Le Caire, depuis la semaine dernière, pour tenter d’observer, à partir de son épicentre, l’incalculable séisme qui secoue le monde arabe. J’y reviendrai, bien sûr. J’y reviendrai dans le détail. Mais comment ne pas saluer, déjà, le formidable désaveu qui, de Bahreïn à Tripoli, d’Alger à Sanaa, aura été infligé aux tenants d’une Histoire immobile, vécue comme une fatalité, figée dans ses mauvais destins ? et comment, surtout, ne pas être sidéré par le courage de ces hommes et femmes qui affrontent, à mains nues, des forces de répression que le contre-exemple égyptien semble avoir décidé à ne rien céder du tout ? Ces révoltes arabes contre la dictature, il faut, pour le moment, les soutenir sans réserve.
Nouvelles, depuis Paris, de l’entrée en campagne officieuse d’un certain Dominique Strauss-Kahn. Et, en face, le très vilain murmure qui lui fait aussitôt écho. Les uns, à droite : cet homme sans terroir ni territoire, ce déraciné définitif, ce Français de papier qui n’a jamais appris à flatter le cul des vaches, que sait-il de la « France rurale » ? qu’a- t-il à nous dire de la France qu’on « aime bien » ? de quel droit prétend-il incarner le « pays réel » ? Les autres, à « gauche » : comment un directeur du FMI, exilé à Washington depuis quatre ans, familier de la haute finance, peut-il porter les couleurs de son parti ? incarner l’espoir des simples gens de son pays ? comment le nouvel homme à la vaisselle d’or, ci-devant affameur des « Pigs » (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne), ne serait-il pas, le moment venu, l’allié objectif de l’« ordre libéral » ? Le double visage d’une « idéologie française » qui ne se lasse décidément pas de donner raison à ses pourfendeurs.
Je me souviens de Jean-Paul Dollé qu’un dernier carré d’amis – Roland Castro, Régis Debray, Gilles Hertzog, moi-même, d’autres… – enterraient, la semaine passée, dans le cimetière de Beaugency. N’a-t-il pas donné, à la fin des années 1970, un livre qui s’appelait L’Odeur de la France ? Et ne l’ai-je pas, ce livre, en pleine époque des nouveaux philosophes, moi-même publié ? Oui, bien sûr. Mais justement. Il était une fois une France dont l’odeur était aussi celle de ses œuvres les plus hautes. Il était une fois une patrie de l’idée, au parfum d’universalité, dont un post-maoïste pouvait rappeler qu’elle n’est jamais si grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. Il était une fois, oui, un philosophe et poète qui, quand il disait « la France », faisait venir à la pensée un peuple de communards, dreyfusards, maquisards dont un autre de nos amis, Pierre Goldman, dont il sera le biographe, évoquait l’infracassable grandeur. Quel recul. Quelle tristesse.
Et « La France moisie » de Philippe Sollers… Et cet article de 1999 auquel Sylvie Pierre-Brossolette, dans le film qu’elle consacre à l’auteur de Paradis, ne peut manquer de faire allusion et que le télespectateur, plus de dix ans après, reçoit encore, hélas, 5 sur 5… On aimerait ne parler que du reste. On aimerait ne voir ni n’entendre que la beauté de ces images et l’impression qu’elles dégagent de jeunesse à volonté. Il faudrait pouvoir ne prêter attention, dans ce film, qu’à cette invention d’un style et, donc, d’une façon d’exister, à cette façon d’être habité par la lumière et la beauté de l’art et, par conséquent, du monde, qui sera l’autre « empreinte » de Sollers. Mais non. Époque oblige. Misère de sa chambre d’écho et des miroirs hideux qu’elle nous tend. L’interminable glas du fascisme à la française.
Et le cas Jardin… Je n’ai pas lu le livre consacré par Alexandre Jardin à Jean Jardin, son grand-père, qui fut le collaborateur de Pierre Laval. Et je ne l’ai, ici, évidemment pas sous la main. Mais je repense à la violence ahurissante des réactions qu’il a suscitées. Je pense à ce torrent de fiel, ces insultes, ces faux témoins convoqués pour dire l’esprit de mesure de l’aïeul et la vilenie mercantile du petit-fils. Je réentends le glapissement des bien-pensants qui, furieux d’avoir perdu l’« enfant magique » d’autrefois et de retrouver, en lieu et place, un « procureur » acharné à « salir le nom des Jardin » , nous resservent leur éternel couplet sur le pétainiste-résistant qui, d’une main, envoyait les juifs à la chambre à gaz et, de l’autre, prétendait en sauver quelques-uns. Peu importe, encore une fois, le livre. On a là un Français qui tente, avec probité, de vider l’armoire aux poisons familiale. On a, en face, la vieille meute affolée qui, parce qu’il prononce le mot mémoire, ne sait rien faire de mieux que sortir le revolver à injures. Eh bien, cela fait un contexte. Et même une atmosphère.
En attendant, l’émir du Bahreïn tue. Le colonel Kadhafi lance son appel à la guerre civile et se conduit comme un boucher. L’un des rares opposants crédibles à la dictature Bouteflika en Algérie, mon ami Saïd Sadi, se fait insulter dans la presse de son pays et parfois, aussi, dans la nôtre. Et la puissance nucléaire du monde arabo-musulman – à savoir le Pakistan – commence de renverser ses alliances pour, dans l’indifférence générale, appuyer la Shura des talibans, laisser les agents de l’Isi soutenir de plus en plus ouvertement le djihad et, last but not least, inviter près de 11 000 soldats chinois au Gilgit-Baltistan. Normal ? Pas tout à fait. Mais, sur cela aussi, je reviendrai.
Deux solutions, à partir de là. Soit l’effroi du capitaine Achab repensant à sa première baleine (pour moi, il y a quarante ans, déjà le Pakistan) et confronté à l’« horreur des abîmes » qui s’ouvrent à nouveau face à lui. Soit (et, à tout prendre, je préfère cela) l’increvable passion de Musil murmurant, à l’heure du plus haut péril : « allez, allez ! Il n’y a que le tragique qui fasse penser. »
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