C’est le vade-mecum de l’intellectuel engagé qu’il a été depuis un demi-siècle. Dans le long avant-propos (« Ce que je crois ») qui précède le recueil de huit grands reportages réalisés pour Paris Match (« Ce que j’ai vu »), qui l’ont conduit de Kaboul à Mogadiscio, de Misrata à Lesbos, Bernard-Henri Lévy livre sa profession de foi, le sens de son engagement, son rapport à la mort. On ne l’attendait pas, même à l’heure des bilans, dans cet exercice de vérité, voire – osons le mot – d’humilité. Dans ses voyages, cet art du « décentrement », il avoue chercher ce moment « où l’on se déprend de soi ». Il reconnaît ses influences, ses dettes, et, pour la première fois peut-être, il confesse ses talons d’Achille qui font, paradoxalement, qu’un homme devient « immortel ».

Ses motivations ? Ne pas ressembler au salaud de Sartre, dont son milieu privilégié lui a sans doute fait côtoyer de beaux spécimens. « Un salaud, un vrai, n’est rien d’autre métaphysiquement parlant qu’un vivant qui se sent à sa place sur cette terre, qui ne doute pas un instant que cette place soit légitimement, et de toute éternité, la sienne et qui en conséquence, n’en bougera pour rien au monde et pour personne. » BHL, lui, se sent davantage de la communauté « des juifs errants et des métèques », et à l’époque du léviathan des réseaux, des lynchages en ligne et des communautés qui se comptent, il écrit qu’être juif, c’est s’employer à « refuser les puissances du nombre ». A méditer.

Alors il retourne encore et encore à la rencontre des « hommes sans nom ». Ces enfants de djihadistes en Syrie qui l’écoutent en silence, cette chrétienne violée et mutilée au Nigeria, ce père d’une étudiante qui s’est suicidée en Afghanistan parce qu’elle s’était éprise d’un garçon que sa famille n’approuvait pas. Non pas comme un journaliste, mais comme un écrivain engagé qui cherche à bouleverser le cours du monde.

Comme Don Quichotte ?

Bien sûr, dans son récit, Bernard-Henri Lévy semble parfois encore continuer de lever des obstacles qu’il aurait lui-même dressés sur son chemin pour mieux les surmonter. Comme Don Quichotte ? Il consacre un long passage à ce « personnage bouleversant qui, avec son écriteau collé dans le dos, semblait un christ sans apôtre dont la Manche serait une Galilée et Barcelone une autre Jérusalem… On ne se bat jamais trop contre les moulins à vent ». BHL serait alors un Don Quichotte tragique, à la redingote maculée de la poussière de ces lignes de front qu’il se force à arpenter à l’heure des cyniques, et, pis peut-être, à l’heure où ces bravoures et ces guerres n’émeuvent plus personne. L’écrivain a épousé la cause des Kurdes, et avec quelle fidélité, avec quelle véhémence : « Jusqu’à la mort », dit-il pour conclure le film d’images somptueuses que son caméraman Marc Roussel a recueillies au cours de ses reportages. Pourtant, jamais la situation des Kurdes n’a été si mauvaise. Le philosophe s’est aussi engagé dans l’aventure libyenne, chacun s’en souvient, et manque y laisser la vie quand, lorsqu’il y retourne dix ans après la chute du régime, des hommes ivres de haine qu’il a contribué à libérer du joug de Kadhafi, le poursuivent dans un rodéo à l’arme lourde aux cris de « sale juif ! ».

Il est assez romanesque que cet « athée de toute communauté » qui, écrit-il avec une drôlerie inattendue, s’acharne « à porter devant des foules sidérées, et qui n’en demandaient pas tant, le salut de [son] pays », et à être « le plénipotentiaire perpétuel et autoproclamé d’une France qui ne [l’]a pas sonné ». Car ce pied-noir d’Algérie aime la France, qu’elle ait été grande, qu’elle ne le soit plus, ou seulement encore un peu. Et l’on comprend finalement que c’est ce destin d’écrivain du réel, d’ambassadeur d’une certaine idée de la France, fantasmée ou réelle, de ce juif investi du monde, que BHL aimerait qu’on retienne de lui « quand viendra l’heure de prendre congé ». Mais à cette heure-ci, disons-le, nous sommes contents qu’existe ce compagnon de tragédies dont il est souvent l’un des premiers témoins.


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