« Ulster : les colonisés de l’intérieur » : un des premiers articles de BHL, publié en 1971 dans « Combat »

Archive présentée par Liliane Lazar

Le 17 août 1971 le jeune BHL donnait son premier texte à « Combat », le journal de Camus alors dirigé par Philippe Tesson, et s’engageait pour les révolutionnaires de l’Irlande du Nord.

Nous sommes en août 1971, quelques mois avant le départ du philosophe pour le Bangladesh (voyage qui fera naître le premier livre de BHL, Les Indes Rouges) ; et deux ans après le voyage au Mexique (d’où il avait rapporté un article pour Les Temps modernes). Ce qui est intéressant c’est la parenté qui existe entre ces trois textes de jeunesse (Mexique, Bangladesh et, ici, Irlande). Parenté de ton : son « théoricisme frénétique » sévère, revêche. Parenté théorique : dans ces références à la « lutte des classes », au « prolétariat », à la « révolution ». Et puis un concept que l’on retrouve dans les trois textes et qui est celui de « colonialisme interne ». À ce sujet Lévy explique que c’est un concept venu, à l’époque, de théoriciens et économistes marxistes du type d’André Gunder Frank ou de Paul Baran et Paul Sweezy, inventeurs du concept de « capitalisme monopoliste d’Etat » et qui étaient, à l’époque, les « stars » des éditions Maspero et qui l’influencèrent profondément.

Le 17 août 1971, BHL publie « Ulster : les colonisés de l’intérieur », un de ses premiers articles, dans le célèbre journal « Combat ».
Le 17 août 1971, BHL publie « Ulster : les colonisés de l’intérieur », un de ses premiers articles, dans le célèbre journal « Combat ».

Retranscription :

Ulster : les colonisés de l’intérieur

« Nous voulons la main serrée de l’amitié dans la province de l’Ulster. En ce moment, il nous faut de la confiance les uns dans les autres ». Vœu pieux ou humour noir ? C’est la déclaration que faisait, début juillet, au « Recorder », un ministre du gouvernement Faulkner. Un mois plus tard, le bilan est lourd : des dizaines de morts, une situation bloquée, les passions exaspérées… ; il est temps de faire le point.

La guerre de religion d’abord : une majorité protestante (60% de la population) contre une minorité catholique (40%) ; séquelle d’un vieux problème, de l’affrontement historique des « papistes » autochtones et des « puritains » de Cromwell. « N’oubliez pas 1690 » recommandent les protestants, « Effacez 1920 » répondent les catholiques ; de part et d’autre un apparent refus de l’histoire qui se fait, un recours crispé à l’histoire déjà faite : à croire que la guerre civile actuelle n’est qu’un épisode de la vieille « question Irlandaise ». 1690 c’est la victoire du protestant Guillaume d’Orange sur son cousin Jacques II le Catholique ; c’est le rattachement de l’Irlande à la couronne britannique, l’installation de colons et d’un régime de plantations, le début d’une longue croisade contre l’hérésie papiste ; 1920 : c’est le partage de l’Irlande ; le Sud retrouve sa souveraineté ; les six comtés du Nord, arbitrairement séparés, restent dominés par le gouvernement de Londres ; et l’institution d’un Parlement local (le « Stormont ») ne fait que renforcer la domination protestante sur la minorité catholique.

Un fasciste en chaire

Sur les murs de Belfast ou de Londonderry ce passé règne en maître : l’effigie de Guillaume d’Orange en guise de graffiti, des slogans surannés qui mobilisent encore, « kick the pope » (frappez le pape), « not an inch » (pas un pouce)… Récemment encore, c’est la commémoration protestante de la victoire séculaire qui déclenche l’affrontement, en plein quartier catholique ; imaginez chez nous des fanatiques catholiques fêtant l’anniversaire de la révocation de l’Édit de Nantes et provoquant une guerre civile. C’est qu’en Ulster le souvenir est obsédant, et provoquant : comme si les protagonistes n’avaient d’autre souci que d’inscrire les combats du présent dans des traditions révolues. Curieuse guerre civile en vérité que cette guerre d’un autre âge qui prend des airs de guerre sainte : appel à la croisade chez les extrémistes protestants, piété militante chez les résistants catholiques… ; d’un côté ce fasciste en chaire qu’est le pasteur Paisley, prêchant la guerre civile au nom de l’Évangile ; de l’autre, ces révolutionnaires étranges qui combattent la mitraillette dans une main et le chapelet dans l’autre. Dans les loges orangistes, il semble qu’on vive encore à l’heure où Henri VIII rompait avec la papauté et déclarait la guerre aux « papistes » ; dans les écoles catholiques, l’attachement à la religion marque le souci de perpétuer une tradition culturelle et de conserver une identité nationale : comme pour les Juifs autrefois, être catholique en Ulster est un geste militant, une façon de rester Irlandais dans une île britannique.

Vieux mots d’ordre, vieilles querelles ; sur le devant de la scène, deux extrémismes antagonistes enveniment le conflit. D’un côté le tout-puissant ordre d’Orange, cette franc-maçonnerie tentaculaire qui regroupe plus de cent mille protestants et la majorité des parlementaires locaux, et qui, par son refus crispé de toute réforme et ses provocations répétées, est sans doute à l’origine de l’explosion : pour les dignitaires orangistes, « se rappeler 1690 » c’est perpétuer un régime de discrimination et faire appel à l’armée en cas d’insurrection. De l’autre côté, l’I.R.A., (Armée révolutionnaire irlandaise), dont on a beaucoup parlé aussi ces derniers temps : branche militaire du Parti nationaliste « Sinn-Fein », elle regroupe les extrémistes de la minorité catholique ; le pouvoir s’en sert comme d’un épouvantail dans les moments de crise ; et elle aussi, paralysée par un sectarisme naïf et son intransigeance, a longtemps vécu de vieilles haines et d’analyses dépassées.

Est-ce donc l’antique histoire de Celtes et de Saxons, de Papistes et d’Anglicans, qui, sur les barricades de Belfast, une fois encore s’est répétée ?

Un système d’asservissement

En fait, on l’a souvent noté, les Celtes et les Saxons sont là pour donner au conflit sa toile de fond et ses slogans : les véritables problèmes sont ailleurs, et la guerre de religion ne fait sans doute que les masquer. Tactique des possédants pour diviser le prolétariat, le recours au fanatisme est une manœuvre de diversion destinée à désamorcer une lutte de classes : l’analyse est classique, mais il faut la pousser plus loin. En vérité, on est frappé de voir que le rapport des protestants aux catholiques est beaucoup plus qu’un simple « rapport de classe », conforme au modèle traditionnel : un examen plus attentif révèle en effet un régime de discrimination et d’oppression généralisée, un système d’asservissement, économique assurément, mais aussi politique, social, linguistique et culturel, qui rappelle en tous points les schémas d’exploitation coloniale. Tel l’Arabe d’Israël, le Noir d’Amérique, ou l’Indien mexicain, le catholique d’Ulster est plus qu’un prolétaire : un COLONISÉ DE L’INTERIEUR.

Une discrimination économique d’abord ; le problème de l’emploi en est un exemple : le pourcentage de chômeurs n’a jamais dépassé depuis 1945 8% dans les zones à majorité protestante, mais il atteint parfois 30% dans les ghettos catholiques ; au moment de l’embauche, l’employeur, généralement protestant donne la priorité à ses coreligionnaires ; de sorte qu’à Newry ou à Londonderry un homme sur cinq ou sur six vit d’allocations-chômage. Discrimination aussi dans la politique du logement : le quartier Bogside par exemple, à Londonderry, était avant 1920 un quartier prolétaire où se mêlaient les deux communautés ; cinquante ans plus tard on compte à peine une dizaine de protestants ; par le jeu de la ségrégation, le quartier ouvrier est devenu un ghetto catholique. L’exemple est caractéristique : il montre bien que le colonialisme interne est plus qu’une séquelle historique, qu’il vient en sus de l’exploitation économique proprement dite, qu’il se surimpose à la lutte de classes pour lui donner sa physionomie originale ;

La discrimination s’étend d’ailleurs aux structures même de l’économie de la région. Une ligne géographique, suivant la rivière Bann, partage l’Ulster en deux : à l’Ouest, zone à majorité protestante, une économie industrielle, relativement prospère ; à l’Est, zone à majorité catholique, une économie rurale, et un niveau de vie inférieur ; la « société d’abondance » ne dépasse pas en fait les faubourgs de Belfast. Bien sûr, l’Ulster est territoire britannique ; alors, on a bien essayé de l’industrialiser ; et par le jeu des subventions gouvernementales et des détaxations fiscales, plus de 200 entreprises sont venues s’installer durant les vingt dernières années ; mais, là encore, la loi de « l’impérialisme interne » a joué : une poignée à peine (5%) est venue jusqu’à l’Est. A ce niveau d’ailleurs, il ne suffit plus de parler de discrimination : c’est d’un véritable déséquilibre structurel, tel qu’en connaissent les pays du Tiers-Monde, qu’il s’agit en réalité ; juxtaposition d’un secteur arriéré et d’un secteur développé : l’Irlande du Nord est une région désarticulée.

Un barde ou un voyou

A vrai dire, la ségrégation commence très tôt : dès l’enfance le petit Irlandais, selon l’école qu’il fréquente, fait l’apprentissage du colonialisme interne ; des écoles d’Etat d’une part, gratuites et de confession protestante ; des écoles « volontaires » d’autre part, où l’on apprend le Gaëlique et l’histoire nationale irlandaise. Plus tard cette culture aura fonction discriminatoire : on sait le rôle social de l’accent dans les institutions britanniques ; il est à la fois notre orthographe et notre latin ; il vous classe géographiquement et socialement ; et, de fait, l’enfant élevé dans sa culture nationale ne sera jamais aux yeux du respectable anglais qu’un « barde » ou un « voyou ». Comment ne pas être frappé du reste par ce mépris tout colonial du touriste anglican à l’égard du catholique irlandais ? Sa culture est réduite à ces éléments folkloriques, sa langue n’est au mieux qu’un objet de curiosité, et l’on s’extasie devant les toits de chaume et les cochons dans la cuisine…

Ce régime intolérable n’a pu tenir jusqu’à présent qu’avec l’appui d’un système politique et policier étonnamment répressif. Répression politique d’abord : le suffrage universel était encore il y a quelques mois un suffrage censitaire puisque le propriétaire votait plusieurs fois et que l’habitant des taudis ne votait pas du tout ; à Londonderry par exemple, sur vingt-deux mille électeurs potentiels, à majorité catholique, un tiers au moins était exclu du droit de vote ; de sorte que, les découpages de circonscriptions aidant, les notables protestants conservaient la majorité au Conseil municipal. Répression policière aussi : le « Special Power Act » légalise toutes mesures arbitraires contre la liberté individuelle, autorise comme on l’a vu récemment les internements administratifs, les perquisitions de jour et de nuit etc. ; autrement dit, le libéralisme britannique tolère, sur ses marges défavorisées, l’institutionnalisation d’une loi d’exception. A cela s’ajoute une police locale (la « Royal irish Constabulaty ») qui ne compte que dix pour cent de catholiques, et les fameux « Supplétifs B », tous protestants et orangiste. Pour l’appoint, il y a les milices armées, entrainées au combat de rue, comme l’« Ulster Volunteer Force », véritable OAS locale. Bref dans la meilleure tradition impériale, la Grande-Bretagne ne maintient l’ordre en Ulster que grâce à une véritable administration coloniale.

Un mouvement révolutionnaire authentique

Nous voilà loin de la guerre de religions et des querelles de sectes : les évènements de l’Ulster nous ont menés au cœur d’une situation propre à tant de sociétés capitalistes avancées : désarticulation interne d’un Etat souverain ; transfert, à l’intérieur, d’un impérialisme défait au dehors ; contradiction d’un développement qui engendre sur ses marges un « Tiers-Monde » à domicile… Mais il y a plus : à ces problèmes si peu traditionnels les masses catholiques ont fini par répondre d’une manière singulièrement progressiste : malgré les apparences, et sous le masque du passéisme, c’est un mouvement révolutionnaire authentique, une conscience politique remarquable, qui, peu à peu, sont en train de se forger dans le cadre de la répression et du conflit larvé.

Bien sûr, les catholiques irlandais ont longtemps cru à la possibilité d’une solution réformiste. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Ulster a eu sa part des réformes travaillistes. Au début des années soixante, l’IRA, par son intransigeance, se discrédite aux yeux de l’opinion. En 1967, le « mouvement pour les Droits civiques » se prétend apolitique, regroupe quelques protestants libéraux, et organise des marches pacifiques. Il y a quelques semaines encore, l’annonce de quelques réformes (création de commissions parlementaires à présidence catholique) a pu faire illusion. Parallèlement d’ailleurs, les militants catholiques se sont longtemps battus sur des bases confuses : on était contre le protestant en tant que tel ; on parlait de réunification sans en préciser les conditions ; on croyait surtout à l’impartialité des dirigeants britanniques. A l’été 1969 par exemple, lorsque les soldats interviennent pour rétablir l’ordre, on les accueille en médiateurs, annonciateurs d’une « Bonne Nouvelle », et c’est à peine si on ne leur transmet pas des cahiers de doléances. Bref, il ne vient à l’idée de personne que cette armée est peut-être une armée coloniale.

Le conflit s’est clarifié

C’est en 1969 sans doute que les choses ont commencé de changer ; par l’effet différé d’un certain nombre de facteurs, le conflit s’est progressivement clarifié, et les masses catholiques se sont radicalisées. Il y a eu d’abord le comportement de l’armée anglaise : vu de loin le gouvernement conservait son visage libéral, à pied d’œuvre, il révélait sa véritable nature. Il y a eu ensuite l’incapacité des hommes en place à promouvoir la moindre réforme : M. Wilson préparait ses élections, M. O’Neill (Premier ministre d’Ulster) démissionnait sous la pression des dignitaires de l’ordre d’Orange, M. Faulkner aujourd’hui cède à son tour au chantage de ses partisans extrémistes. Et puis il faut penser aussi au travail discret mais efficace, notamment en milieu étudiant, de quelques groupuscules marxisants, prêchant depuis longtemps l’alliance de classes entre prolétaires des deux bords, et dénonçant la nature réactionnaire du régime républicain de Dublin. Ces trois séries de facteurs, conjuguant leurs effets autour de l’été 69, devaient opérer une véritable mutation idéologique chez les militants catholiques.

Cette mutation s’est accélérée dans les dernières semaines, et on peut la caractériser par quatre traits.

1) Les catholiques sont passés de l’idée de guerre de religion à celle de guerre anticoloniale ; derrière le protestant se profile à présent l’ennemi véritable : « l’impérialisme » britannique.

2) Corrélativement, l’illusion réformiste s’est dissipée. On sait maintenant qu’un régime qui a peur, qui pratique la terreur, et qui cède au chantage, est un régime paralysé. Du coup, le recours à la violence paraît de plus en plus inévitable.

3) De l’idée de guerre coloniale elle-même, on est passé à celle, plus radicale, de guerre de classe. Jusqu’ici le mouvement nationaliste regroupait des éléments disparates depuis le prolétaire au chômage jusqu’au hobereau rural voyant sa suprématie menacée par la classe montante des capitalistes protestants ; l’option révolutionnaire a écarté les éléments les plus douteux et donné au mouvement de libération une base sociale plus homogène.

4) Enfin l’idée même de libération nationale s’est clarifiée : la réunification n’est plus évoquée sans nuances comme solution providentielle : elle s’inscrit dans une perspective révolutionnaire globale et débouche sur le concept de « République des Travailleurs ».

Bien sûr ces mutations sont en cours ; elles n’ont pas encore épuisé leurs effets. Mais on peut dire d’ores et déjà que la résistance catholique à l’oppression sera aussi, dans la meilleure tradition des guerres anti-colonialistes, un combat pour le socialisme.

Ceci dit, on peut tenter de voir un peu plus loin et avancer dès à présent que l’impact de cette guerre larvée pourrait peut-être dépassé les frontières de l’Ulster. Il y a l’Angleterre d’abord, avec ses dizaines de milliers de travailleurs irlandais immigrés : regroupés dans le secteur du bâtiment et de l’industrie mécanique, mal intégrés aux tous puissants trade-unions, restés en contact avec l’Irlande natale par le biais des « Irish Clubs » et des églises catholiques, ils peuvent, si les troubles doivent durer, constituer un facteur d’instabilité et prolonger la rumeur du conflit jusque dans la banlieue londonienne. Il y a aussi, il ne faut pas l’oublier l’Ecosse et le Pays de Galles : pays celtes eux aussi de forte tradition catholique, rattachés récemment (XVIIIe et XVIe siècles) à l’Angleterre ; zones de concentration ouvrière, et foyers socialistes. Le parti nationaliste écossais regroupe 150 000 membres, et obtenait aux dernières élections un succès appréciable. Il n’est pas question de séparatisme bien sûr ; mais il n’est pas exclu que le problème irlandais fasse rebondir la question régionaliste.

Peut-on soutenir encore que la guerre civile d’Ulster n’est qu’une querelle de chapelles et un relent du passé ? Marx prophétisait que la révolution en Angleterre commencerait en Irlande ; on peut espérer en tout cas que la révolte irlandaise sera pour la gauche britannique l’occasion d’un éveil.


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