Il y a, dans cette affaire de musée du Quai-Branly, une ambiguïté de principe qu’il me semble urgent de lever.

De deux choses l’une en effet.

Ou bien il s’agit, comme l’a dit le président de la République, de réhabiliter des peuples auxquels l’histoire a « trop souvent fait violence » ; de refuser l’« ethnocentrisme » voire le « faux évolutionnisme » qui prétend que certains peuples seraient « comme figés à un stade antérieur de l’histoire humaine » ; bref, de rendre justice à « l’infinie diversité des cultures » que nie le rouleau compresseur de la modernité ; et alors, oui, ce musée fait œuvre salutaire.

Ou bien l’idée est de dire aussi qu’il n’y a, comme l’a encore clamé le président de la République, « pas plus de hiérarchie entre les arts qu’il n’y a de hiérarchie entre les peuples » ; l’idée est de nous convaincre, pour parler comme l’inspirateur du projet, son ami Jacques Kerchache, au moment de l’ouverture, en 2000, du Pavillon des Sessions du Louvre, qu’il y a « de très grands artistes dans toutes les cultures » ; l’idée est, autrement dit, de mettre sur le même plan, et de traiter selon les mêmes critères, un tambour à fente de l’île d’Ambrym et un tableau de Degas, une figurine maya et un nu de Maillol, un masque Dogon et la Joconde ; et force est alors d’admettre que l’on entre dans une logique qui n’est tout à coup plus la même et dont feront les frais, et la Joconde, et le masque Dogon.

La Joconde, car on nie, ce faisant, le trait qui la distingue et dont l’accomplissement en elle n’est pas étranger, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’émotion qu’elle nous procure : ce souci de la beauté comme telle qui naît avec les Grecs, se formule à la Renaissance, culmine avec l’invention moderne de l’Esthétique et n’a de sens, sur le plan épistémologique, que dans un espace symbolique structuré, qu’on le veuille ou non, par la métaphysique, la théologie, l’histoire des sciences occidentales.

Et le masque lui-même, car il n’a pas été conçu, lui, en revanche, comme une œuvre de cette sorte ; il a été pensé, voulu, façonné dans un contexte où la notion même d’œuvre, ou de chef-d’œuvre, n’avait ni la même signification ni la même place que dans l’univers des formes occidental ; en sorte que cette dignité esthétique où l’on voudrait maintenant l’enfermer, cette qualité d’œuvre belle dont on lui fait un nouveau destin, cette prise de pouvoir, en lui, de l’histoire de l’art sur la tradition ethnographique dont il relevait jusque-là et qu’incarnaient, au musée de l’Homme, d’aussi grands esprits que Mauss, Griaule ou Rivet, cette façon, autrement dit, de faire basculer du côté de l’« objet d’art » ce qui était à la fois plus et moins qu’un « objet d’art » (témoin, vestige sublime, arme de chasse ou de guerre, instrument de musique, outil chargé de sens, de mémoire surnaturelle, de poésie, d’énergie), tout cela a pour effet, paradoxal mais immanquable, de faire entrer par la fenêtre le mauvais universalisme, l’ethnocentrisme, le déni d’histoire concrète, en un mot l’arrogance européenne, que l’on croyait avoir chassés par la porte.

C’est ce que fait Vlaminck quand, confronté à son premier masque d’art nègre, il dit à Derain : c’est le retour de l’art grec ?

Derain quand, tombé, au British Museum, sur des objets néo-zélandais, il écrit à Matisse : c’est ce que j’ai vu de plus beau depuis Caravage ?

Picasso, au moment des « Demoiselles » ?

Gauguin découvrant le primitivisme des mers du Sud ?

Miró ? Ernst ? Malraux quand, en 1974, dans le catalogue du Museum for African Art, de New York, il décrit Apollinaire « dormant parmi ses fétiches d’Océanie et de Guinée » et inventant, ainsi, l’art moderne ?

Oui, bien sûr.

Sauf que Vlaminck, Derain, Picasso, Apollinaire, Gauguin, Ernst, Miró, Malraux étaient des artistes ; que leur geste s’inscrivait dans une logique d’appropriation, de pillage génial, de détournement de sens et de valeur, de court-circuit des temporalités et des espaces, de malentendus réglés, d’homonymies joueuses et savantes, qui est le mouvement même, le souffle, le génie propre de l’art ; et que, pour paraphraser un mot célèbre, Dieu n’est pas un artiste et M. Chirac non plus.

Croire l’inverse, s’autoriser de cette logique classique de détournement pour nous refourguer la camelote du dialogue des cultures, voilà le piège.

Nourrir l’illusion, la chimère, adverse et arguer du musée imaginaire de Malraux pour nous faire le coup de l’interlocution silencieuse d’un masque Fang du Gabon et de la « Pietà » de Michel-Ange, voilà l’erreur.

Invoquer l’exception Picasso trouvant, entre les totems du musée du Trocadéro, le feu du style moderne et, à l’abri de cette invocation, glisser subrepticement de la légitime ambition de solder le passé colonial en créant un grand musée des mondes non européens à la conclusion démagogique que ceci vaut cela et que, dans le nouveau cabinet des curiosités, rien ne permettra plus de distinguer le beau du magique et l’œuvre du fétiche, voilà qui ne peut qu’alimenter le relativisme, le multiculturalisme et, donc, la confusion des temps.

L’Art n’est pas un genre dont les arts premiers seraient une espèce.


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