Nouvelle rencontre avec Petro Porochenko, au palais présidentiel de Kiev, dans ce bureau au décor un peu kitsch où nous nous voyons chaque fois.

Je le trouve tendu mais serein.

Le même air de lutteur aux aguets mais avec, dans le regard, une lueur de confiance qu’il n’avait pas, la dernière fois, à Paris. Comme Natalie Jaresko, sa ministre des Finances, la veille, il commence tout de suite par la déclaration de François Hollande paraissant, lors de sa dernière conférence de presse, envisager un assouplissement des sanctions contre la Russie.

J’explique qu’il y a malentendu et que l’on est, là, face à un cas typique de cet art de la propagande moscovite dont il était question, le matin même, au Yalta Forum de la Fondation Pinchuk.

« Ce sont les agences russes, dis-je, qui ont repris sa phrase les premières et qui ont donné le ton en la présentant comme une victoire. Le président français voulait dire exactement l’inverse. Et, s’il y avait pression, c’était sur Poutine, pas sur vous. »

Il hoche la tête, genre pas surpris, c’est bien ce qu’il pensait, il a confiance en Hollande, foi en ce Format Normandie né, il y a quinze mois, sur les plages du Débarquement, quand la France l’invita, ainsi que le président russe, à participer aux cérémonies fêtant la défaite du nazisme : il y a des gens qui aimeraient bien changer de format, élargir, inclure par exemple les Américains, mais non, il est content comme ça, il aime l’idée de ce couple franco-allemand, moteur de l’Europe et garant de l’intégrité de l’Ukraine.

« Mais attention, enchaîne-t-il, le regard soudain plus dur ! La Russie, hélas, n’a pas dit son dernier mot. C’est vrai que le cessez-le-feu tient et que c’est une belle et bonne chose de savoir, en se réveillant, qu’aucun soldat ukrainien, aucun brave, n’est mort pendant la nuit. D’ailleurs… »

Il s’immobilise – un vague air, soudain, d’Izetbegovic annonçant, en octobre 1993, l’œil brillant de fierté retrouvée, sa première victoire sur les Serbes.

« Vous savez pourquoi et quand Poutine s’est calmé ? C’est quand il a réalisé que nous avions réussi, au fil des mois, à forger une armée, non seulement déterminée, mais forte, l’une des plus fortes, et des plus puissantes, du continent. Et que le prix, pour lui, devenait trop lourd… »

On lui apporte un parapheur. Ce sont des ordres d’achat de matériel paramilitaire qu’il finance, pour gagner du temps, sur sa fortune personnelle. Puis reprend.

« Mais, après, il y a la question des élections de novembre dans les provinces de l’Est. Nous nous sommes engagés, vous le savez, à les tenir. Et ce sera le prélude à une décentralisation des pouvoirs sans précédent…

— Bien sûr. C’est une décision courageuse. Et c’est rare, en pleine guerre, de poursuivre ainsi, sans ralentir, ce programme de réformes en profondeur.

— Oui. Mais imaginez que les séparatistes organisent, comme ils disent en avoir l’intention, des élections fake un mois plus tôt. Ce serait une autre violation des accords de Minsk. Aussi grave qu’une reprise des hostilités militaires. Et chacun des quatre membres du Format Normandie en serait comptable. »

Il voit que je prends des notes. Et précise.

« D’abord Poutine, qui ne pourra pas se défausser et dire, comme d’habitude, “c’est pas ma faute”… »

Il a dit « c’est pas ma faute » en français, avec une nuance d’ironie.

« Et puis, si cela arrive, il faudra que Hollande et Merkel aient, tout de suite, un plan B. Car Minsk, ne l’oubliez jamais, est un tout. Et l’idée d’élections libres, transparentes, tenues conformément à la loi ukrainienne, fait partie de ce sur quoi nous nous sommes, tous les quatre, engagés. »

Il s’interrompt pour me présenter Konstantin Yelisieiev, son nouveau conseiller diplomatique, parfaitement francophone, qui lui apporte une dépêche et à qui il demande de rester pour la suite de l’entretien.

« Un plan B, ça voudrait dire des sanctions nouvelles. Une présence effective de l’Union européenne dans la zone de confrontation. Et puis des livraisons d’armes défensives, juste défensives, des radars, des moyens de transmission, du matériel électronique, je suis désolé, mais il n’y aurait pas d’autre solution. »

Il se lève. Va entrouvrir, une seconde, comme pour vérifier si la nuit est tombée, l’une des tentures qui masquent la cour d’honneur. Puis revient, sourire aux lèvres.

« D’ailleurs, je vais vous dire. À toute chose malheur est bon. Notre armée, si vaillante qu’elle soit devenue, reste une armée du XXe siècle. Au moins, comme ça, entrerait-elle dans le XXIe ! »

Nous évoquons encore la crise des réfugiés qui bouleverse, en lui, le chrétien mais dont il semble redouter qu’elle n’accapare toute l’attention du monde.

Nous parlons de la Grèce dont il trouve étrange qu’elle reçoive vingt fois plus d’aide que l’Ukraine qui fait vingt fois plus d’efforts qu’elle pour se mettre aux normes de l’Union européenne.

Il se fait tard.

Je lui dis mon projet d’aller, le lendemain, à Ouman, me joindre au pèlerinage qui amène du monde entier, chaque année, des dizaines de milliers de fidèles sur le tombeau de Rabbi Nahman de Bratslav, l’un des plus grands penseurs du judaïsme.

« C’est bien, murmure-t-il. C’est très bien. » Avant de conclure, la même mine songeuse que lorsqu’il avait exposé, à Paris, son projet de commémoration pour le 75e anniversaire du massacre de Babi Yar, ce symbole de la Shoah par balles dans son pays : « C’est une belle manifestation, vous verrez – et c’est ça aussi, la nouvelle Ukraine. »


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