La scène se passe à Berlin, en septembre 1913, dans une petite synagogue orthodoxe du centre de la ville.

Un jeune intellectuel est là, perdu dans la foule des fidèles qu’a rassemblés, comme chaque année, l’office du Grand Pardon.

On devine à sa mine, à son embarras, et à cet air de révérence contrainte qu’il affiche de temps en temps, qu’il n’est pas très familier de ce genre de cérémonies.

Un observateur attentif reconnaîtrait peut-être même, derrière ce visage las et délicatement romantique, l’un de ces enfants perdus qui, l’adolescence passée, revenus de leur nihilisme et de leurs débauches spirituelles, ont coutume de revenir, sagement, modestement, dans la vieille maison familiale.

Ce qu’il ne pourrait pas soupçonner, en revanche, c’est que cet enfant perdu-ci est, en fait, un hôte de passage, en simple transit dans cette communauté de croyants et qui a fait le bizarre serment, tout à l’heure, en entrant, que ce premier kippour serait aussi, pour lui, le dernier.

Ce que personne autour de lui ne peut imaginer, c’est qu’il n’a consenti à franchir ainsi, et pour la première fois donc, le seuil d’une synagogue que parce qu’il compte bien, le lendemain, aux premières heures de l’aube, franchir celui de l’église, oui, je dis bien de l’église voisine, où un prêtre catholique l’attend, qui doit le convertir.

L’extraordinaire, la folle idée qu’il a dans la tête, autrement dit, c’est qu’il ne restera juif que quelques heures ; un jour et une nuit à peine ; tout juste le temps nécessaire pour goûter, une fois au moins, à cette religion ancienne qu’il a décidé d’abandonner ; et tout juste ce qu’il faut, surtout, pour accéder à la nouvelle dans une disposition d’esprit comparable à celle de ces autres juifs convertis qu’étaient, deux mille ans plus tôt, dit-il, le Christ et ses apôtres.

Que se passe-t-il, alors, au cours de cette nuit, de ce jour, de leurs interminables heures ? A quelle fièvre, à quels tourments, à quel vertige peut-être a-t-il bien pu finalement céder ? Car ce que l’on sait, simplement, c’est que, le matin venu, notre jeune intellectuel ne sera pas au rendez-vous du prêtre catholique. Qu’entré en judaïsme pour en sortir aussitôt, il décide maintenant, et contre toute attente, d’y demeurer. Que cette singulière cérémonie baroque, qui devait être comme une initiation à sa ferveur chrétienne, aura été, au bout du compte, le signal de son retour à l’antique foi judaïque

Et c’est là, au terme de cette aventure, sur les cendres d’un vieil homme qui n’aura duré qu’une seule journée, au hasard d’une synagogue où il avait cru n’avoir jamais à revenir, qu’un philosophe est né, qui s’appelle Franz Rosenzweig ; qui est certainement l’un des plus grands de la pensée juive moderne ; où des penseurs aussi importants que Buber, Scholem, Walter Benjamin ou Levinas ont vu leur maître spirituel ; et dont le nom, pourtant, vous est probablement inconnu puisque, jusqu’à ce jour — et jusqu’à l’événement philosophique majeur que constituera, bientôt, la publication conjointe de l’Etoile de rédemption, son chef-d’œuvre, et d’un commentaire remarquable de Stéphane Mosès — pas un seul de ses textes n’avait été traduit en français…

*

La place me manque, bien entendu, pour décrire en son détail l’impressionnante architecture de ce système spéculatif.

Cet extraordinaire roman métaphysique où il renverse une à une, avec une ardeur méthodique et glacée, toutes les « philosophies de la totalité » léguées par le XIXe siècle.

Ce corps à corps avec Hegel, notamment, son seul véritable adversaire au fond, dont l’ombre gigantesque plane d’un bout de l’œuvre à l’autre, et dont il combat, sans répit ni merci, la prétention à donner un sens, un ordre, une logique à toutes les figures du monde.

L’extrême vigilance qu’il va porter, du coup, à tous ces menus points de chaos, ces poches d’ombre ou de nuit, ces foyers où, soudain, l’Être lui-même paraît défaillir et où défaille, pour de bon, la pesante machine hégélienne à fabriquer de la totalité.

Franz Rosenzweig, en ce sens, pourrait être considéré comme un philosophe de la Mort, par exemple, qui, bien avant Heidegger, voit dans l’inexplicable scandale de notre humaine précarité l’échec le plus évident des philosophies totales.

Comme un philosophe du Sujet qui, bien avant les personnalistes, décrit la formidable charge subversive du Moi quand, s’exhaussant au-dessus de sa concrétude, de sa facticité, d’aucuns diraient de son « Dasein », il accède à la dignité de personne libre.

Comme un philosophe de l’Éternité, encore, qui, à travers d’admirables méditations sur l’art, l’éthique ou le droit, s’attache à repérer quelques-unes des idéalités où l’homme, quand il s’y réfère, peut trouver comme des points d’appui pour résister à la dictature, la fatalité, l’inhibition du Temps.

Mais l’essentiel, on l’aura deviné, est évidemment ailleurs. C’est ce judaïsme glorieux, retrouvé un beau matin de septembre 1913, et dont l’obstination à dire non, à braver la machine des siècles, à préserver dans une évidence que l’ordre des choses, justement, prétendait désavouer, est déjà, à soi seule, la plus spectaculaire façon d’inquiéter et de destituer l’Histoire en tant que telle.

C’est ce catholicisme tentateur, au souvenir lancinant et presque capiteux, qu’il avait entrevu, la même nuit, sous la voûte de la même synagogue, et dont il ne peut oublier qu’il est porteur d’une foi qui, elle aussi, à sa façon, dans l’éblouissement de la grâce où elle aime se révéler, est comme une radieuse trouée dans le corps plein de l’Être.

L’essentiel, autrement dit, le centre du système et la grande affaire de l’Etoile, ce n’est rien d’autre, finalement, que le rapport qu’entretiennent l’une à l’autre ces deux spiritualités ; les jeux, si singuliers, de leur croisement, de leur écart et de leur secrète parenté ; l’énigme de cette scène primitive, jamais tout à fait élucidée, où le Dieu de Rosenzweig avait commencé de se révéler dans le vertige de l’équivocité ; en un mot, et pour aller vite : la question clef, bouleversante, essentielle à la modernité de ce qu’il faut entendre aujourd’hui, par « judéocatholicisme »…

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Et, de fait, tout est là. Franz Rosenzweig est quelqu’un qui ose dire en effet que judaïsme et catholicisme ne sont pas ces deux voies rivales, adverses, antagoniques, dont deux millénaires de guerres fratricides ont pu accréditer l’idée, mais les deux chemins plutôt, équivalents et parallèles, à travers lesquels l’humanité vise son accomplissement.

Il avance cette thèse étrange que, loin d’être, comme elles le prétendent elles-mêmes, le propre corps de la Vérité figurée en sa majesté, les religions en sont l’image, l’esquisse, rien qu’une mobile et évanescente métaphore : autant d’éclats brisés, également légitimes les uns et les autres, de l’unique miroir divin.

Mieux, plus profondément et plus étrangement encore, il bâtit la théorie d’une œuvre commune de rédemption à quoi juifs et chrétiens, depuis leur place, avec leur langue, et dans le plus strict respect de leurs liturgies respectives, auraient mission de collaborer : Israël et la chrétienté deviennent de véritables catégories de l’Être que sépare une sorte de division métaphysique du travail.

Car tout se passe, explique-t-il à peu près, comme si les catholiques, ces missionnaires impénitents, arpenteurs infatigables des terres et des âmes païennes, avaient pour tâche de préparer le cadre, historique et presque séculier, où les saintes valeurs juives, pieusement gravées, en attendant, aux éternelles tables de la Loi, pourront un jour s’éployer.

Comme si les premiers étaient en quelque sorte voués à préparer le monde à sa rencontre avec une « Rédemption » dont il revient aux seconds d’avoir, au clos de leurs ghettos, à l’étouffée de leur mémoire, et dans ce temps presque immobile qui est leur plus sûr conservatoire, maintenu vaille que vaille, en dépit de tout et de tous, le paradigme en sa pureté.

Comme si la construction par Pierre d’un espace monothéiste à vocation planétaire ; l’application de Paul, ensuite, à intensifier, dans l’âme même des convertis, la profondeur de la foi ; Père johannique, enfin, où la chrétienté devient comme l’autre nom du monde et de la civilisation d’Europe ; comme si tout cela, donc, toute cette chronique apostolique n’avait eu d’autre finalité que d’offrir aux valeurs, à l’utopie, au projet dont le peuple juif avait si longtemps porté — et réservé — le témoignage leur cadre spatial, temporel, et quasi ontologique.

Concrètement, cela signifie que le Dieu chrétien, pour Rosenzweig, ne peut se concevoir qu’enraciné dans la réalité du Dieu d’Israël. Que le mystère de l’incarnation n’a de sens qu’à s’appuyer sur l’historique réalité d’un juif nommé Jésus. Que le rêve du royaume de Dieu sur la terre ne tire sa signification que de la géographie mystique d’un judaïsme immémorial où la Terre sainte, toujours, en fut le pressentiment. Que, comme dit encore Stéphane Mosès, l’existence réelle du peuple juif est, pour le christianisme, la seule preuve absolument indéniable de la vérité de sa foi.

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L’enjeu est colossal.

Pour les juifs eux-mêmes cette dialectique spirituelle est le plus cinglant démenti qui soit à toutes les sottises énoncées, depuis quelques années de nouveau, à propos de l’étrangeté d’Israël aux valeurs, au destin de l’Occident.

Pour les catholiques, même s’ils en discutent les termes, les postulats, les conclusions, c’est la preuve éclatante de l’absurdité théologique, j’allais presque dire dogmatique, de l’antijudaïsme traditionnel qui a si constamment, en son histoire passée, fait cortège à l’Église romaine.

Pour les autres, laïcs, agnostiques ou même athées, cette insurrection de l’âme judéo-catholique contre l’immanente plénitude du monde, pourrait, devrait opérer comme le révélateur d’un totalitarisme premier, fondateur, antérieur à tous les autres : celui qui dit l’Être plein, sans faille, sans défaut, sans la moindre éminence d’où puisse sourdre, encore, une parole de vivant.

Et c’est la raison pour laquelle, même si tout cela, toutes ces subtilités métaphysiques, tout ce débat théologique, paraît vain, peut-être, à ceux qui, parmi nous, bornent l’horizon du monde à l’obsession des cantonales, je crois, moi, que lire Franz Rosenzweig, le tirer de l’oubli où il était enseveli depuis un demi-siècle, aller défouir son nom propre et son pauvre visage maudit, tout voilé d’obscurité, était en train de devenir, au fil des ans, une nécessité politique, un impératif éthique et donc, pour tout dire, une urgence de la Pensée.


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