suis, pour ainsi dire, né à la littérature et à la pensée publique, qu’elle continuait d’inscrire l’événement dans un contexte qui faisait la part plus belle aux querelles idéologiques européennes qu’à ce qu’il avait pu avoir de radicalement singulier.
Alors que lui…
Eh bien lui, Malraux, a tout de suite vu le caractère génocidaire d’une guerre qui venait de faire, selon les estimations, entre trois cent mille et trois millions de victimes.
Il a capté ce qu’il appelle, dans sa préface au Livre noir, le côté « extermination systématique, organisée » des massacres commis dès le lendemain de la déclaration unilatérale d’indépendance prononcée, en avril, par le futur Premier ministre, et Père de la Nation, Sheikh Mujibur Rahman.
Il a compris le rôle que l’on fait jouer, dans ce type de guerre contre les civils, à ces masses de réfugiés ballottés d’un côté à l’autre de la frontière et devenus à la fois otages, monnaie d’échange et instrument de chantage sur une communauté internationale qui commence, ces années-là, un peu comme au Biafra, de prendre conscience d’elle-même, de ses impuissances, de son pouvoir.
Il a pris la mesure, tout de suite aussi, de ce que signifiaient ces rafles, puis ces massacres d’intellectuels que l’on reverra au Cambodge puis, quinze ans plus tard, quoique sur une moindre échelle, en Algérie mais qui font là, au Bangladesh, leur premier tour de piste sur la scène de l’après-Seconde Guerre mondiale – il en a pris la mesure et c’est ce que signifie cette apostrophe superbe lancée, à Râjshâhî, dans son discours de réception du doctorat honoris causa : « Sur n’importe quel cimetière de vos maquis, sur les puits comblés par les cadavres de vos intellectuels, écrivez en lettres immenses : toi qui passeras ici plus tard, va dire à tous les nôtres que ceux qui sont tombés ici sont morts parce que, pendant les neuf mois de l’ère de souffrance, ils ont accepté de combattre avec leurs mains nues ! » Tout est dit.
Il a perçu, encore, cet autre trait des entreprises à tendance génocidaire qui se vérifiera, une vingtaine d’années plus tard, au moment de la Bosnie et du programme de purification ethnique ourdi par les nationalistes serbes – il a perçu, oui, la monstruosité de ces viols de masse devenus armes de guerre, de cette construction-destruction de l’Autre qu’est sa désignation puis annihilation par le viol, de cette production à la chaîne de petits « bâtards » que l’on appellera, dans le Bangladesh de l’après-guerre, les war babies et qui le hanteront pendant très longtemps, il a perçu le paradoxe de cette purification par la souillure et par la peur qui a encore, à l’époque, son bel avenir devant elle mais dont il est le premier à saisir, là, qu’elle est un autre moyen d’humilier, soumettre, réduire à néant, une communauté.
Et l’on a beau dire enfin – j’ai beau dire – qu’il a commencé par voir cette guerre à travers le prisme fautif d’un affrontement civilisationnel ou religieux entre hindous et musulmans, il reste vrai que les représentants de la minorité hindoue ont été parmi les premières cibles ; qu’ils étaient comme l’obscur foyer d’une influence souterraine de l’Inde devenue inacceptable dans ce Pays des Purs qu’était, depuis vingt ans, le Pakistan ; qu’ils étaient assimilés à un kyste, une tumeur, une vermine, que la volonté de pureté dont se nourrissait, par essence et destination, l’État construit de toutes pièces à Islamabad devait commencer par extirper. La guerre de l’islam contre l’islam était, naturellement, la clef et allait, très vite, dominer. Mais il reste vrai qu’ils étaient le symbole d’une partition inachevée où le Pays des Purs pensait avoir l’impérieux devoir de donner le dernier coup de ciseau ou, pire, qu’ils étaient l’équivalent, pour l’islamisme pakistanais naissant, de ces « insectes nuisibles » que tous les totalitarismes de tous les temps ont toujours commencé par éliminer. Et cela encore, cette logique folle de l’extermination d’un Nom, cette pureté dangereuse et sa cascade d’effets, cette manière de prendre appui sur un premier ennemi élu pour opérer la destruction en chaîne de tout ce qui rend un monde habitable pour les vivants, il l’a vu.
Bref, André Malraux a tout compris.
Il a senti le caractère séminal de cette guerre du Bangladesh pour toutes les guerres modernes et post-modernes.
Et, rien que pour cette raison, rien que pour cet ultime sursaut, non seulement de juvénilité et de grandeur, mais d’intelligence politique et métapolitique, c’est une mauvaise action de réduire, abaisser, tourner en dérision, cet épisode de sa geste.
André Malraux, au Bangladesh, reste lui-même.
Il est, plus que jamais, l’André Malraux que j’aime et admire.
Il est, en réalité, comme il a toujours été : un brin farfelu ; lucide, tendance voyant ; mais avec cette intrépidité de l’entendement et du cœur qui est le vrai nom du génie.
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