Une fois de plus, Obama tient parole. Celui qui, il y a presque cinq ans, alors qu’il n’était encore que le tout jeune sénateur de l’État de l’Illinois, expliquait déjà que le problème numéro un n’était pas l’Irak mais le Pakistan vient, en effet, vendredi dernier, de préciser sa stratégie vis-à-vis du « pays des Purs ». Et ce qu’il nous en dit, non content de confirmer ce qui n’était alors que l’intuition d’un tout jeune homme, constitue une chaîne de propositions bien formées, d’une solidité sans faille et en rupture, chacune, avec ce qui restera comme la plus énorme des erreurs stratégiques des années Bush.

Première proposition. Le Pakistan est, plus que l’Irak donc, plus que le Proche-Orient, plus même que l’Iran d’Ahmadinejad, le vrai trou noir qu’aura à traiter la diplomatie internationale. C’est lui, la base arrière d’Al-Qaïda. C’est lui, le vivier du terrorisme le plus fanatique. Et cela n’est vrai ni à la marge (les fameuses « zones tribales » entre Afghanistan et Pakistan) ni par accident (de vagues groupes de Cachemiris que l’armée officielle ferait tout pour mettre à genoux) mais, si j’ose dire, éminemment (n’est-ce pas les services de sécurité pakistanais qui infiltrent, noyautent et laissent prospérer jusqu’au centre d’Islamabad la plupart de ces groupes criminels?). Les observateurs sérieux savaient cela. Un Daniel Pearl est mort pour en avoir trop dit sur le sujet. Et j’ai moi-même consacré tout un livre, Qui a tué Daniel Pearl ?, à ces liens entre l’ISI et des groupes qui, tels le Lashkar-e-Janghvi ou le Lashkar-e-Toiba, apparaissaient, à bon droit, comme le noyau dur de la nébuleuse Ben Laden. Mais que celui qui est devenu, entre-temps, le président de la plus grande démocratie du monde le dise aussi fermement, que ses principaux conseillers en semblent, tel Richard Holbrooke, à leur tour persuadés, que son chef d’état-major interarmées, Michael Mullen, nous explique carrément que l’instrumentalisation par l’ISI d’Al-Qaïda (et réciproquement) est un fait avéré et qui « doit changer », voilà qui constitue, oui, un authentique tournant stratégique.

Deuxième proposition : on peut, poursuit Obama, soutenir le Pakistan. On peut persister à le considérer comme un allié de premier plan. On peut lui apporter toute l’aide, de toute nature, requise par le développement du grand pays qu’il est devenu. Mais cette aide ne peut plus être aveugle. Elle ne peut plus être automatique. On ne peut plus continuer de distribuer des milliards de dollars à des gens qui vont les détourner vers des « ONG » du type de cette Ummah Tameer e-Nau que j’avais naguère identifiée et qui, en liaison avec le lobby nucléaire d’Abdel Kader Khan, le Docteur Folamour pakistanais, fournissait à des émissaires de Ben Laden de quoi assembler des armes atomiques miniaturisées. Cette aide, autrement dit, doit être « liée ». Elle doit être « conditionnée ». Elle ne peut décemment continuer de fonctionner qu’assortie de mesures contraignant ceux qui la reçoivent à « rendre des comptes ». Là encore, c’est l’évidence. Là encore, c’est ce que les Pakistanais eux-mêmes – ceux, du moins, qui chérissent les droits de l’homme autant que leur pays – réclament depuis des décennies. Mais qu’un président américain en prenne acte, qu’il accepte d’envisager son aide, non comme une corne d’abondance, mais comme un outil politique et un levier, qu’il ait l’audace d’en faire un instrument de pression – voire de chantage – démocratique, c’est un autre événement de première importance.

Troisième proposition : de cet Al-Qaïda qui évolue comme un poisson dans l’eau au Pakistan, les principaux ennemis ne sont pas les Américains. Ce sont, dit toujours Obama, les Pakistanais eux-mêmes. De nouveau, nous le savions. De nouveau, et pour ne parler que de ce que j’ai moi-même vu et filmé, tout le monde savait que la madrasa de Binori Town est le sanctuaire, en plein Karachi, de bandes dont l’occupation préférée est ce qu’on appelle pudiquement, là-bas, l’« affrontement intersectaire » mais qui signifie, en réalité, le massacre de sang-froid de chiites désarmés. Et, là non plus, aucun Pakistanais ne peut ignorer que ce sont ses filles, ses amies, sa femme, qui sont en première ligne d’une guerre où l’on continue de brûler vive une épouse surprise en train de lever les yeux sur un autre homme que son mari. Mais que le président Obama, derechef, en prenne acte, qu’il dise – ce sont ses termes – qu’Al-Qaïda est un « cancer » et que ce cancer est en train de « détruire le pays de l’intérieur », qu’il clame à la face du monde que son souci est de secourir les millions de musulmans qui sont la cible de cette violence, c’est la formule enfin trouvée d’une lutte antiterroriste évitant, pour la première fois, l’écueil de la guerre des civilisations façon Bush et Huntington.

Aller chercher l’ennemi jusqu’au cœur de l’État pakistanais… Faire dépendre l’aide apportée à cet État du zèle qu’il mettra à purger ses services secrets… Prendre acte du fait que le seul clash des civilisations qui vaille est celui qui, au sein de l’islam, oppose djihadistes et modérés… Les Européens connaissent les termes de l’équation. Qu’attendent-ils pour le dire ? Et qu’attendent-ils pour, l’ayant dit, apporter leur concours à la révision de la doctrine géostratégique la plus décisive du moment ?


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