Le Da Vinci Code n’est pas seulement un film navrant. Ce n’est pas seulement une remise en jeu puérile – Monsieur et Madame Christ ont une fille – du texte des Ecritures. C’est plus, c’est pire, que l’escroquerie intellectuelle dénoncée, ici et là, par les journalistes ayant pris la peine de démêler, dans le fatras de ce qui nous est présenté comme « les faits », la part du document et celle de la fantaisie. C’est un film qui, parce qu’il joue sans le dire sur quelques-uns des thèmes les plus douteux de l’imaginaire politique contemporain, flirte aussi avec le pire.

Je recommande, pour s’en convaincre, la lecture de trois livres récents.

Celui de Pierre-André Taguieff, La Foire aux Illuminés, qui permet de comprendre comment cet étalage de fausse science et de faux tout court, ce ramassis de croyances en une conjuration mondiale fomentée à l’aube de l’Histoire contemporaine et restée impénétrée jusqu’à nos jours, cette illusion offerte d’accéder, par le livre puis, maintenant, par le film, au mystère des mystères, à l’énigme absolue, puisent dans une veine complotiste qui fut celle de tous les totalitarismes.

Celui de Philippe Muray, l’admirable Dix-neuvième siècle à travers les âges, qui ne parlait naturellement pas du Da Vinci Code lui-même mais qui établissait, en des termes auxquels il n’y a rien, hélas, à ajouter, la généalogie d’un « occultisme politique » qui, sur fond d’ésotérisme, de conspirationnisme mais aussi de progressisme et de culte du « féminin », nous mène de tel idéologue blanquiste du Second Empire aux grands illuminés qui forgèrent le corps de doctrine des fascismes.

Et puis, Le Nouvel antichristianisme de René Rémond que je recommande à tous ceux qui, chrétiens ou non, subodorent le mauvais parfum de régression et d’obscurantisme, mais oui ! d’obscurantisme, de haine de la pensée et de la vraie science, qui flotte autour des procès instruits, ces temps derniers, à l’encontre d’une Église rendue, de Pie XII à Benoît XVI, coupable de tous les maux.

On commence à savoir que le fameux « Prieuré de Sion » qui occupe, dans le film, une place si essentielle et qui nous est présenté comme un Ordre occulte, fondé il y a mille ans par Godefroy de Bouillon et voué à la préservation de ce saint Graal qu’aurait été le secret du mariage de Jésus et Marie-Madeleine, est une association loi 1901 créée après la Seconde Guerre mondiale par une bande de pieds nickelés nostalgiques de Vichy.

Ce que l’on sait moins c’est comment le patronyme de tel personnage de Dan Brown – le Radcliffe d’Anges et démons – démarque celui de John Readcliff, auteur présumé d’un « Discours du Rabbin » datant des années 1860 et considéré comme l’un des textes précurseurs des Protocoles des Sages de Sion.

Ce que l’on sait un peu mieux, mais à peine, c’est que cette thématique du grand secret, cette idée paranoïaque d’une vérité cachée depuis la nuit des temps par de puissantes lignées de conjurés, cette croyance alterscientifique en un gouvernement mondial dont il reviendrait à des initiés de déchiffrer les codes, fut de toutes les élucubrations des émules français du IIIe Reich : la lutte, non des classes, mais des sociétés secrètes, véritable moteur de l’Histoire ? mais oui ! c’était la conviction, avant Dan Brown, de l’essayiste Henry Coston qui, parti, dans les années trente, d’une dénonciation du « péril juif » termina sa vie, soixante ans plus tard, dans l’obsession des synarchies, trilatérales et autres internationales maçonniques et néo-maçonniques.

Et ce que l’on ne veut, pour le coup, pas savoir c’est qu’il suffirait souvent de remplacer, dans la prose et les images de Brown, Opus dei par Compagnie de Jésus, le personnage de Silas par celui de Loyola, ou « garde blanche » du Pape par « hommes en noir » de la Compagnie, pour retrouver le ton des diatribes antijésuites qui enflammèrent le XIXe puis le XXe siècle et culminèrent avec l’envoi sur le front de l’Est ou à Dachau, de ces déportés marqués « nzv », littéralement « non fiables comme les juifs », dont le crime était de s’être montrés, au fil des âges, successivement complices du jacobinisme, du bolchevisme, de l’internationale juive et enfin – mais là, c’était vrai – d’une résistance allemande antinazie à laquelle, à Kreisau par exemple, ils donnèrent quelques-uns de ses héros.

Je ne suis pas en train de défendre l’Opus Dei, naturellement. Mais je rappelle que les mots ont une histoire et qu’il y a, derrière ces mots-là, c’est-à-dire derrière le fantasme d’une confrérie de moines mafieux et assassins n’ayant d’autre objectif que de mettre l’univers en coupe réglée, un poids de délire et de crime qui évoque de redoutables souvenirs et contre lequel il n’est pas inutile de mettre le public en garde.

Que les premiers concernés ne le fassent pas est une chose. Et il y a là, par parenthèse, un exemple de sang-froid que pourraient méditer ces autres offensés qui, récemment confrontés à des « caricatures » qui n’avaient pas le dixième de la charge symbolique et de l’écho du Da Vinci Code, réagirent avec l’outrance que l’on sait. Mais que cela ne vaille pas, pour autrui, obligation de se taire aussi ! Que cela n’empêche pas, ici, un agnostique et un juif de dire le dégoût que lui inspire ce qu’il nommera, avec Freud, la marée noire du nouvel anticatholicisme.


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