Voyage éclair à Washington pour présenter, devant le Congrès, mon film, L’Ukraine au cœur.

Il a été diffusé, en France, sur France 2.

Puis sorti, en salle, sur tout le territoire américain.

Mais, là, dans quelques heures, le Congrès !

Le cœur de la démocratie américaine et, qu’on le veuille ou non, mondiale !

Et le lieu où, pour une part, se joue le sort de Taïwan et de Mexico, de Jérusalem et de Kyiv…

Je suis bouleversé par l’honneur fait à ce journal de bord, filmé par un écrivain français.

Reconnaissant à l’ambassadrice ukrainienne Oksana Markarova qui a bataillé pour que la projection ait lieu le jour de la rentrée parlementaire et à quelques heures, peut-être, du vote des 61 milliards d’aide militaire cruciaux pour l’armée de Zelensky.

Et écrasé par cette responsabilité : tant d’amis de Kherson et de Zaporijia, tant de camarades laissés dans les tranchées de Bakhmout, tant de combattants et de civils, de héros modestes ou glorieux, qui sont les personnages du film, qui ont lu la nouvelle sur les sites ukrainiens et qui appellent : le représentant du Texas sera-t-il là ? et de l’Iowa ? et le congressman X ou Y dont les Ukrainiens savent qu’il est réticent à les aider ?

Mon émotion est à son comble lorsque j’arrive au Capitole.

C’est la première fois que je réalise qu’il faut, pour y parvenir, gravir une colline.

Comme à Jérusalem… Comme à Rome… Comme dans toutes les terres destinales où s’écrit un peu plus que l’histoire de ceux qui y habitent…

Les États-Unis ne se sont-ils pas voulus une seconde Rome ? et une nouvelle Jérusalem ?

The shining city upon the hill…

La ville illuminée en haut de la colline…

Ainsi parlaient les Pères fondateurs qui se voulaient de nouveaux Enée fuyant, non Troie, mais Amsterdam, Londres ou Paris en proie aux flammes des guerres de Religion et accostant sur cette terre où ils refondaient l’Europe.

Ainsi pensaient les inventeurs de cette nation transnationale qui, même traînés dans la boue à Harvard, demeurent des énigmes de la grandeur humaine et mériteraient bien un mont Rushmore pour eux tout seuls.

Et c’est vrai que le Capitole, ce soir, comme tous les soirs, brille de tous ses feux, en haut de sa colline.

On l’a tellement brocardé à coups de House of Cards !

On l’a tellement vu humilié, profané, souillé, lors du coup de force des trumpistes il y a trois ans !

On en a oublié à quel point, avec son irrémédiable naïveté et son inexplicable jeunesse, le Capitole est beau…

C’est la révérende Margaret Kibben, aumônière de la Chambre, qui ouvre la séance.

Puis la représentante Marcy Kaptur et ses collègues Joe Wilson, de Caroline du Sud, Jim Costa et John Garamendi, de Californie, qui martèlent que la défense de l’Ukraine est une question de sécurité nationale.

Et puis c’est, face à une salle comble où sont aussi venus des sénateurs, des fonctionnaires du Pentagone et du département d’État, la projection du film.

S’est-il trouvé, dans les travées de cette étrange Cité faite de cinquante États, une âme indécise, ou quelques âmes, pour avoir vu derrière les chiffres, les courbes et les chantages de maquignon qui sont leur ordinaire (OK pour ton budget ukrainien, mais tu nous lâches notre mur mexicain) des visages de femmes, d’enfants et d’hommes écrasés de douleur ?

Je l’espère.

Mais je sais que les États-Unis sont, pour le pire et le meilleur, l’endroit de la planète pour lequel semble avoir été inventée la théorie du « battement d’ailes de papillon dans l’Atlantique Nord » qui, par les voies de quelque secrète et quantique physique, déclenche un tremblement de terre à l’autre bout de la planète.

Pour le pire ? La plus mondiale des élections y est le résultat de cinquante élections locales qui se jouent sur d’obscures affaires de fermeture de mine dans l’Iowa ou de prix du blé dans le Minnesota.

Pour le meilleur ? Cette nation de pionniers épicentraux s’étant conçue comme la fille aînée d’un libéralisme protestant qui fixe pour mesure au Politique, non la foule ou le parti, mais le sujet, l’individu et l’initiative de chacun, l’on n’y est jamais à l’abri d’un sursaut, d’une surprise, d’un bel et beau renversement.

Puisse cela être le cas pour ce vote ukrainien.

Puisse l’auguste assemblée, à l’instant décisif, avoir en tête le credo, qui est aussi le sien, de cet autre protestant, écrivain et français : je crois aux vertus du petit nombre car il est l’arbitre des destinées de tous.

Et puissent les États-Unis se souvenir qu’ils sont l’une des rares terres où, quand tout paraît perdu et que triomphent les Cassandre, un coup de dés est possible ; une roulette, non pas russe, mais américaine ; un grain de sable, un seul, jeté dans le broyeur du pire et qui fait dérailler sa machine.

Quitte ou double : une insurrection de quelques consciences et la victoire de l’Ukraine ; ou le début de la nuit de l’illibéralisme et de la barbarie.


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