Amélioration de la situation sur le front de la couche d’ozone. Donc, de l’écologie. Donc, de nos ressources naturelles. Soit. Mais quid de nos ressources spirituelles ? Des ravages, non dans l’environnement, mais dans les âmes ?

Peshmerga, toujours à l’affiche. Un spectateur, au terme d’une des séances – au cinéma Le Lincoln – où je viens répondre aux questions du public : « Aimez- vous la guerre ? » Non, bien sûr. Mais elle me passionne. Mais elle est, aussi, une activité de l’esprit. Mais elle est, en un sens, matière à philosophie et pensée. Alexandre était disciple d’Aristote. César, auteur d’un traité de grammaire. Lawrence, un théoricien du niveau de Sun Tzu ou de Clausewitz. Et Tayyeb, mon opérateur blessé, un bon lecteur de Baudrillard.

Le gouvernement Cameron n’est plus, jusqu’en septembre, qu’un gouvernement technique en charge des affaires courantes. Preuve, comme en Belgique il y a cinq ans, que les sociétés postmodernes peuvent très bien vivre sans vie politique. C’était l’intuition, comme on sait, de Baudrillard. Ce que l’on sait moins, c’est que la formule « gouvernement technique » apparaît, dans la langue de la gouvernementalité moderne, avec les manifestes futuristes, précurseurs du fascisme, de 1918.

Les marchés « disent »… Les marchés « pensent »… Les marchés s’attendent que, suite au Brexit, telle monnaie dévisse, telle courbe du chômage s’inverse, que la croissance reparte, que les taux remontent, que l’automobile s’effondre et que les matières premières reprennent des couleurs… Quand donc comprendra-t-on que les marchés ne s’attendent, par principe, jamais à rien ? qu’ils fonctionnent par algorithmes, modèles robotisés, ordres automatisés d’achat ou de vente ? et qu’ils ont fait le deuil, depuis longtemps, de la pensée, de la déduction, de la décision, du calcul même et du pari ? Intelligence aléatoire. Métaphysique des corpuscules. Il faudrait un Démocrite pour représenter cet incalculable enchaînement de causes sans effets et d’effets sans causes qui programment nos démocraties dites d’opinion.

Josyane Savigneau, dans son essai sur Philip Roth (Gallimard), raconte comment Roth a organisé ses funérailles à venir, fait la liste de ceux qui y seront invités ou qui y prendront la parole et même, suggère-t-elle, écrit l’oraison qu’il a demandé à son agent, Andrew Wylie, de prononcer. Regret qu’Elie Wiesel n’ait, visiblement, pas eu l’idée d’en faire autant. Sentiment, de loin, d’obsèques un peu « en dessous » de l’hommage unanime, fervent, que le monde lui a rendu. À moins qu’il n’ait jugé, en conscience, qu’on ne badine pas avec ces choses et que c’est déjà beau d’avoir eu une grande vie – on ne va pas, en plus, surjouer la cérémonie des adieux.

Dans la pluie d’hommages qui saluent la mémoire de Michel Rocard, cette façon qu’ont les commentateurs de tirer parti de la circonstance pour nous fourguer, qui sa dernière rencontre, qui son morceau de la vraie croix, qui ce qu’il convient de faire de ce bien commun qu’est le rocardisme. Cette manière de procéder a, en rhétorique, un nom. Elle a, plus exactement, le nom que lui donnait Roland Barthes quand il parlait drôlement de la « figure Moussu » – ainsi appelée d’après une « Mme Moussu » qui, quand l’auteur de Sur Racine demandait du feu, lançait, mine de rien, mais à la cantonade : « tiens ! mon fils aussi a recommencé de fumer depuis qu’il est entré à Polytechnique. » Le problème de Mme Moussu, c’était que chacun sût qu’elle avait un fils, non pas fumeur, mais polytechnicien.

Michel Houellebecq (dont je m’étonne que nul n’ait encore sauté sur sa Possibilité d’une île pour dire l’impossible situation du Royaume-Uni après le Brexit) le proclame d’entrée (Revue des deux mondes, juillet-août 2016) : « Même quand on a une vie nulle, on peut faire quelque chose de beau. » Sans doute. Mais reste l’objection de Helvétius, dans le Discours 4 de De l’esprit : le moyen quand on « mène la vie de tout le monde » de ne pas avoir « les idées de tout le monde » ?

Sur Rocard encore, cette formule qui revient partout : « parler vrai… droiture de langue… pensait ce qu’il disait et disait ce qu’il pensait… » Bien sûr. Grandeur de ce Mendès moderne, de cet homme de principes et de morale voué à la politique. Mais, en même temps, comment ne pas songer à l’implacable aphorisme de l’un de nos penseurs, Jacques Lacan, qui savait le mieux ce que parler veut dire : « voilà la grande erreur de toujours – s’imaginer que les êtres pensent ce qu’ils disent. » En d’autres termes : dans un monde où dire et faire se répondraient exactement, où chacun se serait mis en règle avec ses propres arrière-pensées, dans un monde où le discours offrirait toutes les garanties de sincérité et véracité, les sujets n’auraient plus de malentendu à dissiper, plus d’écart à combler entre dires et, donc, plus grand-chose à échanger. La politique, alors, s’éteindrait.

Brexit encore. Eh oui ! N’en déplaise aux amateurs d’idées simples, il y a des moments, dans l’Histoire, où un peuple est grand, s’honore et se libère. Et il en est d’autres où rien ne va, où l’emportent sa part maudite, son désir de revanche et de servitude. C’est la démocratie ? Oui. Mais pas seulement. Car la démocratie, c’est le peuple assemblé, et qui se prononce à la majorité. Mais c’est aussi le droit fait à la minorité. Les précautions prises pour empêcher la dictature majoritaire. La délibération. La médiation. Et la loi des contre-pouvoirs.

Autre disparition : Yves Bonnefoy. J’aimais, chez lui, l’infinie confiance dans les puissances de la langue. J’aimais que le poète, en lui, se défiât des pièges de la poésie. Tout dire. Et pas d’indicible.


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