L’Histoire, depuis Cicéron, est « opus oratorium », l’œuvre des rhéteurs.

Il y a ceux qui font l’Histoire, ses acteurs directs ou indirects. Et il y a ses rhéteurs, ceux qui l’écrivent, et désormais la filment ou la photographient. On pourrait presque dire que les rhéteurs, hier seconds, sont devenus de plus en plus les faiseurs à égalité voire parfois en premier, de l’Histoire en train de se faire sous nos yeux. Quand les acteurs de ce work in progress, qui sera l’histoire de demain, sont sous les feux de l’actualité au moment où ils la font, ils en sont, par définition, crédités. Si les circonstances leur font défaut ou qu’ils en sont privés, ils rejoignent tous les oubliés, les soutiers de l’Histoire qui n’étaient pas « sur la photo » au moment où se jouèrent les rôles, les partages, les symboles. Ici comme en tout, les absents ont toujours tort.

C’est ce qui pourrait bien arriver, une fois de plus, aux Kurdes, à leur corps défendant. Les Kurdes du Kurdistan irakien – n’aurait-il plus d’irakien que le nom – furent, jusqu’à ces derniers mois, les seuls sur le terrain à se battre, contenir, puis refouler Daech jusqu’aux abords de Mossoul. A se battre pour eux-mêmes d’abord. Mais pour nous tout autant. Leurs combattants, les Peshmergas, ont payé au prix fort (cf. Peshmerga, le film de Bernard-Henri Lévy) cette résistance à la barbarie, qui permet aujourd’hui aux forces terrestres de la coalition internationale d’être à pied d’œuvre devant la capitale de Daech et demain de l’investir. Il se trouve que, sous l’égide des Américains qui ont deux guerres à se faire pardonner en Irak, plus l’anarchie qui y sévit toujours, un partage des responsabilités militaires et politiques a été imposé aux acteurs sur le terrain et, d’abord, aux Irakiens et aux Kurdes.

Ce partage, pour des raisons politiques, fait la part belle aux premiers. Il leur reviendra, Mossoul étant irakienne, de prendre, et eux seuls, la ville. Les Peshmergas du Kurdistan, dont la frontière est à moins de vingt kilomètres de celle-ci et qui compte une forte minorité de Kurdes, ont reçu pour mission d’ouvrir militairement la route de Mossoul aux forces irakiennes dans trois secteurs, mais interdiction d’y entrer, Mossoul n’étant pas leur. Avec pour effet politique d’être tenus en lisière lors de la victoire, demain, sur Daech. Et ce malgré, encore une fois, leur résistance solitaire deux ans durant et le travail accompli ces dernières semaines contre les djihadistes. Les ouvreurs de portes n’ont pas le droit de les franchir.

Pourquoi cet ostracisme ? Explication avancée, en dépit de son simplisme : Mossoul n’est pas kurde. Sauf que la population, arabe, y est en grande majorité sunnite. D’où l’accueil fait à Daech il y a deux ans en réponse à la férule des chiites au pouvoir à Bagdad qui opprimaient la ville. Alors que les forces irakiennes, essentiellement chiites, qui se débandèrent alors devant Daech, ont une revanche à prendre et pourraient bien ne pas s’en priver. Beaucoup dans la population, tenue pour avoir collaboré, de gré ou de force, avec les occupants au drapeau noir, le redoutent. Déjà des milliers d’habitants tentent de fuir ceux-ci non moins que leurs futurs libérateurs. Quant aux chrétiens de la plaine de Ninive que nous avons rencontrés, avec Bernard-Henri Lévy, ces derniers jours aux abords de Qaraqosh, ils craignent tout autant de retomber sous la domination irakienne, qui leur a fait totalement défaut il y a deux ans et qui s’annonce bien plus comme une occupation que comme une protection loyale. Ne parlons pas des Yézidis tenus indifféremment par les sunnites et chiites d’Irak pour des hérétiques. Malgré tout cela, les Kurdes, qui ont accueilli entre Erbil et Dohouk un million et demi de réfugiés chrétiens, kurdes de Mossoul et Yézidis, ne sont pas autorisés à venir protéger, serait-ce temporairement, les rescapés de ces minorités à Mossoul et autour.

On avait le précédent de Berlin 1945, divisé en quatre zones d’occupation, dont les Français, qui n’y avaient guère de titres. Mossoul, elle, sera remise aux forces irakiennes, n’y seraient-elles pas bienvenues, avec les risques de représailles afférents. Tout désignait pourtant une force internationale neutre, composée pour partie des Peshmergas.

Ainsi en ont décidé les tuteurs occidentaux de l’Irak et du Kurdistan, au détriment de ce dernier.

Pourquoi cette volonté de tenir les Kurdes du Kurdistan dit irakien à bonne distance de Mossoul et de leur refuser d’être partie prenante à sa libération, de disposer d’une zone de protection des leurs et des minorités, sous contrôle international ? Ne pas froisser la susceptibilité irakienne ? La raison est mince. Les Kurdes, s’ils ne sont pas, à dessein, « sur la photo » à l’heure de la libération de Mossoul, n’en recevront pas le crédit, n’auront écrit qu’à la marge cette page de leur propre histoire, ne recueilleront que les scories des fruits de leur résistance et de cette victoire qui leur doit tant. C’est peut-être, s’interrogent les officiels kurdes que nous avons rencontrés, le but recherché. Cent ans après les accords Sykes-Picot qui démantelèrent la nation kurde au profit de quatre Etats, Turquie, Syrie, Irak, Iran, en autant de minorités sous la botte, les puissances d’aujourd’hui s’emploieraient à ne toujours pas remercier le Kurdistan irakien par son indépendance.

Tant un Etat kurde indépendant ferait figure d’attracteur pour tous les Kurdes des Etats voisins.

La liberté kurde menacerait les frontières actuelles, la géopolitique régionale serait en péril, la stabilité d’Etats, aussi oppresseurs soient-ils, serait menacée. L’ordre, en toutes circonstances, est préférable à la justice.

Les Kurdes accepteront-ils d’être les good guys de cette retenue sur le terrain, aux allures de marché de dupes ?  Ils se sont inclinés du bout des lèvres à Bagdad, la dépendance en armements étrangers, le soutien aérien étant à géométrie variable, ainsi que nous l’avons constaté lors d’une récente attaque. Mais l’Histoire ne repassant jamais les plats – ils ont payé plus que quiconque pour le savoir – ils n’ont pas dit encore leur dernier mot.

Les Kurdes, cette fois, ne se laisseront pas voler leur indépendance sans chèrement faire valoir leurs droits.


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