Bernard-Henri Lévy aime surprendre. Question de désir et de curiosité. Le projet de son exposition est né par hasard, au coin d’une table, en discutant avec Olivier Kaeppelin, le directeur de la Fondation Maeght. Le rendez-vous est fixé sur place, alors que le philosophe et écrivain, fébrile et attentif, supervise l’accrochage des 160 œuvres d’art ancien, moderne et contemporain, regroupées sous le titre : « Les aventures de la vérité ». Il en a imaginé le scénario et le dispositif. Son propos ? Mettre en scène les rapports entre la philosophie et l’art. Une démonstration passionnante qui lui tient à cœur.

Paris Match : Vous voilà commissaire d’exposition. Quelle mouche vous a donc piqué ?

Bernard Henri-Lévy : En fait, ce commissariat est le point d’aboutissement de réflexions très anciennes sur l’art. J’ai écrit une série de petits livres sur Mondrian, Piero della Francesca, César, Frank Stella. J’ai fait des textes de catalogues, des essais. Et, là-dessus, est arrivée la proposition de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence.

De quel genre d’exposition s’agit-il ?

Une exposition qui, déjà, rapproche des types de peintures qui ne se sont jamais croisés dans cette maison. En gros, l’art ancien, l’art moderne et l’art contemporain. C’est une exposition qui tente une série de paris. Des rapprochements d’œuvres parfois très connues, parfois, au contraire, rares, voire inédites ou retrouvées.

Ce n’est donc pas une lubie ?

Ah non, je ne crois pas ! Je ne fais quasiment que ça depuis deux ans. Immersion totale. Enquête tous azimuts. Coups de sonde dans ma mémoire et dans celle de l’époque. Tout cela est raconté dans le livre qui accompagne l’exposition.

Êtes-vous parti de l’idée du « Musée imaginaire » de Malraux qui regroupait les chefs-d’œuvre qu’il aimait ?

Non. Parce que, à la base du « Musée imaginaire », il y a quand même l’idée de l’association libre. Or, là, ce n’est pas le cas. Il y a un sens qui préside à mes choix. Une logique profonde. Un récit. Je me laisse guider par la beauté des œuvres, bien sûr. Par le rythme de leur coexistence. Mais l’essentiel est quand même l’histoire que je veux raconter, son intrigue.

Cette intrigue, cette histoire, quelle est-elle ?

C’est l’histoire d’un dialogue entre l’art et la philosophie. Ou c’est, si vous préférez, une histoire de la vérité à travers ses deux plusieurs façons de concevoir cette affaire de vérité. Vous avez ceux qui disent : « Il y a une vérité, elle est simple, elle s’impose à tous et elle justifie, le cas échéant, qu’on l’impose par la force. » Vous avez ceux qui répondent : « Il n’y a pas une mais plusieurs vérités ; c’est une idée fluctuante : à chacun sa vérité. » Je déteste ces deux attitudes. Et je leur en oppose, à toutes deux, une troisième. Oui, ça a un sens de dire « la » vérité (en quoi je m’oppose aux relativistes qui disent qu’il y a autant de vérités que d’individus). Mais non, personne ne peut se prévaloir de la posséder, ni même de la connaître (en quoi je m’oppose, cette fois, aux dingues, aux fanatiques qui veulent nous assommer avec leur vérité majuscule). La vérité telle que je la conçois est comme un horizon. Et un horizon, vous le savez, a la propriété de s’éloigner à mesure qu’on s’en approche.

L’art est-il pour vous le meilleur véhicule pour entreprendre cette recherche de la vérité ?

Souvent, oui. C’est d’ailleurs là-dessus que je concluais mon premier livre, La barbarie à visage humain, en 1977. C’était un essai sur la question du mal au XXe siècle. Et je disais que, pour y voir clair, pour comprendre Auschwitz, le goulag et le reste, il valait mieux lire Dante ou aller revoir Guernica

Pourquoi avoir privilégié la vérité plutôt que la beauté à propos d’art ?

Parce que l’art a été trop longtemps prisonnier de l’esthétique. C’est important la beauté. Mais l’intelligence aussi. Et j’ai la conviction que l’art a également à voir avec l’intelligence, la connaissance. L’art fait penser. L’art rend intelligent. L’art, qu’il s’agisse d’art ancien, d’art moderne ou contemporain, n’est pas seulement matière à émotion. Des artistes comme John Baldessari, Olafur Eliasson, Anish Kapoor, les frères Chapman, par exemple, n’ont évidemment pas pour souci dominant cette question de la beauté. C’est pour ça qu’ils sont dans l’exposition.

L’art ne s’impose-t-il pas de manière plus compacte, immédiate, violente qu’un texte de philosophie ?

Je ne crois pas. J’ai mis autant de temps à déchiffrer la peinture de Basquiat Crisis X qu’à lire un livre de philosophie compliqué. J’ai fait trois fois le voyage à Venise juste pour aller revoir un Paolini qui m’intriguait. Idem pour l’œuvre de Kiefer Alkahest, faite exprès pour l’exposition, et qui nécessite une longue approche. Piero della Francesca a mis trois siècles à être « vu », juste « vu ». Il a longtemps été considéré, y compris par Stendhal, comme un peintre secondaire. Non, vraiment, la philosophie n’est pas moins violente, ni l’art moins patient. On peut mettre un temps fou à entrer dans une œuvre d’art.

« L’art fait penser. L’art rend intelligent. Il n’est pas seulement matière à émotion ! »

Dans votre livre, vous racontez, avec beaucoup d’humour, votre plongée dans le monde de l’art d’aujourd’hui, notamment chez les collectionneurs. Qu’en pensez-vous ?

Des collectionneurs ? Que c’est un drôle de monde ! Avec des spécimens humains étonnants, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Il y a des amis de la mort qui gardent leurs œuvres comme dans des tombeaux. Et il y a des amis de la vie comme on n’en croise plus guère dans d’autres domaines. Et puis, il y a encore les fétichistes. Fétichistes d’une œuvre… Fétichistes d’un artiste…

Vous-même, êtes-vous collectionneur ?

Non. Si je collectionnais, je n’aurais pas d’autre vie. En fait, je ne suis pas sûr qu’il y ait la place, en tout cas dans mon existence, pour la fréquentation quotidienne des œuvres d’art, pour la fréquentation obsessionnelle des livres et pour la curiosité passionnée pour les humains. La passion de l’art est une grande passion, mais dévorante, et que je préfère tenir à distance.

Vous souvenez-vous de la première œuvre que vous avez vue ?

J’ai été élevé par des parents qui ne collectionnaient pas. Ils pensaient, eux, que les œuvres devaient appartenir à tout le monde et qu’il fallait les voir dans les musées. Mais il y avait quelques œuvres, néanmoins, à la maison. Et je me souviens, en particulier, d’un tableau accroché en face du piano : sa contemplation attentive, presque maniaque, me permettait d’éviter de plonger mon regard dans le décolleté impressionnant de ma professeure. Vous voyez : je n’ai pas tardé à comprendre que la question de l’art et celle de l’érotisme, c’est pareil !

Dans votre livre vous relatez un événement inattendu survenu durant la préparation de cette exposition : la conversion de votre sœur cadette au catholicisme. Cela a-t-il influencé vos choix ?

Oui, d’autant qu’elle s’appelle Véronique ! Et l’image de Véronique montrant son voile sur lequel le visage du Christ s’est inscrit, devenant ainsi un suaire, constitue un des thèmes récurrents de la peinture et un moment capital de l’exposition. Après tout, que ma petite sœur se convertisse au catholicisme, c’est son problème. Ce qui est troublant, c’est la façon dont la vie compose avec ce qu’on est en train de faire, s’y entrelace, ou accélère les choses. Probable que, sans cet événement personnel, je n’aurais pas été aussi réceptif à cet épisode de l’histoire de l’art. Il y a une dizaine de Véronique dans l’exposition, ce n’est pas un hasard.

Cela souligne la subjectivité de vos choix.

Absolument. Je n’ai jamais fait d’exposition et je n’en ferai probablement pas d’autre. C’est une exposition d’écrivain. Donc une œuvre à part entière. Et je l’ai faite, cette œuvre, avec ma subjectivité, mon corps, les accidents de ma vie, mes drames, mes joies, mes espérances, mes regrets.

Cette aventure a-t-elle finalement changé votre regard de philosophe sur l’art ?

Bien sûr. J’ai compris à quel point le sens du temps n’est pas le même. Prenez la Pieta de Jan Fabre en marbre de Carrare. Eh bien elle cite, comme si le temps n’existait pas, la Pieta de Cosme Tura. Prenez la Crucifixion de Pollock : elle répond à celle de Bronzino. La Cène de Philippe de Champaigne : elle circule à travers les âges pour arriver à celle, baroque, de l’artiste contemporain Anthony Goicolea. Entre art ancien, moderne et contemporain il s’agit de simultanéité. C’est un temps immobile. Alors, il y a des ruptures, bien sûr. Mais, en art, aucune rupture n’est jamais définitive. Dans la science, oui, une rupture est une rupture. Vous ne faites plus de chimie après Lavoisier comme vous en faisiez avant. Ou plus de physique après Einstein comme au temps de Galilée. En art, tout ça n’a pas de sens. Il n’y a pas de passage irréversible de l’avant vers l’après. Vous pouvez avoir les ruptures esthétiques les plus radicales. Et puis le passé revient, se conserve ou prend même le visage de la nouveauté absolue.


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