L’urgence, maintenant, c’est de ne pas oublier.
Car c’est là-dessus qu’ils comptent, n’est-ce pas ?
C’est là-dessus, sur notre capacité à oublier, à effacer, à passer l’éponge, c’est sur notre terrible propension à tourner la page et passer à autre chose, que comptaient, et comptent encore, les assassins d’Anna Politkovskaïa.
Eh bien justement.
Je ne sais pas qui ils sont, ces assassins.
Je ne connais pas – personne, en fait, ne connaît – le degré d’implication des autorités russes, et de Monsieur Poutine en particulier, dans ce meurtre, en plein Moscou, c’est-à-dire dans une ville où rien, ou presque rien, ne se fait à l’insu de l’ex-KGB et de ses hommes, d’une personnalité aussi connue, emblématique et surveillée.
Mais je sais que la dernière arme qui nous reste, c’est de faire mentir, qui qu’ils soient, les assassins.
Mais je sais que le dernier petit, tout petit, hommage que nous puissions encore rendre à cette grande dame de la presse russe et internationale, c’est de refuser de passer à autre chose comme tout, et tout le monde, nous y invite.
Et je sais enfin qu’à l’endroit de cette femme d’honneur et d’exception, à l’endroit de cette apôtre de la vérité qui est tombée en cherchant cette vérité, à l’endroit de cette militante des droits de l’homme qui a vécu et qui est morte, debout, pour que la cause du droit ne soit pas impunément foulée aux pieds et qu’un événement aussi colossal que la destruction de la ville de Grozny ne soit pas passée aux pertes et profits du siècle qui commence, à l’endroit, donc, de cette héroïne et, à la lettre, de cette martyre, il nous reste un devoir qui s’appelle le devoir de mémoire.
Que faut-il faire, dans ce cas ?
Quel type d’hommage concret, avec qui, et comment ?
Et quelle forme doit prendre, aujourd’hui, un tel impératif du souvenir ? En vrac, quelques idées.
Il faut publier ses textes, naturellement.
Il faut les publier, et les republier, dans toutes les langues, sans se lasser.
Il faut donner à ses reportages sur la guerre de Tchétchénie plus de publicité encore qu’ils n’en avaient de son vivant et qu’elle n’entendait elle-même leur donner.
II faudrait que le maximum de villes, en France et hors de France, songent à attribuer son nom à l’une de leurs rues, de leurs avenues ou de leurs places.
Il faudrait que des grands journaux européens, ou des consciences morales du journalisme, aient l’idée de donner le nom d’Anna Politkovskaïa à un prix qui, chaque année, couronnerait un journaliste s’étant signalé, comme elle, et après elle, par son courage et son indépendance d’esprit.
Il conviendrait qu’aucun sommet international auquel participe le pouvoir russe, aucun G8 où G autre chose, aucune visite d’un chef d’Etat ou de gouvernement à Moscou, aucune visite de Poutine dans une capitale occidentale, n’aient lieu sans que la question soit inlassablement posée du point où l’on en est de l’enquête sur mort, à ce jour si mystérieuse, d’Anna Politkovskaïa.
Il faut que chaque rencontre internationale où siègent un ou plusieurs officiels russes commence ou s’achève – et de manière publique ! – par cette question toute simple, et qui devrait devenir, à force, comme une hantise pour Vladimir Poutine : « et Anna Politkovskaïa ? quelles nouvelles avons-nous de la mort d’Anna Politkovskaïa ? l’enquête est en cours, nous le savons, mais où en est- elle ? à quel point en êtes-vous ? que faites-vous pour en savoir davantage ? bref, que fait votre police ? »
Et puis il faudrait enfin que le chef de l’Etat français, ce nouveau président qui n’a pas craint, avant son élection, de dire qu’il avait moins de scrupules à serrer la main de Bush qu’à serrer celle de Poutine, il faudrait que Nicolas Sarkozy revienne sur une décision pour le moins malheureuse que prit, à la fin de son second mandat, son prédécesseur Jacques Chirac : il faudrait que, le temps, justement, de l’enquête, le temps d’en savoir plus et de s’assurer que les services de Monsieur Poutine font ce qui est en leur pouvoir pour en savoir le maximum, il retire à ce dernier les insignes de grand-croix dans l’ordre de la Légion d’honneur qui lui ont été inconsidérément conférés.
Est-il digne de la France d’élever au plus haut grade de son plus bel ordre républicain un homme sur lequel pèsent, concernant une telle affaire, de si lourdes présomptions de culpabilité, de complicité ou, à tout le moins, d’indifférence ?
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