Que les électeurs aient souhaité des maires plus proches d’eux, plus attentifs à leurs problèmes, leurs soucis quotidiens, leur vie, qu’ils aient sanctionné l’arrogance de certains sortants et donné une prime à l’humilité de tels ou tels nouveaux venus, c’est une chose. Que, de cette proximité, en revanche, on fasse un principe et un programme, qu’elle devienne le premier et le dernier mot de toute politique digne de ce nom, qu’on la transforme en idéologie et que cette idéologie vienne, tout à coup, nous dire : « la seule démocratie qui vaille, c’est la démocratie de proximité – une once de distance, une nuance, un maire qui, par exemple, ne passerait pas sept jours sur sept dans sa commune et oserait faire un peu de politique nationale, et c’est la démocratie même qui est fichue par terre », c’est une autre chose et cette autre chose est, je le répète, dangereuse pour l’esprit public. Il y a des courants de pensée qui, à gauche, ont fait de cette présence à soi d’un peuple impeccablement exprimé la formule d’une démocratie, non plus « formelle », mais « réelle » : on sait ce que cela a donné. Il y a une tradition qui, à droite, a théorisé cette idée d’une élite politique si parfaitement proche de sa réalité sociale qu’elle ferait corps avec elle et ne s’en distinguerait quasiment plus : c’est le maurrassisme, avec son rêve d’une communauté « naturelle » dont les chefs, « naturels » eux aussi, seraient comme des prolongements ou des émanations ultimes. La démocratie, c’est autre chose. C’est même, chez Montesquieu ou Tocqueville, l’exact contraire de ce mauvais mirage. Parce qu’elle implique des lois, des droits et des institutions, parce que l’institution c’est l’écart et que le droit c’est la médiation, parce qu’elle a pour premier effet de refroidir les passions communes en général et la passion communautaire en particulier, elle sépare la communauté d’elle-même en même temps qu’elle la rassemble. Proximité ? Non. Distance. Jeu réglé, plus exactement, de la proximité et de la distance. C’est la quadrature du politique. Et c’est une assez bonne raison de s’inquiéter de cette obsession du proche qui est en train d’envahir le champ du débat public.

De Philippe Sollers, dans le beau livre que lui consacre Gérard de Cortanze aux éditions du Chêne et qui paraîtra le mois prochain (en même temps que le tome 2 de La guerre du goût) : « je vais gagner contre mes contemporains, je n’ai aucun doute là-dessus »… Tout y est. Les femmes et la mère. Le fils, jusque-là si discret. Julia. L’Espagnole. La « Vénitienne », deux fois par an, rituellement. L’énigme du père mort, comme il a vécu, « sans confidences ». L’hispanité encore. Le girondinisme. La curieuse et profonde solitude. L’écriture. Les bureaux de Paris et de Ré. Les jeux du nom, du renom, du pseudo-nom – comment un écrivain « est tout entier dans le nom qu’il se donne » (fût-il, précise-t-on, le nom de son «géniteur»). L’aventure de Tel Quel. Le succès prématuré. La double bénédiction de Mauriac et Aragon – le Vatican… le Kremlin… – et le ressentiment qui, dès lors, ne pouvait que s’enfler, cristalliser et, le plus logiquement du monde, le poursuivre jusqu’aujourd’hui. Les clergés littéraires qui carburent au fiel. La passion, contre les clergés, de ne jamais se comparer. La guerre d’Algérie et Vichy. Le moment, en pleine guerre d’Algérie, où un certain général Hallier tente d’envoyer l’auteur du Parc se faire voir ailleurs, sur la ligne Morice, dans un des djebels les plus dangereux du pays. Londres. Bordeaux. La « Belle Garonne » de Hölderlin et celle de Stendhal. Le goût de la mer et des ports. Celui de se cacher en plein jour. Mai 68. Le Divin Bordel. Les maladies de l’enfance et ses maisons détruites. La volonté de bonheur. Le secret. Bref, une vie. Ou plusieurs. A la façon de Pythagore, dont la légende voulait qu’il eût vécu « vingt vies en une vie », un concentré d’expériences, sensations, libertés vécues, ruptures, fidélités obscures, entêtements, ruptures encore, qui nous est donné là, soudain, dans un heureux mélange de textes et de photos, le plus souvent inédites. Les écrivains ont un corps et ce corps est légion : ce n’est pas la moindre leçon de ce livre inattendu, très étrange, qui suscitera, je n’en doute pas, des réactions à la mesure du cas Sollers et de sa légende.

Interruption, pour cause de voyages puis d’écriture, du fil de ce bloc-notes. Eh oui ! cela existe encore les voyages « lointains ». Il reste, dans ce monde arasé, aseptisé, normalisé, des lieux qui ne sont pas encore contemporains les uns des autres. Il reste, pour parler comme Hegel et Kojève, quelques « provinces » de l’empire spectaculaire universel qui ne sont pas « alignées » et où il est difficile, quelque goût que l’on ait de l’ubiquité, de continuer de s’intéresser aux résultats des municipales ou aux remous provoqués par l’édition du journal de Paul Morand. C’est là que je serai, en fait ou en pensée, toutes ces prochaines semaines. Et c’est pourquoi je donne à mes lecteurs rendez-vous le 1er juin.


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