Semaine du 14 au 20 juin.
Lundi
Six mois déjà. Oui, six mois, jour pour jour, qu’un général factieux a pris le pouvoir à Varsovie. Six mois, que, jour après jour, s’installe là-bas l’ordre musclé, botté, militarisé que nous avions coutume, partout ailleurs, de baptiser « fascisme ». Et six mois pourtant que, jour après jour aussi, l’Occident tout entier opine, acquiesce et bénit même, d’une certaine façon, cette effrayante régression de l’Esprit. Oublier les Polonais ? Faire son deuil de leur martyre ? Les rendre à leur nuit, une fois pour toutes, et à ce catholicisme « obtus » qui, aux yeux de tous les esprits forts, ne pouvait que les condamner ? La tendance, j’en ai peur, est bien là. Elles ne disent pas autre chose, si on les lit de près, les menues commémorations à quoi, depuis quarante-huit heures, la presse s’est obligée. Et je finis même par me demander si l’on ne tiendrait pas ici, tout simplement, le seul, le vrai programme commun de la classe politique occidentale d’aujourd’hui…
Mardi
Restent les livres, néanmoins. Cette mince, vaine bibliothèque qui, seule parfois, continue de témoigner contre les forces de l’oubli. Et les quelques textes qui, çà et là, dans un climat d’indifférence tout de même assez colossale, demeurent comme de très lointains feux de brume et d’obscure solidarité. J’ai achevé ce matin l’excellent dossier consacré par Alain Touraine à la genèse, la structure, l’action des syndicats polonais. Et j’ai dévoré d’une traite, surtout, le prodigieux roman-vérité de Janusz Glowacki que publie mon ami, l’éditeur Olivier Orban. Il faut lire ce roman. J’ai rarement vu — et je pèse mes mots — plus efficace preuve de ce qui, sous la botte, fait qu’on a toujours raison de se révolter.
Mercredi
Où va l’Argentine ? Que deviendra Galtieri ? Et les civils vont-ils, comme on le chuchote partout, reprendre enfin le pouvoir ? Ce qui me paraît sûr, en tout cas, c’est que l’événement, s’il se produit, ne devra rien aux civils justement, ni à la gauche argentine. Qu’il se sera fait contre Castro, contre les sandinistes et contre tout ce camp « progressiste » qui, jusqu’à son dernier souffle, aura soutenu la junte. Qu’il aura déjoué tous les calculs de ceux qui, parmi nous, et là encore jusqu’au dernier moment, annonçaient que rien ne pourrait jamais sortir d’une aussi absurde, vétuste, indigne « guerre coloniale ». Et que le seul, l’entier mérite en reviendra à l’Angleterre et à cette Royal Navy dont j’écrivais il y a quelques semaines qu’elle était aussi porteuse d’une exigence démocratique. Et si Margaret Thatcher restait dans l’histoire de ce siècle comme le premier chef de gouvernement à avoir, depuis trente-cinq ans, osé combattre militairement le fascisme ?
Jeudi
Non, je n’étais pas à la manifestation convoquée devant l’ambassade d’Israël par ce singulier comité dit des « juifs de gauche ». Pourquoi ? Parce que nous n’avons probablement pas la même idée de la gauche. Probablement pas, non plus, la même conception du judaïsme. Et certainement pas, enfin, la même façon de lier, d’articuler, les deux choses. Un exemple parmi d’autres mais qui, au fond, les vaut tous : je crois être moralement, intellectuellement, presque physiquement, incapable, en quelque circonstance et pour quelque raison que ce soit, de proférer à la façon de certains d’entre eux : « J’ai honte des juifs… »
Vendredi
Comment leur faire comprendre qu’une guerre, même atroce, n’est pas toujours un « génocide » ? Qu’on peut dénoncer un massacre sans toujours, ni forcément, lui donner le nom d’« holocauste » ? Qu’on a cent fois le droit de trouver Begin antipathique, réactionnaire, impérialiste, mais qu’on n’a pas celui pour autant, de le comparer à Goebbels ? Que, face à son refus de traiter en « prisonniers politiques » ses prisonniers de guerre, on peut songer à l’Angleterre d’aujourd’hui et au sort des terroristes irlandais, pas à l’Allemagne nazie d’hier et à celui des résistants français ?
Samedi
Croisé tout à l’heure, à la hauteur de la station Concorde, un inconnu au visage hâve, grave. D’une voix douce et que le grondement ambiant rendait un peu irréelle, il a murmuré : « Vous avez eu tort, savez-vous, d’écrire ce que vous avez écrit à propos de Maurice Blanchot. » Et, quand, troublé, j’ai tenté d’en savoir plus, il m’a simplement répété : « Peu importe, je m’appelle Louis-René Desforêts, mais vous n’auriez pas dû, vous dis-je, parler ainsi de Blanchot… »
Il faisait allusion, j’imagine, au commentaire que j’ai consacré ici même, il y a trois ou quatre semaines, à la revue Tel quel. Et aux quelques lignes, si rapides, où j’y rendais notamment compte de l’étude d’un universitaire américain sur la préhistoire politique de l’auteur de la Folie du jour. Fallait-il préciser que je ne parlais là — comme l’article de Tel quel, d’ailleurs — que d’une histoire très ancienne, presque aussitôt reniée ? Que rien, dans la vie, la personne ou, à plus forte raison, l’œuvre du grand critique, ne porte trace, ensuite, de ce bref errement de jeunesse ? Que, lorsque j’expliquais comment cet errement continuait « d’être là, vivant à sa façon et programmant silencieusement nombre de nos préoccupations d’aujourd’hui », ce n’est plus à lui que je songeais, mais à la culture française en général ? Qu’en ce qui le concerne spécifiquement, enfin, je sais, j’aime, j’admire infiniment la part qu’il a prise et qu’il continue de prendre à la défense et à l’illustration de la grande pensée juive contemporaine ? Apparemment oui. J’aurais pu, j’aurais dû dire cela plus clairement. Et autant l’écrire alors aujourd’hui sans fard ni détour : si j’ai pu, avec ce menu point d’histoire politique et idéologique, laisser planer la moindre ambiguïté quant à l’honneur d’un immense écrivain, eh bien, je le regrette.
Dimanche
Non, évidemment, la « Marche pour la paix » d’hier n’était pas une réussite. Rien à voir, grâce au ciel, avec les équivalents allemands, américains ou Scandinaves. Et les temps ne sont pas venus, semble-t-il, des grandes messes noires de l’esprit munichois rénové. Mais comment ne pas noter, en revanche, l’extraordinaire coup de filet que le P.C., à cette occasion, réalise chez les clercs ? L’impressionnante liste de noms qu’il a réussi à glaner là-dessus, comme à la meilleure époque des compagnons de route : Tournier, Jankélévitch et tant d’autres, qui se sont, apparemment, laissé abuser par 1’« humanité » du propos ?
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