Je veux vous dire, pour commencer, combien j’ai été ému par ce film que nous venons de voir, par ces images, par cette présence physique de Benny Lévy. Je suis familier de ses livres. Je les lis. Je les relis. Mais cette présence du corps et de la voix, cette irruption et cette force du visage, je dois dire que cela m’a impressionné. Je veux vous dire aussi que je me réjouis que cette soirée soit placée sous le signe de la Fondation Benny-Lévy, cette nouvelle institution, cette deuxième institution, disjointe de l’Institut d’études lévinassiennes quoique liée à elle par la mémoire ainsi que par les noms de celles et ceux qui l’animeront et qui animaient déjà l’Institut : vous, cher Gilles Hanus ; René Lévy ; et, naturellement, Léo, la compagne de la vie de Benny, qui est présente, ce soir, parmi nous… Elle existe déjà, cette Fondation, à Jérusalem. Elle naît, aujourd’hui, à Paris. Et je veux vous dire combien il me semble important, tant à Jérusalem qu’à Paris, de soutenir son existence : je l’ai soutenue, personnellement, autant que je l’ai pu ; je continuerai de le faire ; et j’espère, du fond du cœur, que vous serez nombreux, très nombreux, à le faire avec moi – vous êtes les premiers amis, à Paris, de cette Fondation dont le but sera de rendre leur chair, leur flamme et, parfois, leur existence aux livres, aux textes, aux paroles de Benny et j’espère que vous serez tous là pour y contribuer…

Alors, ce soir, la question de la guerre métaphysique entre Juifs et Grecs. J’aurais préféré, je ne vous le cache pas, parler hier, avec Jean-Claude Milner et Alain Finkielkraut. C’eût été plus simple que de devoir parler après ces images de Benny. Mais bon. C’était prévu comme cela. Rien à dire. Et puis, et puis… Est-ce que ce n’est pas, aussi, une bonne manière de lui rendre hommage ? Est- ce que ce n’est pas une façon de reprendre au bond une idée, une problématique qui étaient au centre de nos échanges chaque fois que nous nous retrouvions, à Jérusalem ou à Paris ? Cette idée de guerre métaphysique entre Juifs et Grecs, l’idée d’un destin de l’humain moderne qui se jouerait dans le duel de ces deux catégories de l’Etre que sont, pour le dire dans les mots de la tradition, Athènes et Jérusalem, est-ce que là n’est pas le cœur même de ce qui faisait mon interlocution avec Benny ? C’est le thème, en tout cas, que Léo m’a proposé. Et c’est de cela que je vais parler en essayant de le faire comme je l’aurais fait si Benny avait été là, comme je l’aurais fait si nous avions été dans le cadre d’un des séminaires qu’il évoquait, à l’instant, dans le film ; c’est cela que je vais faire – à cette réserve près, à cette réserve essentielle près, que j’aurai hélas le dernier mot car il ne sera plus là pour me répondre.

La vérité, d’ailleurs, c’est que nous n’avions sur cette question pas la même position. Parfois je voyais les choses comme lui. Souvent, je les voyais différemment. Et je dirais presque que c’est ce débat qui était notre vrai débat, celui que nous reprenions, sous une forme ou une autre, mais inlassablement, d’une rencontre à la suivante – et ce, par-delà les débats plus classiques mais, à mon sens, moins décisifs, moins « fracturants », entre judaïsme laïque et religieux, diaspora et montée à Jérusalem, questions politiques, etc. C’est ce fil- là que je vais tenter de reprendre ce soir. C’est cette conversation interrompue à laquelle je veux donner une suite, devant vous, avec vous.

1. Si Benny était là, la première chose que je lui dirais (avec un peu de malignité peut-être – mais c’est le jeu ! ç’aurait été le jeu !) c’est que cette affaire de guerre métaphysique entre Athènes et Jérusalem, cette question de savoir si on est juif ou grec, juif avant d’être grec ou l’inverse, est une affaire juive, bien sûr ; que c’est un vrai et grand débat juif ; que j’en ai moi-même fait, il y a vingt-cinq ans, la question centrale d’un livre qui s’appelait Le Testament de Dieu et qui était un livre juif ; mais que c’est une affaire chrétienne tout autant ; et que c’est même, tout bien considéré, une affaire presque plus chrétienne que juive – que c’est une question, en tout cas, que se sont posée les chrétiens avant les juifs et avec une urgence, une fièvre, une nécessité presque plus grandes.

Prenez les débuts de la chrétienté. Prenez les deux ou trois premiers siècles de la chrétienté, quand la chrétienté commence de formuler son canon, à tâtons, dans l’hésitation, en ferraillant contre des hérésies diverses, l’une corrigeant l’autre, la troisième modérant ou, au contraire, exagérant la première avant de se voir condamnée et marginalisée à son tour par une quatrième, et ainsi de suite. Ces hérésies portent sur des questions très variées. Elles portent sur la question des rapports entre l’âme et le corps. Sur la question de la personne du Christ. Sur le mystère de sa naissance, il faudrait dire de son enfantement. Sur l’incarnation. Le Saint-Esprit. La Vierge Marie. Les anges, les saints, l’existence du diable ou des démons. Elles portent sur mille questions. Sauf que la question essentielle, celle qui fait le plus rudement débat, celle qui divise la communauté chrétienne le plus profondément et celle qui donne lieu, du coup, aux affrontements idéologiques et spirituels les plus intenses, à la production des hérésies les plus brutales, les plus « sectaires », les plus acharnées, c’est cette question d’Athènes et de Jérusalem.

D’un côté vous avez des gens comme Tertullien, ce chrétien de Carthage, ce théologien terriblement intransigeant sur la foi et les commandements du christianisme naissant, qui écrit des traités contre les spectacles, des traités contre le paganisme, des traités sur tout un tas de choses, mais dont le grand combat consiste à expliquer que le seul fait de proférer le nom des dieux et des déesses grecs est une souillure pour les lèvres, un blasphème. Tertullien est l’auteur, notamment, d’un traité qui s’intitule Du manteau, un traité où il explique que les nouveaux chrétiens se doivent de renoncer à la toge romaine car elle est, en réalité, originairement, une toge grecque. Tertullien est quelqu’un qui fait campagne pour le « pallium » contre la « toge » car il aura pour vertu, le « pallium », de bien distinguer cette nouvelle secte juive qui s’appelle le christianisme. Tertullien est quelqu’un qui, quand il clame : « guerre à la Grèce jusque dans les détails vestimentaires les plus apparemment anodins ! » conclut inévitablement : « entre Athènes et Jérusalem, c’est Jérusalem que je choisis – Jérusalem par défaut mais Jérusalem quand même, Jérusalem sans hésiter. » Cette ligne, la ligne Tertullien, est celle qui dominera jusqu’à, mettons, Luther : lutte contre le paganisme ; traque à tous les résidus d’Athènes ; dire et répéter qu’entre l’héritage d’Athènes et celui de Jérusalem, seul le second est digne d’un vrai chrétien – ligne qui, naturellement, faut-il le préciser ? n’exclut pas le développement d’un antijudaïsme acharné mais, si je puis dire, contenu par cette désignation d’Athènes comme l’ennemi principal…

De l’autre côté, vous avez ceux qui, avec autant de véhémence, autant de force, disent exactement l’inverse. Feu sur l’origine juive du christianisme, disent ceux-là. Tout pour arracher le message christique à sa mauvaise source judaïque. Et tant pis, ou tant mieux, si cet arrachement, ce dessourcement, supposent, à un moment ou à un autre, le passage par Athènes. C’est la thèse, par exemple, d’un chrétien du IIe siècle, originaire de Turquie, qui s’appelle Marcion. C’est la thèse de ce grand hérésiarque, presque cet anti-pape, qui, avant d’être excommunié et mis au ban de l’Eglise, va fonder, plus qu’une hérésie, plus qu’une secte, une véritable Eglise dans l’Eglise avec diocèses, ordinations de prêtres, nouvelle Rome rêvée, etc. Le cœur du marcionisme, en effet, c’est quoi ? C’est de dire : « stop ! on arrête avec les Juifs ! on éradique les racines juives du christianisme ! et, parce qu’il faut bien une tactique, parce qu’on est bien obligé, dans une bataille comme celle-là, de se trouver des alliés, des appuis, on se servira du détour par la Grèce et ses légions morales ! dans le débat Athènes contre Jérusalem, on joue, par conséquent, Athènes. » Alors ce n’est pas toujours Athènes-Athènes, bien sûr. C’est une Athènes qui prend (et qui, au fil des siècles, prendra) des tas de visages, parfois inattendus ou méconnaissables. Marcionistes, les chrétiens qui viendront dire que Jésus était peut-être le fils de Marie mais que, Marie n’ayant pas pu le concevoir avec un Juif, elle a forcément eu une relation coupable avec un légionnaire romain. Marcionistes ces penseurs, ou soi-disant penseurs, qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, soutiendront que le Christ est, pour la même raison, le fils d’Odin, dieu germanique bien connu, dont les nazis feront l’usage que vous savez. Marcioniste, Wagner, quand il dit, lui aussi, que le Christ est le fruit des amours de Marie et du légionnaire grec romanisé. Marcioniste, Céline, dans les trois pamphlets antisémites où il explique, lui aussi, que le Christ est un bien trop grand prophète pour pouvoir être le fruit des amours d’un Juif et d’une Juive. Ou même Simone Weil quand, dans La Source grecque, elle affirme lourdement que c’est à travers Eschyle, Sophocle, Euripide et Homère, qu’elle est sortie du judaïsme pour entrer dans la foi chrétienne. Marcion c’est l’anti-Tertullien. Marcion c’est le retour de la toge contre le pallium. Tout ça, c’est Marcion.

Alors, évidemment, il y a des positions intermédiaires. Il y a des gens qui tiennent des discours plus nuancés. Dès le début de l’aventure chrétienne, il y a des Pères de l’Eglise, les Cappadociens, c’est-à-dire Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse, qui ne prennent pas position et soutiennent que le christianisme peut être à la fois l’enfant d’Athènes et de Jérusalem. Il y a, avant eux, Justin, le martyr Justin, qui, dans son Apologie de la religion chrétienne, lorsqu’il entreprend de citer les « prophètes » chez qui l’on trouve les premières « semences de vérité » du christianisme, nomme, sur le même plan, Socrate, Platon et Moïse. Il y a Tatien et, surtout, Théophile qui parle de « vol » par les Grecs du logos spermatikos qu’il repère, d’abord, chez les Juifs. Il y aurait d’autres cas encore. Mais j’abrège. La première chose que j’aurais dite à Benny, et que je vous dis aujourd’hui, c’est que cette querelle naît incontestablement chez les chrétiens, en terrain chrétien – et ce, au moment où les sages juifs se tiennent dans la tranquillité de l’affirmation d’eux-mêmes, au moment où ils s’en tiennent à la lecture paisible et sereine, à l’étude, au commentaire de la Loi – et où ils le font, éventuellement, en grec. Je vous signale que Philon, par exemple, avait, sur la question, une position plus que complexe. Je vous rappelle que Maimonide, celui qu’on appelait « le second Moïse », ou « l’Aigle de la Synagogue », regardait vers Jérusalem bien sûr, mais pensait tout de même qu’il y a de la vérité à Athènes et dans le génie de la langue grecque. Je répète donc : à l’époque où le Talmud va sa route, où les Juifs méditent et travaillent, sur la Loi naturellement, mais sur l’héritage de la Grèce aussi bien, à l’époque où, en tout cas, ils ne songent nullement à se définir contre Athènes, cette guerre-là, cet affrontement d’Athènes et de Jérusalem, est une guerre intérieure à la chrétienté.

2. La deuxième remarque que je ferai sur ce thème de la guerre métaphysique entre Athènes et Jérusalem concerne le mot de métaphysique et la façon dont il interfère avec cette guerre. « Athènes contre Jérusalem » c’est une affaire théologique, certes, dont le premier théâtre est l’histoire du christianisme. Mais c’est aussi une affaire métaphysique dont le théâtre est celui du déploiement de la philosophie occidentale. Car qu’est-ce, à la fin des fins, que l’histoire de la philosophie occidentale ? Benny (qui demeurait un très brillant philosophe) ne m’aurait pas démenti, me semble-t-il, si je lui avais dit que la philosophie occidentale c’est la victoire du Logos sur la Loi, sa victoire progressive, l’expulsion lente mais sûre du nom juif et de ses prestiges – Athènes qui, comme chez les marcionistes, se débarrasse peu à peu de Jérusalem.

Vous connaissez les étapes, n’est-ce pas ? Nous en parlions souvent, en tout cas, Benny et moi. Ce fut, lors de mon dernier séminaire à Jérusalem, le thème d’une de nos toutes dernières conversations.

Vous avez Spinoza, étape clef de cette guerre antijuive en philosophie : le discrédit qu’il porte sur le judaïsme, sa définition du mosaïsme comme un « monothéisme émasculé », le signe négatif dont il affecte l’esprit même du prophétisme, sa façon de nous dire que ce ne sont pas les poètes qu’il veut, lui, comme Platon, chasser de la République, mais les prophètes et l’esprit prophétique, tout cela fait du spinozisme une étape décisive dans cette extension du domaine de la lutte anti-Jérusalem dans la philosophie.

Vous avez Hegel qui, avec la Phénoménologie de l’esprit, puis la Grande Logique, marque certainement une deuxième étape : la thèse selon laquelle le judaïsme serait une vieillerie promise à une extinction certaine et proche ; l’image d’une pensée juive étrangère à la dialectique de l’esprit absolu et, pour cela, condamnée ; l’idée d’une universalité rationnelle grecque, romaine et chrétienne s’établissant dans l’effacement de la trace juive ; tout cela est bien le signe d’une haine qui ne désarme pas et d’une continuation, quoique par d’autres moyens, de la même guerre de longue durée d’Athènes contre Jérusalem.

Et vous avez enfin la troisième grande étape – il y en a d’autres, naturellement, beaucoup d’autres, mais j’ai choisi d’insister sur ces trois-là – qui est l’assertion heideggérienne selon laquelle le salut de la philosophie passe par un Retour. Oui, un Retour. Il dit bien un Retour. Le même mot, d’une certaine façon la même idée, que le Retour juif. Sauf que ce n’est pas un retour vers le Livre. Ce n’est pas un retour vers la Torah. C’est un retour vers la Grèce, vers la parole du peuple grec, dont Heidegger soutient qu’il fut le « peuple métaphysique par excellence »…

Alors, mettez tout cela bout à bout.

Prenez Spinoza, plus Hegel, plus Heidegger.

Difficile de ne pas se dire que, de Ionie à Iéna, de l’époque grecque finissante jusqu’à Hegel et Heidegger, toute l’histoire de la philosophie occidentale peut s’interpréter comme le choix du logos, c’est-à-dire du mathème, c’est-à-dire de l’universelle intelligibilité, contre ce résidu de nuit, ce reste d’obscurité, que l’on appelle, que ces gens appellent, sans, naturellement, rien y comprendre, « le » judaïsme.

Difficile de se défaire de l’idée que l’universel occidental, celui que construit et promeut la grande philosophie, ressemble à l’Empire romain, c’est-à-dire à la bonne et belle idée qu’est la citoyenneté universelle, au concept magnifique qui fait qu’on est le même citoyen du nord de l’Europe aux rivages méditerranéens – mais qu’il y a, et dans l’Empire réel et dans celui de l’Esprit, une exception, un moins que citoyen, un pas-citoyen-du-tout, un exclu de l’Empire universel (sauf à s’universaliser soi-même, naturellement ; sauf à devenir le porte-drapeau ou le nom d’un autre Universel, d’un meilleur Universel – je vais y venir) et que cet exclu c’est le Un du judaïsme.

Difficile de ne pas conclure, alors, que l’Occident moderne, celui qui va des Stoïciens à Hegel, c’est la foi, la laïcisation de la providence et de la foi – mais attention ! à l’exception de la foi des Juifs ! à l’exception de cette science jugée obscurantiste, décrétée hostile à l’Universel qu’est la science talmudique ! sous condition, autrement dit, d’une occultation méthodique de toutes ces « sources » de la pensée occidentale que sont Philon d’Alexandrie, Judah Halevi, Maimonide, Mendelssohn, Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, j’en passe.

Et difficile de ne pas se sentir, du coup, en terrain terriblement familier. Comme si, dans tout cela, dans l’histoire de la philosophie dans son ensemble, c’était encore et toujours, plus que jamais, cette guerre métaphysique entre les Juifs et les Grecs, entre Jérusalem et Athènes qui était à l’œuvre. Et ce, au bénéfice d’Athènes, au détriment de Jérusalem, comme un ultime et décisif arbitrage spéculatif de l’ancienne querelle théologique entre les disciples de Tertullien et ceux de Marcion.

J’insiste. Cette guerre métaphysique de Jérusalem contre Athènes est l’enjeu de l’âge moderne. L’âge moderne, c’est-à-dire la philosophie réalisée, a pour enjeu plus ou moins déguisé l’effacement, ou la volonté d’effacement, de ce résidu indéfinissable, de plus en plus indéfinissable dans l’esprit des protagonistes, qu’est le résidu juif. Si on entend par marcionisme cette hérésie chrétienne qui dit que le Nouveau Testament doit être arraché à ses racines juives, ce serait donc une lecture possible de l’histoire de la philosophie que d’y voir un lent déploiement du marcionisme, une infinie variation à partir du choix marcioniste, un corps-à-corps inlassable avec un Marcion excommunié dans l’Eglise visible mais continuant son bonhomme de chemin, et triomphant, dans l’Eglise invisible de la philosophie. Et je serais assez tenté de penser (là encore, je me serais accordé avec Benny) que lorsque advient la catastrophe européenne et mondiale qui porte le nom d’Auschwitz, lorsque vient la volonté articulée et formulée, programmatique, d’effacer toute trace non seulement des porteurs du nom juif mais du nom juif lui-même, lorsque arrive le point culminant du judéocide, une part du travail a déjà été accomplie – et qu’elle l’a été par la grâce de Marcion philosophe.

3. Sauf – ce sera ma troisième remarque et ç’aurait été, dans ce dialogue entre un Juif de la Torah et un Juif qui ne l’était pas, dans ce dialogue paradoxal qu’était toujours mon dialogue avec Benny, un point, pour le coup, un peu plus conflictuel – sauf, oui, que l’opposition n’est pas non plus si tranchée. Prenons, justement, la question, la situation, le cas limite du nazisme. Prenons la question de ce qui s’est passé là, sur la terre européenne et dans la tête de ceux qui s’en sont faits les agents. Est-ce que c’est une affaire qui est réductible au débat d’Athènes et de Jérusalem ? Est-ce que le nazisme est juste une forme folle, particulièrement folle, de marcionisme élargi ? Je ne le crois pas. Je crois que la question est un tout petit peu plus compliquée que cela – je crois que ce dont il s’agit là est, quand même, un peu plus que le point final d’une volonté judéocide ancienne, d’une bataille ultra-balisée, déjà à demi soldée et à demi arbitrée, entre Juifs et Grecs. Pardon, mais prendre au sérieux ce qui s’est passé dans la séquence nazie oblige à dire cela ; penser ou essayer de penser, de façon conséquente, cet événement inouï ou sa part, en tout cas, d’inouï, contraint à aller de l’avant, à donner un tour de plus à la problématique et à complexifier les choses.

C’est vrai, bien sûr, que le nazisme c’est, d’abord, la haine de Jérusalem. C’est vrai que cette haine, la haine de Jérusalem, est la haine principale et, donc, inexpiable, sans réserve, sans délai, sans merci, sans reste. C’est vrai qu’il y a dans le nazisme, en son cœur, cette thématique insistante, qui court à travers tous les textes de tous les idéologues du IIIe Reich, et qui est une des « explications » de la démence de son antisémitisme : le peuple allemand est « le » peuple élu ; le peuple juif se dit, se prétend, lui aussi « le » peuple élu (qu’aucun juif réel n’ait jamais dit les choses ainsi, que le thème de l’élection soit, comme le rappelait Benny avec tant de feu dans le film que nous venons de voir, un thème autrement plus subtil que ne le pensaient ces brutes et ces niais, importe peu au nazisme réel) ; il y a deux peuples élus, donc ; il y a un peuple élu de trop, par conséquent ; comme il ne peut, par définition, y avoir deux peuples élus, il y en a un des deux qui, forcément, nécessairement, doit être effacé de la surface de la terre ; le point de départ du nazisme c’est cela ; c’est cette rivalité dans l’élection ; c’est cette compétition métaphysique ; un peu, mais en bien pire, comme chez les idéologues de la compétition victimaire pour qui il doit y avoir une victime élue et une seule, il y avait chez les nazis l’idée d’un peuple élu et un seul, qui est aussi le peuple universel, et qui ne peut s’affirmer, triompher, s’universaliser qu’à la condition d’effacer de la surface de la terre l’autre postulant au titre – en l’occurrence le peuple du Deutéronome, les porteurs du nom juif, donc le peuple juif lui-même.

C’est un fait. C’est de ce point qu’il faut partir. Et c’est celui, je le répète, dont je partais, il y a trente ans, dans ce Testament de Dieu dont je ne renie pas une ligne et qui, partant de ce constat, prenait complètement parti pour Jérusalem contre Athènes.

Sauf que, si je dis que c’est plus compliqué, c’est parce que je ne suis pas sûr non plus que la haine de Jérusalem ait pour corrélat simple, automatique, un ralliement non moins simple et automatique à Athènes.

Ecoutons, déjà, Heidegger. C’est vrai que lui, Heidegger, joue clairement les Grecs contre les Juifs. Mais quels Grecs, exactement ? N’importe quels Grecs ? Eh non. Quand il dit qu’il faut revenir aux Grecs parce qu’ils sont, comme les Allemands, le « peuple métaphysique par excellence » – ou quand il dit, plutôt, que les Allemands sont, parce que « métaphysiques par excellence », un peuple de nouveaux Grecs, il ne parle pas des Grecs « dans leur ensemble ». Tous ceux qui sont familiers du texte heideggérien et, en particulier, de la période terrible de ce qu’il s’obstina, jusqu’à la fin, à appeler sa « grosse bêtise », tous ceux qui, ici, ont au moins le souvenir du « Discours du rectorat » ou des Séminaires sur Hölderlin, savent que les Grecs auxquels il pense ce n’est pas Aristote, ce n’est pas Platon, ce n’est en aucune manière l’auteur du Phèdre – ce dialogue dont Benny parlait aussi, tout à l’heure, dans le film, et dont il fut un si merveilleux commentateur. Non. L’auteur du Phèdre, pour Heidegger, c’est déjà le commencement de la fin. Il parle un grec qui, à ses yeux, ou plutôt à ses oreilles, est déjà, en quelque sorte, infecté de judaïsme. Il est le contemporain d’un moment où la vérité commence de s’obscurcir, où l’Etre commence de s’oublier et où le peuple métaphysique par excellence a fini de démissionner. En sorte que, quand il dit « les Grecs » ou le « peuple métaphysique par excellence », il pense, non au demos de la République ou de la Politique, il ne pense sûrement pas au Socrate de l’Apologie célébré dans les apologies de Justin – il pense au peuple d’Anaximandre et à la pensée de l’apeiron, au peuple d’Héraclite et à sa parole prélogocentrique, il pense à ce premier peuple sur lequel n’est pas encore passée la grande machine platonicienne à effacer le devenir et à le réduire, il pense à Thalès de Milet et à sa thèse d’un monde plein de dieux, il pense à la Grèce présocratique, il pense à la Grèce très ancienne et très païenne d’avant ce que l’on a pris l’habitude – mais, selon lui, à tort – d’appeler « la » parole ou « le » miracle grecs. Ce que l’idéologue nazi Martin Heidegger nous apprend dans les textes auxquels je pense, ce qu’il nous révèle dans ces pages où se trouvent entrelacées la plus haute inspiration philosophique et la plus abjecte propagande hitlérienne, c’est, par conséquent, deux choses.

La première, c’est que l’aurore grecque, la vraie, est une aurore qui dure longtemps, très longtemps, en un sens jusqu’au seuil de la modernité – le moment grec, le vrai, celui qui précède la fermeture de l’Etre et son voilement, est une période extraordinairement longue et durable.

Et la seconde chose c’est qu’il y a là un moment qu’il oppose au moment qui a suivi ; une première Grèce en quelque sorte ; une Athènes d’avant Athènes ; une Athènes d’avant ce « Juif de Socrate » (Maurice Clavel) ; une Athènes qui précède, mais nie aussi, disqualifie, l’Athènes de Platon et de la discussion aristotélicienne ou, pire, sophistique ; une Athènes originaire ; une Athènes qui n’est pas vraiment Athènes puisque Héraclite naît à Ephèse, Anaximandre à Milet et que Parménide n’arrive dans le Péloponnèse, à en croire ses biographes, qu’à l’âge de 65 ans, mais une Athènes quand même, une Athènes par extension, une Athènes métaphorique et que, en tout cas, on peut appeler Athènes pour bien l’opposer à Jérusalem ; et une Athènes qui, à ce titre, doit être défendue avec autant d’énergie que l’on met à combattre l’autre. Non pas seulement, donc, Athènes contre Jérusalem, mais Athènes contre Athènes. Athènes contre Jérusalem, si l’on veut, mais aussi, dans le même mouvement, Athènes contre Athènes, contre la mauvaise Athènes, celle de la discussion démocratique, de l’interrogation philosophique, des avocats sur l’agora, de l’appel à la conviction, du discours de Périclès, des Lois de Platon et de sa République, de la sage classification, par Aristote, des régimes politiques possibles. Une guerre sur le double front de Jérusalem d’une part et, d’autre part, de cette sale Athènes que Nietzsche appelait (et Heidegger connaissait bien ce Nietzsche-là, il lui a consacré deux livres d’étude et de critique serrées) la Grèce apollinienne, la Grèce de la mesure, la Grèce de la démocratie ou, en tout cas, de ses rudiments, la Grèce de l’agora, la Grèce du débat public – oui, cette Grèce-là, Heidegger et, avant lui comme après lui, les nazis et les prénazis en font un procès radical.

Changeons, maintenant, d’altitude. Descendons de dix crans. Et allons regarder du côté des théoriciens frustes du nazisme – descendons de dix mille crans et allons voir ce qui se passe dans la sous-pensée, criminelle et débile, des sicaires idéologiques de l’hitlérisme. C’est la même chose. Ils en ont, bien sûr, après Jérusalem. Mais ils en ont aussi, comme Heidegger, après Athènes. Et cette « autre certaine Athènes », cette Athènes qu’ils détestent presque autant que Jérusalem, c’est Athènes en tant qu’elle est vraiment devenue Athènes, en tant qu’elle s’est véritablement universalisée comme idéal de citoyenneté démocratique athénienne – c’est Athènes, autrement dit, en tant qu’elle est devenue romaine. Lisez Hitler. Lisez Rosenberg. Lisez de Lagarde et sa Religion de l’avenir, un des textes idéologiquement fondateurs de l’antisémitisme nazi. Tous disent : « j’ai un adversaire principal qui est, bien entendu, Jérusalem ; mais j’en ai un autre, presque égal en adversité, presque égal en intensité ; j’ai un second adversaire auquel je voue une haine métaphysique qui n’est pas moins instruite ni construite que la première ; et cet adversaire c’est la latinité, l’esprit latin, cette façon latine, donc impériale, d’araser les différences, de réduire les particularités sacrées, sacrales, païennes, locales, cette façon qu’a eue la latinité de venir recouvrir et forclore les bonnes vieilles religions, notamment, de la bonne vieille Germanie – cet adversaire c’est, encore une fois, l’esprit grec en tant qu’il s’est latinisé. » Oui, de Lagarde, par exemple, n’a jamais fait mystère du fait que la latinité, ainsi conçue, lui est presque aussi haïssable que le judaïsme. Ni lui ni les siens n’ont jamais fait mystère du fait que, s’il y a bien une chose qui est haïssable en ce monde c’est, outre l’esprit juif, cet esprit latin qui s’empare de l’esprit grec, qui transforme la démocratie grecque en civitas juridisée romaine et qui, à l’arrivée, est à l’origine du droit public et privé de l’Europe préhitlérienne. Et vous trouvez même des chantres du nazisme pour dire que ce qui caractérisait, par exemple, l’immonde république de Weimar c’est ce triomphe, jusque dans le droit et les institutions, de cet esprit latin honni.

Tout cela est, d’ailleurs, déjà dans la tradition romantique allemande. Déjà, dans son Discours à la nation allemande, Fichte disait : « je déteste le français et je trouve qu’il y a beaucoup plus de grandeur dans l’allemand tout simplement parce que, dans le français, il y a trop de latin alors que l’allemand reste fidèle, lui, à la germanité originaire. » Non que, bien sûr, Fichte et Hitler ce soit la même chose. Mais je veux juste dire qu’il y a, dans « l’Idéologie allemande » qui va jusqu’à Hitler ou, au moins, jusqu’à Heidegger, une haine de Jérusalem qui est aussi la haine, tant d’une certaine Grèce, que de ce principe de romanité qui signifie l’extension, l’universalisation aux dimensions de la planète de cette certaine Grèce.

Bref, les choses se compliquent vraiment.

L’enjeu réel, la vraie bataille, c’est Athènes contre Athènes autant qu’Athènes contre Jérusalem.

Ce n’est plus Athènes contre Jérusalem mais, je le répète, une certaine Athènes contre Jérusalem et contre une autre certaine Athènes.

D’ailleurs, et entre parenthèses, songez à la grande polémique philosophique qui fait rage dans les années 1930. Songez à la bataille d’appropriation qui se livre autour de la figure et des textes d’un philosophe dont je viens de prononcer le nom, l’auteur du Crépuscule des idoles, d’Ecce Homo et de La Naissance de la tragédie, Nietzsche. Quelles sont les forces qui s’affrontent ? Les nazis, bien sûr, d’un côté. Mais, de l’autre, du côté de ceux qui refusent que Nietzsche soit amalgamé au nazisme, qui refusent le détournement par sa sœur de la théorie de l’Eternel Retour et du Surhomme, il y a un argument très fort (ce n’est pas le seul argument, mais c’est incontestablement le plus fort, ou l’un des plus forts) et c’est l’argument qui, s’appuyant notamment sur l’un des premiers fragments du Crépuscule des idoles, rappelle que Nietzsche, bien qu’il ait des problèmes avec la Grèce, a toujours dit que tout ce qu’il sait de bon il le tient des Romains, donc des Grecs. Cette latinité de Nietzsche, cet amour de la Grèce en tant qu’elle s’est latinisée, c’est un os dans la gorge et dans l’entendement du nazisme. Et cela veut bien dire, cela confirme bien, que la question des rapports entre les deux signifiants « grec » et « nazi » est loin de pouvoir se réduire au seul affrontement du bloc « Athènes » contre le bloc « Jérusalem ».

C’est d’ailleurs – autre parenthèse – ce que nous dit la chronique des rapports entre le nazisme et le christianisme et, en particulier, le catholicisme. On entend souvent dire qu’Auschwitz ne serait jamais arrivé si l’Europe n’avait pas été préalablement travaillée, labourée, par un antisémitisme plus ancien qui était l’antisémitisme chrétien. On dit, on répète, que le christianisme et, principalement, le catholicisme ont pavé la voie du nazisme et acclimaté ses énoncés. Eh bien, je ne crois pas cela. Je crois que, si l’on écoute bien ce que dit Paul de Lagarde, ce que dit Rosenberg, ce que dit, par conséquent, le propre ministre de la Conception du monde de Hitler, si l’on entend bien les projets hitlériens de fonder une nouvelle Eglise, une Eglise nationale du Reich, qui ne soit ni l’Eglise juive bien sûr, mais ni l’Eglise catholique davantage, ni vraiment l’Eglise protestante, si l’on prête vraiment l’oreille à ce projet de créer une Eglise qui soit vraiment une Eglise nouvelle, si l’on fait bien attention à cela, alors il faut se résoudre à l’idée que le nazisme n’a été possible, au contraire, que dans une Europe et dans un pays qui avaient été, comme dit Freud, en 1939, dans son dernier livre, son livre testament, Moïse et le monothéisme, mal labourés par le christianisme, Freud dit exactement « mal baptisés » – oui, Freud établit que, si le nazisme est arrivé, s’il est arrivé en Allemagne et s’il n’est, sous cette forme, arrivé nulle part ailleurs, ce n’est pas parce que l’Allemagne aurait été gangrenée par un catholicisme antisémite très ancien, mais parce que le catholicisme n’y avait pas fait tout le trajet qu’il avait pu faire ailleurs, parce que l’imprégnation chrétienne et, en particulier, catholique de l’Allemagne a été à la fois trop tardive (en gros, la Réforme et le luthéranisme, c’est-à-dire extrêmement tard), trop partielle (au moment de Luther, seules la rive gauche du Rhin, la Bavière, la Westphalie sont vraiment christianisées) et souvent superficielle (incapable d’arraisonner, éradiquer ou, en tout cas, soumettre, le « petit sacré » païen et préchrétien qui occupait le terrain – incapable de venir à bout, c’est toujours Freud qui parle, du « fond polythéiste et barbare » qui est la vérité de l’Allemagne).

Cela change, évidemment, beaucoup de choses. Cela change, ou devrait changer, déjà, la question politique des alliances. Cela change, ou devrait changer, la perception que les Juifs ont de ce que sont les amis de Jérusalem et de ce que sont ses ennemis. Et puis cela change tout quant au déploiement de cette guerre métaphysique entre Athènes et Jérusalem qui est le sujet de notre rencontre de ce soir. Il est exact de dire qu’elle atteint, cette guerre, son point culminant avec le nazisme. Mais à condition de préciser que le nazisme n’est la défaite de Jérusalem que parce qu’il est aussi la défaite de la version moderne, romaine, catholique, de l’esprit d’Athènes. Tout cela fut assez bien compris par Vatican II. Car Vatican II, comme chacun sait, abolira les références antijudaïques dans le discours catholique. Mais Vatican II – et cela, on le sait beaucoup moins tant on a les yeux fixés (à juste titre, bien sûr !) sur la suppression de la messe en latin et sur la suppression, dans les prières de base, des énoncés antisémites – débarrassera aussi l’Eglise de toute cette part préchrétienne, de toute cette part de romanité qui n’est pas la romanité catholique mais qui est la romanité préchrétienne et dont les nazis pensaient qu’elle avait été étouffée, arasée par la catholicité apostolique et romaine.

Donc c’est mon troisième point : le moment nazi c’est, bien sûr, un épisode – majeur – de la bataille d’Athènes contre Jérusalem. Mais pas dans les termes en noir et blanc où le pensait la tradition philosophique. Pas de la façon dont a commencé d’opérer la tradition du judéocide philosophique que j’évoquais tout à l’heure et qui va de Spinoza à Heidegger et au-delà. Non, Athènes contre Jérusalem et contre Athènes. Athènes contre Jérusalem, toujours Jérusalem – mais aussi contre l’Athènes devenue Rome et venant, à ce titre, au secours de Jérusalem dans sa résistance de longue durée contre l’offensive de l’autre Athènes, de la première Athènes. C’est ainsi.

4. Quatrième remarque, maintenant. Nous sommes après Auschwitz. Or qu’est-ce qui se passe après Auschwitz ? Je veux dire : qu’est-ce qui se passe vraiment, dans l’ordre de la pensée ? Eh bien, ce qui se passe c’est d’abord (je l’évoquais la semaine dernière à la Cité des Récollets, dans le cadre de l’autre institution, l’Institut d’études lévinassiennes) une paralysie de l’intelligence, une peur – « on ne peut plus philosopher après Auschwitz ». C’est aussi, naturellement, un affaiblissement jamais vu de l’esprit de Jérusalem qui a failli perdre définitivement la partie, qui a concrètement perdu six millions de ses porteurs, qui a été effacé de régions entières de l’Europe, qui a été quasi éradiqué, par exemple, d’Allemagne et qui, dans un cas comme celui-là, a bel et bien fait place nette pour que rayonne l’esprit d’Athènes – le mauvais ou le bon, c’est selon. Mais ce qui se passe c’est tout de même aussi, soyons sérieux, que Jérusalem est toujours là. Ce qui se passe c’est qu’Hitler, quelque ravage qu’il ait pu faire, a quand même bien perdu la guerre. Je disais le contraire dans La Barbarie à visage humain. Je disais qu’il était « vainqueur de ses vainqueurs » et continuait de hanter l’Europe. Mais c’était manière de dire. C’était une manière de mettre en garde. Et c’était faire l’impasse, surtout, sur un événement prodigieux dont je ne percevais pas, à l’époque, les signes avant-coureurs et dont j’allais pourtant être, quelques années plus tard, un des témoins – ou acteurs – privilégiés : la prodigieuse résurrection d’un judaïsme surgi des décombres et nous revenant comme, dans la Bible, le reste d’Israël…

Cet événement de pensée, il cristallise autour de trois grands noms.

Celui d’Emmanuel Levinas – le Levinas de Totalité et Infini, le Levinas qui prend ses distances avec Heidegger, le Levinas qui devient ce philosophe de la pensée juive, ce penseur d’un Israël conçu comme une catégorie de l’Etre, qui fait trait d’union pour beaucoup de ceux qui sont ici.

Celui de Leo Strauss – Juif allemand, émigré aux Etats-Unis, qui prononce, quelques années après la guerre, une conférence tout à fait essentielle, mémorable et essentielle, dont on a l’impression que le projet même du nazisme, ce projet judéocideur qui est repris, pour partie, de la philosophie occidentale, était de la rendre imprononçable (elle s’intitule, cette conférence, en écho, j’imagine, au Pourquoi nous sommes encore pieux de Nietzsche, Pourquoi nous restons juifs).

Et puis celui, enfin, de Franz Rosenzweig : il est antérieur, naturellement ; L’Etoile de la rédemption, son grand œuvre, fut conçu et écrit bien avant Auschwitz, dans le feu des batailles de la Première Guerre mondiale, en Macédoine ; mais c’est dans les années d’après-Auschwitz que le livre trouve sa caisse de résonance et sa vérité (dans certains cas, dans le cas de la France par exemple, le livre n’est disponible en traduction qu’au début des années 1980, trente-cinq ans donc après Auschwitz – c’est dire !).

Levinas… Leo Strauss… Rosenzweig… Je les rassemble ici, ces trois noms, car ils disent, tous trois, plusieurs choses – ils s’accordent sur trois propositions éminemment modernes, complémentaires, et que je vais essayer de détailler.

Première proposition : Jérusalem n’est pas morte. Jérusalem est atteinte, certes. Jérusalem est touchée. Jérusalem est atrocement affaiblie. Mais Jérusalem, en même temps, n’est pas morte. Et, de cette épreuve où elle a failli mourir mais n’est pas morte, elle sort paradoxalement renforcée. Jérusalem, en d’autres termes, a résisté et cette résistance est, à soi seule, une victoire. Ou mieux : son nom est vivant ; il est, s’accordent à penser Leo Strauss, Levinas et les disciples de Rosenzweig, plus vivant qu’il n’a jamais été ; et le résultat concret de cette vitalité c’est qu’Israël n’est plus ce résidu, cette séquelle, ce vieux bois dont on ne fait plus que des croix, qu’imaginaient, jusqu’à Claudel, les mieux attentionnés de ses amis chrétiens.

Deuxième chose sur laquelle les trois s’accordent : contrairement à ce que pensaient Hegel et la plupart des philosophes traditionnels, Jérusalem n’est pas le nom d’une vague peuplade, persévérant dans un vague être, s’entêtant dans une vocation obsolète et des usages particuliers. C’est un nom universel. C’est un des noms de l’Universel. C’est une métaphore de l’Universel car c’est une métaphore de l’humain. Dit autrement : cette nation qui n’en est pas une, cet « en plus » des soixante-dix nations, ces 600 000 Hébreux qui campent séparés, à part des « vraies » nations, ces parlêtres qui ont fait le choix étrange de « faire » et puis d’ « écouter », ils sont un autre nom de l’humain et de sa condition. Rosenzweig le disait déjà de la première à la dernière page de L’Etoile. Levinas le répète dans tous les textes (notamment de Difficile Liberté) où il évoque l’universalisme d’Israël, l’élection qui n’est pas un droit mais un fardeau, le messianisme comme surcroît d’obligation, l’être-juif comme témoin d’une définition exigeante de l’humain. Leo Strauss, à sa manière, cryptée, passera son temps, jusqu’à sa mort en 1973, à le dire et répéter lui aussi : le nom juif est un nom dont la valeur, la validité, tiennent à ce qu’il dit l’humain et non une catégorie de l’humain.

Et troisième chose enfin sur laquelle les trois s’accordent : non seulement Israël est un autre nom de l’universel, mais c’est le meilleur de tous – non un nom parmi d’autres, mais un meilleur nom que les autres, peut-être le plus riche, le plus fécond, de tous. C’est ce que sous-entend Rosenzweig dans sa métaphore de la vérité qui se scinde, qui se dit en deux voix et en deux voies, la catholique et la juive. C’est ce qu’entend Levinas dans sa réflexion sur un universel séminal, de rayonnement et non de développement, un universel qui vaudrait pour tous mais sans pour autant convertir, sans même s’expliquer, ou alors, oui, en s’expliquant, en s’illustrant – mais, comme dit le prophète, « pour rien », en « plaidant pour rien », en « œuvrant pour le néant ». Quant à Strauss, il a une thèse originale mais qui va dans le même sens et qui consiste à dire que l’Universel juif est un meilleur universel en ce qu’il est un point de vue à partir de quoi on peut voir les failles, les deux failles de l’autre universel, le rival, le mauvais, celui de la romanité grecque et chrétienne. Les deux failles ? C’est d’abord ce que Milner appellera, beaucoup plus tard, le triomphe du quelconque. Et c’est, d’autre part, ce que Levinas nomme, tout de suite, la persistance de l’esprit des bois. Eh bien, c’est ce que montre Jérusalem, selon Leo Strauss. C’est ce qui se voit depuis Jérusalem, explique Leo Strauss. Dites Jérusalem, énonce Strauss, et vous verrez Athènes travaillée, déchirée, minée par ces deux maux : un faux universel, d’une part, qui tourne à la généralité vide, qui technicise les relations entre les humains ; la résurrection, d’autre part, sous le manteau de ce faux universel, du petit sacré, de l’esprit du lieu, du particularisme le plus obtus et le plus étriqué. Pour le dire en termes contemporains, et prendre un exemple très concret : Jérusalem, le point de vue de Jérusalem, c’est ce qui permet de voir un pays comme le nôtre, la France, travaillé par deux forces mauvaises, absolument complémentaires, fonctionnant comme un étau car exprimant les deux volets de cette maladie de l’Universel : le jacobinisme, d’un côté, la matraque de l’universel fabriquant de l’uniforme ; l’esprit local, de l’autre, le populisme des racines, le folklore.

Voilà. C’est cela qui advient après Auschwitz. C’est cette prise de conscience. C’est cette résurrection. Cette revanche. C’est cette Europe (« vieille » ou « nouvelle », proprement européenne ou devenue américaine, peu importe) qui redevient juive à travers les trois grands noms que j’ai dits et qui, à travers eux, à travers leurs livres, découvre les grandes failles de cet esprit d’Athènes qui se croyait triomphant. C’est ce que je n’avais pas vu à l’époque de La Barbarie à visage humain et que je vois aujourd’hui : le triomphe, après la nuit, de l’esprit de Jérusalem. C’est ce qui m’échappait, jusqu’au Testament de Dieu compris : ce champ de bataille métaphysique complètement redessiné au bénéfice d’une Jérusalem à la nuque plus raide que jamais – et qui contre-attaque.

5. Cinquième et dernière remarque – et non la moindre. Ce retour à Jérusalem se dit en grec. Ce point que marque Jérusalem dans sa guerre métaphysique contre l’esprit d’Athènes, ce triomphe éclatant, cette revanche, s’énoncent dans une langue qui reste, paradoxalement, celle d’Athènes. La chose pourrait s’énoncer en juif, en hébreu, dans la langue du Sinaï. Il devrait, ce judaïsme qui redresse la tête et qui la redresse non seulement en Israël, non seulement dans la société juive, mais dans les nations en général, il pourrait et devrait trouver ou retrouver les mots qui diraient l’entièreté de sa victoire. Eh bien non. Justement pas. Comme si on évitait le choc frontal. Comme si on jouait délibérément la carte d’une paix de compromis. Et quelle paix, puisqu’elle passe par la langue ! Et quel compromis puisque la chose s’énonce en français, en anglais, en allemand, c’est-à-dire, chaque fois, vous le voyez bien, en grec !

C’est clair chez Rosenzweig, qui se fait un devoir de parler grec, une des langues du grec, c’est-à-dire l’allemand, et qui a, avec l’hébreu, les problèmes que vous savez et qu’il exposera dans sa correspondance avec Scholem.

C’est clair chez Levinas, qui ne cessera de dire que tout le sens de son aventure intellectuelle est de faire entendre dans la langue des Grecs des principes que la Grèce ignorait ou que, dans le meilleur des cas, elle raturait dans une logique de palimpseste.

Et c’est clair, encore, chez Leo Strauss – d’abord, bien sûr, parce qu’il écrit en anglais ; ensuite parce que, dans le texte auquel je faisais allusion tout à l’heure, dans Pourquoi nous restons juifs, quand il évoque ce conflit entre Jérusalem et Athènes, c’est pour dire qu’il est en train d’arriver à une sorte de statu quo et même d’alliance ; mais enfin, et surtout, parce que, quand il dit Jérusalem, il pense Israël mais que, quand il dit Athènes, dans le langage codé qui est le sien, il pense Amérique, une Amérique venant en renfort de Jérusalem et devenant son principal allié pour les décennies et même le siècle à venir.

J’insiste. La guerre métaphysique entre les deux ayant été ce qu’elle fut, l’affrontement étant passé par ce sommet d’horreur que nous savons, on aurait pu imaginer une revanche moins clémente – on aurait pu imaginer une revanche de Jérusalem tournant le dos à ces langues de la Grèce qui, depuis des siècles, absurdement, follement, tournant elles-mêmes le dos à leurs propres intérêts et à ceux de leurs peuples, conspirant à leur propre ruine et à leur propre effacement, ont soit ignoré Jérusalem, soit tenté de l’éradiquer.

Alors pourquoi n’est-ce pas le cas ?

Une première explication est qu’ils parlent grec parce que c’est la langue de l’universalité facile ; ils parlent grec, comme Philon d’Alexandrie, pour se faire entendre ; ils parlent grec pour les raisons qui ont fait que les catholiques ont parlé romain et se sont installés à Rome. Pourquoi les premiers chrétiens ont-ils choisi Rome, demande Rosenzweig dans une lettre contemporaine de la publication de L’Etoile ? Ils auraient pu choisir Jérusalem à cause du Christ… Telle ville turque à cause de la Vierge Marie… Antioche… Alexandrie… Byzance… Il y avait mille choix possibles plutôt que Rome. Il y avait mille choix meilleurs que Rome qui, en ces débuts de bataille métaphysique, pouvait facilement passer pour la ville prostituée par excellence, la ville du vice, Babel. Mais non. Ils ont, vraiment, voulu Rome. Et Rosenzweig dit que, s’ils ont voulu Rome, si les premiers chrétiens ont choisi Rome, c’est à cause de Pierre, bien sûr ; c’est à cause de Paul, évidemment ; mais c’est, d’abord, parce qu’ils trouvaient, à Rome, une logistique et une syntaxe qui faisaient bien leur affaire. La logistique, c’est celle de l’Empire – et elle sera bien utile quand il s’agira de s’étendre et de convertir. La syntaxe c’est la langue romaine, admirable de précision, bon véhicule de parole et pensée. Eh bien, toutes proportions gardées, c’est la même chose pour les tenants de la pensée juive d’après Auschwitz. Il n’est pas question de conversion, évidemment. Mais, à cette réserve près, à la réserve près de l’apostolat, à la réserve du fait qu’il ne s’agit ni pour un disciple de Rosenzweig, ni pour Strauss, ni pour Levinas, de convertir et de prêcher, choisir la perpétuation du parler grec (c’est-à-dire du parler anglais, français, allemand) c’est choisir le bon porte-voix, la bonne façon de se faire entendre – Levinas le dit, presque en propres termes, dans ses interventions au Colloque des intellectuels juifs de Neher, Fleg et Halpérin ou dans les notes de Difficile Liberté

La deuxième raison, c’est celle que j’évoquais la semaine dernière, aux Récollets. Les trois savaient que Jérusalem a, elle aussi, son mauvais démon, son malin génie, sa menace intime, à savoir la tentation de l’idolâtrie. Les trois savaient que la pensée juive court, elle aussi, comme la grecque, le risque de sombrer dans ce que Levinas appelle l’esprit des bois, la ferveur irrationnelle, le mystère obscur, le goût de la forêt profonde, la mystagogie, etc. – ce sont les mots de Levinas, mais ce pourraient être ceux de Leo Strauss ou de Franz Rosenzweig et ce sont ceux, surtout, des grands et petits prophètes, vitupérant, après et avant l’exil, la tentation permanente de Baal chez les enfants d’Israël. Et je crois donc que là est la deuxième raison, pour Jérusalem, à l’heure où elle reprend l’avantage, de ne pas humilier, de ne pas faire plier, mais, au contraire, de tendre la main à Athènes et de composer avec Athènes. Lorsque Strauss continue de parler grec (c’est-à-dire, je le répète, anglais) c’est une manière, pour lui, d’éviter le judaïsme superstitieux. Lorsque Rosenzweig continue de parler grec (c’est-à-dire, dans son cas, allemand) c’est pour conserver le meilleur de la rationalité occidentale et socratique. Lorsque Levinas continue de parler grec (c’est-à-dire, dans son cas, français) c’est sa manière de rester fidèle aux commandements de ses maîtres de Vilnius – Rabbi Haïm de Volozine et, bien sûr, le Gaon lui-même – quand ils prônaient un judaïsme fondé sur les lumières de l’étude et non sur les obscurités de l’effusion. Pour tous les trois, composer avec Athènes au moment où, dans la vieille guerre métaphysique, Jérusalem marque un point décisif, c’est une façon de tenir à distance cet esprit de mystère et de transe qui faisait si peur aux sages lituaniens. Parler hébreu et grec, prendre l’hébreu naturellement mais aussi le meilleur du grec et de ses langues profanes, c’est comme une assurance de plus, une assurance redoublée, contre les infiltrations toujours possibles des agents doubles de la pensée des bois.

Et puis je crois enfin – et là, je ne sais pas du tout ce que Benny aurait pensé de cette thèse – que, dans les trois cas, pour l’esprit de Jérusalem tel qu’ils l’incarnent tous les trois, pour leur façon, à tous les trois ou à leurs disciples, de conserver, dans la modernité du XXe puis du XXIe siècle, la langue d’Athènes alors même qu’ils pensent Jérusalem, il y a une dernière explication : une manière de commencer de rayonner, de commencer de parler aux nations, de commencer d’assumer cette vocation pour l’humain, cette façon d’être sans l’être, ce destin métaphorique dont je vous parlais tout à l’heure et dont les trois s’accordent à penser que c’est le cœur de l’existence juive et de sa pensée. Il ne s’agit pas – faut-il le rappeler une dernière fois ? – de « convertir » qui que ce soit au génie du judaïsme. Mais, dans ce nouveau rapport de forces stratégique que nous vivons aujourd’hui, nous sommes à un moment où Jérusalem, pour la première fois, ose en conter à Athènes ; nous sommes à un moment où le rapport de forces a commencé de s’inverser au point que Jérusalem est vraiment en position de faire entendre dans la langue de la Grèce des principes que la Grèce seule n’a pas conçus ; nous sommes à un moment, si vous préférez, où Jérusalem ose vraiment faire entendre, dans le chœur des nations, des vérités, des théorèmes, qui n’existaient pas avant elle et qui n’existeraient pas sans elle ; autrement dit encore, dans la guerre métaphysique dont nous parlons, dans cette paix armée entre Jérusalem et Athènes (Jérusalem n’est pas Athènes ! les Juifs ne sont pas des Grecs et ne le seront jamais ! d’où le fait que je dise « paix armée »), les Juifs en sont au point où ils se permettent de faire entendre aux Grecs un certain nombre de principes auxquels les Grecs, sans cela, auraient continué de ne rien entendre et d’être aveugles ; et ils ne peuvent faire cela qu’en parlant, eux aussi, le grec.

C’est ce qui est arrivé à Sartre, par exemple, dans ses dialogues avec Benny.

Dans L’Espoir maintenant, dans ce dialogue entre ce jeune homme qu’était Benny et ce vieil homme en train de devenir un jeune homme qu’était Sartre, c’est exactement ce qui se produit.

Voilà la parole juive qui féconde, enrichit, fait bouger la parole grecque, et le fait sur des points ô combien essentiels.

Voilà une autre façon de penser l’histoire et son rapport à l’Etre, une autre façon de penser l’humain et la question d’autrui, une autre façon de penser la morale et la question de la dette, voilà l’idée d’une dette qui n’a jamais été contractée, qui ne sera jamais acquittée et dont l’acquittement infini est néanmoins le propre de l’humain : tout cela, ce sont des idées juives, venues du judaïsme et qui, dans ce dialogue Sartre-Benny, se disent dans une langue qui n’est évidemment pas la langue de la pensée juive mais le français. Idem pour l’idée, venue dans ce dialogue, d’une histoire messianique qui n’est plus une histoire providentielle…

Même chose pour l’idée d’une histoire messianique qui, dans le texte de Sartre et de Benny, décrète la fin de la fin, la fin de la téléologie, la fin de la fin augustinienne et chrétienne : c’est un message qui, s’il était entendu, bouleverserait, dans le bon sens, les soixante-dix nations (je ne sais plus combien il y a de nations à l’ONU : sûrement plus de soixante-dix ; mais cela ne fait rien – pour moi, ce sont toujours les mêmes soixante-dix plus, donc, la soixante et onzième…) ; or c’est un message qui, lui aussi, vient de Jérusalem ; c’est un apport direct de Levinas et, donc, indirect de Jérusalem ; et ce message juif, archi-juif, est, lui aussi, un message qui se dit en grec.

Même chose, encore, pour la définition de l’humain telle que Levinas la formule après Rosenzweig. Là aussi, la réflexion lévinassienne permet d’ouvrir une brèche dans un champ de bataille où Athènes s’enlisait depuis très longtemps, où elle pataugeait, où elle ne savait, littéralement, pas où elle était : la bataille de l’humanisme et de l’antihumanisme ; la bataille de la philosophie du sujet et de ses fractures modernes ; la guerre, métaphysique pour le coup, de Jacques Lacan contre Descartes, des tenants d’un sujet à l’ancienne seul capable, pensait-on, de fonder les droits de l’homme et des théoriciens d’une subjectivité vide, d’une subjectivité courant d’air ou réduite à ses sous-sols et réputée, pour cela, incapable de soutenir une morale ou une politique dignes de ce nom. Eh oui, le message de Jérusalem tel qu’il est porté par Levinas, son idée d’un sujet déplacé mais pas siphonné, vidé de son être mais tout entier otage d’autrui, permet de régler et d’arbitrer cette bataille-là, permet d’offrir un troisième terme qui intervient dans ce faux débat, fait taire son mauvais vacarme et y introduit, de nouveau, quelques clartés. Une parole juive qui, dite en grec, introduit, à nouveau, un bougé décisif dans le grec.

Ah ! on n’en est plus au temps d’Hermann Cohen, le grand philosophe néokantien juif allemand qui disait aux chrétiens, donc à Athènes : « ne vous inquiétez pas ! ce n’est pas grand-chose, l’esprit juif ! c’est juste un petit plus dans le paysage de l’esprit prussien ! c’est juste une forme exaltée, épurée, des belles vertus allemandes. »

On n’en est plus aux Brunschvicg, Cohen-Salvador et autres israélites français qui disaient, de la même façon, sur le même ton : « pas une affaire, le judaïsme ! pas de quoi fouetter un chat ni déranger le bel ordonnancement de vos cathédrales métaphysiques ! c’est à peine un petit peu mieux que la grande Révolution française ; c’est un supplément d’âme, une coquetterie, pour des gens qui, rassurez-vous, se sentiront toujours plus proches d’un antisémite français que d’un juif oriental et folklorique. »

Non. On n’en est plus là. Les trois noms que je cite et les quelques noms qui viennent après eux – à commencer par celui que nous célébrons ce soir, celui de Benny Lévy – en disent beaucoup, beaucoup plus que ça. Ils sont tous les trois, tous les quatre, arc-boutés à cette singularité du nom juif, dont ils n’en finissent pas de scruter et de creuser la spécificité magnifique. Et je crois que la caractéristique de la période actuelle c’est, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le disent ou pas – et Benny Lévy, par exemple, ne l’aurait certainement pas dit –, que Jérusalem est en train, depuis Auschwitz, de contribuer au sauvetage, à la rédemption d’Athènes et le fait, du coup, dans sa langue.

Jérusalem était la part obscure de l’Europe gréco-latine. Elle est ce que l’Europe a voulu (et continue peut-être de vouloir – cf. Les Penchants criminels de Jean-Claude Milner) humilier et exterminer. Et il est évident que cette bataille, qui n’est pas seulement métaphysique, est loin, hélas, d’être finie. Néanmoins, malgré cela, la Jérusalem que je dis, cette Jérusalem qui s’affirme, ce judaïsme positif et glorieux, ce judaïsme de pensée, ce judaïsme qui n’est plus ni celui d’Hermann Cohen ni celui de Jean-Paul Sartre dans Réflexions sur la question juive, ni, encore moins, celui de Raymond Aron dans ses Mémoires, ce judaïsme qui tourne le dos à la honte, à la négativité, au ressentiment, à la victimologie, a eu, et a de plus en plus, un rôle absolument capital : à l’Europe hébétée d’après-Auschwitz, à cette Europe qui s’était interdite de pensée et, d’une certaine manière proscrite, la pensée juive a rendu un peu de son honneur et de son esprit.

Les Juifs le savent. Ils savent que ce nouveau rôle leur incombe. Ils savent qu’ils ont cet étrange rendez-vous avec eux-mêmes et avec les nations. Et c’est la dernière raison qui les fait composer avec Athènes. C’est ainsi, moi, en tout cas, que je suis juif.


Autres contenus sur ces thèmes