Jim Harrison, chez lui, dans le Montana. Hemingway parlait d’écrire des livres qui vivent plus longtemps qu’une voiture ou un chien. En sommes-nous là ?

La presse française (et américaine, bien sûr) pleine des vies et légendes d’Arafat. Souvenir, moi, de cette conversation avec Amos Oz m’expliquant que le leader palestinien était victime de ce qu’il appelait le « complexe de Saladin ». En gros : mieux vaut un Etat conquis dans le sang des batailles qu’à la table des négociations ; mieux vaut être ce combattant de la libération volant de sommet en sommet, un jour à la Maison-Blanche, un autre à l’Élysée, que le chef d’un petit pays du tiers-monde ayant à gérer des problèmes de chômage, de logement, de drogue, de corruption ; mieux vaut être Guevara que Castro, l’incarnation de la revanche arabe que le bâtisseur patient d’une nation fatalement décevante ; et voilà, insistait Oz, l’origine de cette singulière compulsion qui, de Septembre noir au Liban, du soutien à Saddam Hussein lors de la première guerre du Golfe au refus de l’offre de paix de Barak et Clinton, le fit chaque fois passer à côté de son propre destin et, bien sûr, du salut de son peuple.

Un autre écrivain américain. Un critique plus exactement, Jason Epstein, fondateur du New York Review of Books et, à ce titre et quelques autres, « patron » des jeunes critiques d’aujourd’hui. Ce qui frappe dans la littérature contemporaine, me dit-il, c’est son manque d’ambition et, au fond, son désespoir. Le problème, ce n’est pas l’imagination, non. Ni même le talent. C’est le désespoir, vraiment. C’est le désenchantement grandissant quant aux pouvoirs des livres et de l’écriture. Les jeunes écrivains de ce début de siècle ne sont pas mauvais, ils sont tristes.

L’Afrique, encore. Et, encore, la Côte d’Ivoire. Ce pays que j’ai connu, aimé, et qui faillit être, un temps, l’Etat vitrine de la décolonisation réussie. Les ressortissants français, bien sûr. Mais eux aussi, les Ivoiriens, déchaînés, enragés, jetés contre eux-mêmes et contre cette insupportable image de soi qu’incarne sans doute, à leurs yeux, la France. Après l’Afrique fantôme, l’Afrique de l’épouvante. Comme en Angola, au Burundi, au Rwanda, au Soudan, le spectre de la guerre civile, l’horreur, l’émeute sans mots ni programme, le siphon des passions chauffées à blanc où tourbillonne le pire – cette façon, inédite, de sortir de l’Histoire universelle et de sombrer.

Lu, avant de le rencontrer, la biographie de Norman Mailer par C. E. Rollyson. Ragots. Flicage. Écrivains, vos papiers. Tant d’énergie, de haine amourée et de recherches, tant de pages, de notes et notules, de témoignages, pour accoucher de cette montagne en forme de souris. Raconter une vie ? Oublions même la malveillance. Il manquera toujours, de toute façon, la force qui tenait les moments ensemble. Il manquera ce centre invisible, ce secret, qui fait qu’elle est, précisément, une vie. A la place, cette collection de moments isolés, séparés, qui sont comme des rêves, des mirages, des vieux textes effacés à la lumière du jour, des palimpsestes extraits du tombeau vivant – ils se défont dès qu’on tente de les lire et de les lier, ils tombent en poussière, ils s’effacent.

Tel est, au fond, le paradoxe de Bush, ce néo-évangéliste qui devrait, plus que tout autre, être attentif à ce qui distingue un laïque d’un religieux, un dictateur baasiste d’un fondamentaliste musulman et qui, aujourd’hui encore, répète pourtant qu’il est allé en Irak parce que Saddam et Ben Laden étaient les deux figures d’un seul et même axe du Mal. Cohérence de cet homme ? Sa part de sincérité ?

Fitzgerald à Asheville, North Carolina. Un écrivain devient-il légendaire quand il parvient à ne pas laisser de traces ? Peut-il être un autre Arkadin chargeant un détective de reconstituer sa propre biographie et tuant ensuite, un à un, les témoins ainsi débusqués par ce biographe à gages ? Ou doit-il se résigner à être comme l’auteur déchu de Tendre est la nuit dont je devine encore la silhouette, presque soixante-dix ans après, entre la fière maison Vanderbilt où on ne le recevait plus, la Fine Psychiatric Clinic rebâtie sur les cendres de l’hôpital où brûla Zelda et, au quatrième étage du hideux Grove Park Inn, la petite chambre 441 où une plaque rappelle pieusement qu’il connut quelques-unes de ses dernières joies ?

Ou bien l’Europe a des frontières et, alors, Bayrou a raison, la Turquie n’en est pas. Ou bien elle n’en a pas, Europe est l’autre nom, comme dans le mythe grec, de ce passage du détroit qui dément la notion même de frontière – et alors, en effet, se pose la question et s’impose, vite, la réponse : de cette Europe-là, de cette Europe dans les têtes plus que dans les terres, de cette Europe région de l’être autant que du monde et de la géographie, la Turquie fait évidemment, et forcément, partie.

Noté, dans les Carnets de Fitzgerald : « jamais de bonne biographie d’un écrivain ; il ne peut pas y en avoir ; s’il est vraiment bon, il est trop de gens à la fois. »


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