Chirac en campagne. L’affrontement, dit-on, sera dur. Je crois surtout qu’il sera physique. Presque athlétique. Corps contre corps. Deux corps, autant que deux discours, lâchés l’un contre l’autre. Mission afghane oblige, je ne serai pas là pour le voir, c’est dommage.
Bourdieu ? Non, je n’ai pas réagi à la mort de Bourdieu. Superstition. Respect des morts, même adversaires. Et puis la cause me semblait entendue depuis longtemps. Sur ce mandarin parlant au nom de la « basse intelligentsia », sur ce pur produit de l’élite dénonçant la « distinction », sur cette star des médias théorisant inlassablement son allergie à la « télévision », je ne me posais qu’une vraie question : était-il Alceste ou Tartuffe ? Mais, en même temps, à quoi bon…
Qui a dit : « l’œuvre d’un écrivain, c’est un placard où se trouve un cadavre » ? Peut-être Céline.
Chirac encore. Portrait, par Joseph Macé-Scaron, du président-candidat (Pour ou contre Jacques Chirac, avec François Taillandier, Bayard) : le Salon de l’agriculture comme « épiphanie du chiraquisme » ; ce « président sans divertissement s’ennuie comme un personnage de Giono ; à ce hussard sur le moi, il faut vite un cheval » ; et puis, tout dernier mot (l’intéressé l’aurait-il lu, avant son dernier dialogue avec Patrick Poivre d’Arvor ?) : l’Histoire n’est faite « ni par les peuples ni par les rois, mais par la passion »…
Foucault sur son lit de mort : « dites à Canguilhem de venir : lui sait mourir ! ». On songe au « faites venir Bianchon » de Balzac. Sauf que ce n’est pas Canguilhem qui était la créature de la comédie humaine foucaldienne, mais l’inverse.
Scruter, à la télévision, le visage impassible de Milosevic. Pourquoi Shakespeare s’intéresse-t-il à un roi déchu et non à Fortinbras ? à Richard III, Lear, etc., et non à leurs vainqueurs ? Voilà. Parce que ce sont les chefs vaincus qui ont le plus à nous dire de l’énigme du sur-pouvoir, de l’extrême barbarie, de la servitude volontaire ou non, du crime, bref, du métal politique chauffé à blanc.
Faire la guerre sans l’aimer : ce mot, que je cite depuis des mois en l’attribuant soit à Malraux, soit à Massoud, je le retrouve chez Bataille quand il passe de Contre-Attaque (« mouvement dirigé avant tout contre la guerre ») à Acéphale (« il faut envisager la question de la guerre avec autant d’ironie que de brutalité devant la terreur des autres »). Critique, no 636, mai 2000.
Nietzsche : « la lutte contre les juifs a toujours été la marque des nations basses ». Bizarre, cet homme cerné par les antisémites et qui ne cesse de répéter que seuls les juifs allemands sauveront l’Europe de la « catastrophe ». L’exact contraire de Heidegger, entouré de juifs – Arendt, Löwy, Husserl… – et qui eut, comme dit Max Dorra, moins d’intelligence sur la question qu’un séquoia.
Bourdieu toujours. Ces bataillons de disciples partant déjà en guerre pour les reliques de la vraie croix. Je pense à Deleuze, que je n’aimais pas non plus, mais que je tenais pour un grand. Je pense à ce métaphysicien qui mourut, lui, sans disciples et qui professait que l’apparition d’une école est toujours mauvais signe pour une pensée. Que faut-il souhaiter ? L’importance d’une philosophie se mesure-t-elle au nombre de ceux qui s’en réclament ? Ou les philosophies majeures sont-elles des philosophies moins visibles, clandestines, furtives, empêchées par leur radicalité même de s’agréger aux blocs d’opinion constitués et qui, si elles agissent sur leur temps, le font sans vraiment s’y mêler ? Image du fleuve Alphée. Image d’un poison qui attaquerait le corps du siècle, mais en secret.
Annuler, pour cause de mission afghane, un voyage à Jérusalem. Annuler le débat annuel, avec Benny Lévy et Alain Finkielkraut, de notre Institut d’études lévinassiennes. Renoncer, surtout, à ces quelques jours avec mes amis israéliens plongés, comme jamais, dans la tourmente, et en recherche de la voie juste. Tristesse. Mais, bien entendu, partie remise.
Relu, pour ce débat à Jérusalem, une biographie du plus mystérieux des philosophes juifs contemporains, Franz Rosenzweig. Ces taches dans l’histoire de sa vie. Ces zones d’ombre. C’est toujours ce que je préfère dans l’existence d’un penseur : ces moments dont on ignore tout et dont on ne sait s’il faut conclure qu’il y a trop vécu ou plus du tout – si le peu de traces laissées tient à l’extinction du moteur biographique ou au fait qu’il s’est mis à tourner, soudain, à plein régime.
Qu’est-ce qu’un intellectuel juif laïque ? Celui qui peut dire : « je ne connais pas le Talmud mais le Talmud, lui, me connaît ».
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