Arte n’est pas une chaîne (ce mot bizarre, ce mot si laid, ce mot qui va si mal avec l’espace de liberté que balisent et bâtissent, depuis vingt ans, les artisans d’Arte) : c’est une plateforme, un forum, un lien et un lieu, un vivier d’artistes, un ouvroir de créations potentielles, un réservoir et une usine à formes, une république des esprits, l’équivalent des monastères et universités d’où procédait naguère le souffle de l’Europe, un manifeste permanent, un monument.

L’affaire d’Arte n’est pas le dialogue des cultures (ce mot trop vague, trop galvaudé, alibi de toutes les prudences et de tous les conformismes, vide) : c’est l’invention, la production, d’un objet culturel non identifié, d’une chimère, qui, sans ce travail d’Arte, sans son volontarisme forcené, n’aurait pas existé ou n’aurait pas surgi, en tout cas, de la même façon ni au même moment – c’est, à partir de deux cultures nationales, à partir des rêves croisés des contemporains, mettons, de Wim Wenders et de Jean-Luc Godard, de Pina Bausch et de Lévi-Strauss, l’élaboration de ce florilège magnifique, nouveau donc, présent en chacun des deux mondes quoique absent à tous leurs bouquets, que l’on appelle, faute de mieux, la culture européenne.

Elle est d’ailleurs, cette affaire, non culturelle mais politique. Eh oui, politique ! Forcément et éminemment politique ! On dit : la « chaîne culturelle Arte ». Ou : la « télévision culturelle Arte ». Je viens, moi-même, de dire : « culture européenne ». Mais c’est paresse de langage. Ou ruse de qui, dans la guerre contre les barbares, préfère avancer masqué. Car c’est de politique qu’il s’agit quand, à partir de deux pays, on fabrique des images, donc de l’imaginaire, donc de l’âme, donc de l’identité partagée. Et je dirais même que rien ne fut plus politique que cette décision souveraine, un peu folle, où d’aucuns – on aura la charité de ne pas les nommer ici – virent une « ânerie » ou un « crime », ou un pari « perdu d’avance », de fabriquer de l’Europe à partir de deux ateliers nationaux. La grande politique de la fin du XXe siècle ? La première vraie sortie de l’âge des nations et de leurs passions mortifères ? L’invention, au moment même où tombait le Mur de Berlin, de ce désir nommé Arte.

Car j’insiste. Arte n’est pas le produit de l’Europe : c’est son creuset. Il n’y a pas, d’abord, l’Europe et, parce qu’il y aurait l’Europe, Arte : il y a la construction d’Arte qui, telle celle de Babel dont Hegel disait que les bâtisseurs étaient déjà, sans attendre l’ouvrage achevé, l’image vivante de l’humanité dont la tour serait le symbole et le siège – il y a la construction d’Arte qui fut, en elle-même, et dès le premier jour, l’une des belles et bonnes forges où l’on commença de frapper la monnaie spirituelle de l’Europe. On ne devrait plus dire : « le génie de l’Europe, donc son incarnation Arte ». Mais : « le corps d’Arte, ses organes, ses procédures – et, par là, un peu du génie de l’Europe insufflé ». De quelle autre réalité pouvons-nous parler ainsi ? Y eut-il, y a-t-il, tant d’autres générateurs vivants de l’Europe ? Merci, Arte.

L’Europe est en crise ? Elle doute de ses institutions et d’elle-même ? De ses budgets et de ses critères de convergence ? De ses règles ? De ses valeurs ? Ça tombe bien. Arte tient bon. Arte résiste. Arte, dans une Europe dont les repères vacillent, est une zone de stabilité, un point fixe, le propre œil du cyclone, une ancre. Arte, pour une Europe dont chacun finit par comprendre qu’elle pourrait aussi bien s’arrêter, voire reculer, voire se défaire, devient un pilier solide et, pour l’heure, sans pareille. Comme c’est étrange. Commencer dans l’improvisation et le doute. Ne savoir ni où l’on va ni s’il est raisonnable de se mettre en chemin. Et se retrouver, deux décennies plus tard, avec une arche de l’Europe sur les bras. C’est, pour nous, Allemands et Français associés, la divine surprise d’Arte.

Pourquoi Français et Allemands seulement ? Et que dire de cet échec, souvent déploré, à s’étendre plus au sud, au nord et même à l’est ? Pas sûr, en fait, que ce soit un échec. Pas sûr du tout. Car, s’il y a un échec de l’Europe, c’est celui, pour le moment, de son extension mal réglée, mal pensée, peut-être précipitée. Et s’il y a une réponse à cet échec, un remède à cette extension, ils ne peuvent être que dans une intension, une intensité, redoublées – et, donc, un projet européen resserré du type, précisément, d’Arte. Autrement dit : ce que l’Europe des 27 a gagné en étendue, elle l’a perdu en pensée de soi et de ses principes ; et, pour retrouver ce qu’elle a perdu, pour regagner un peu de ce terrain de pensée qu’elle a cédé, peut-être était-il bon de se recentrer sur les fondamentaux du moteur à deux temps franco-allemand – peut-être était-il, et est-il encore, inévitable de creuser le sillon qui, depuis la Réforme allemande, puis la Révolution française, puis, jusqu’à Arte compris, leurs chassés-croisés paradoxaux, n’a jamais cessé d’être le cœur battant de l’Europe.

Défendre et illustrer Arte. Protéger, renforcer, l’improbable corps qui est devenu comme la tête de cet homme malade qu’est aujourd’hui l’Europe. Tel est l’héritage de ces vingt ans. Telle est la tâche qui incombera à ceux, quels qu’ils soient, qui poursuivront l’aventure. Ce sera leur honneur et leur chance. Car il n’y aura, dans les temps qui viennent, pas tant d’autres occasions d’être fidèles, vraiment, à la promesse glorieuse de nos pères.


Autres contenus sur ces thèmes