Ainsi donc, deux voitures-béliers.
L’une, à Charlottesville, conduite par un néonazi, fonçant dans la foule des contre-manifestants – et c’est un miracle si elle n’a pas fait plus de morts.
L’autre, conduite par un islamiste, lancée sur les Ramblas de Barcelone, à l’aveugle – et y faisant seize morts et cent vingt-cinq blessés.
Par-delà la coïncidence des modes opératoires, par-delà ce nouveau signe que les fascismes finissent toujours, à un moment ou à un autre, par se ressembler, les deux événements diffèrent presque en tous points.
1. À Charlottesville, il y avait non pas, évidemment, « deux côtés », comme l’a dit et répété Donald Trump, mais deux camps qui se faisaient face, deux visions de la société et du monde que tout opposait. À Barcelone, par contre, il n’y avait qu’un camp, celui du nihilisme et de la mort pour tous, absolument tous, sans cible privilégiée ni exception : la terre entière, partis, nationalités, religions (y compris, bien sûr, musulmane) confondus sur les trottoirs d’une ville haïe parce qu’elle était une ville – tous marchant, tous mêlés dans l’innocence du paseo, de la promenade sans but, du plaisir d’être ensemble.
2. Les assassins de Charlottesville sont identifiés ; les David Duke, Richard Spencer et autres « Baked Alaska » qui les ont enflammés et poussés au crime passent à la télé, et on sait où les trouver si on décide de leur demander des comptes. Les auteurs de la tuerie de Barcelone étaient anonymes, camouflés, hommes sans nom ni visage jusqu’à l’instant du passage à l’acte et de sa renommée éclair, presque impossibles à voir venir – et, quant à leurs donneurs d’ordre, ils sont terrés dans ce qui reste, entre l’Irak et la Syrie, du prétendu État islamique ; ils sont prêts, s’il le faut, à transporter leur QG bivouac sous des cieux plus favorables ; ils sont invisibles, insaisissables et le resteront probablement longtemps.
3. On a une idée, face à Charlottesville, de ce qu’il conviendrait de faire ; on sait, même si la Constitution américaine rend, pour l’heure, la chose impensable, que des lois du type de celles qui existent en France ou en Allemagne et qui proscrivent l’expression publique d’opinons qui sont, en fait, déjà des délits réduiraient considérablement la menace. Face à Barcelone, on est devant l’inconnu et le vertige ; il n’y a aucune solution en vue, absolument aucune, sauf celle des larmes et du deuil, pour venir à bout d’une armée secrète et sans frontières où permis de conduire vaut permis de tuer et où on peut décider de frapper au hasard – n’importe quel lieu, n’importe quelle ville, pour peu que s’y trouvent des promenades et, sur ces promenades, des piétons, des passants et un parfum de douceur de vivre.
4. Les assassins de Charlottesville étaient mobilisés pour la défense d’un monument à la gloire d’un général sudiste partisan de l’esclavage ; c’étaient, ce sont, les nostalgiques d’un passé qui ne passe pas mais qui n’en demeure pas moins résolument has been ; et ce retour du refoulé, cette sortie des racistes hors des égouts où cinquante ans de bataille pour les droits civiques les avaient refoulés ne nous apprennent rien de nouveau sur leur idéologie sordide mais rance. Les islamistes de Barcelone, de leur côté, sont les sous-produits d’une nébuleuse de formation plus récente, en expansion et dont nul ne peut prédire où s’arrêtera la course : déjà, en vingt ans, des dizaines, pour ne pas dire des centaines, de milliers de morts – et un livre noir dont on a tout lieu de craindre que, du Pakistan aux Philippines, des déserts africains aux banlieues européennes ou aux métropoles américaines, il ne soit pas près de se refermer.
5. D’autant, dernière différence, que l’attaque de Charlottesville a fait l’objet, dans le monde entier, d’une réprobation claire, sans réserve – et la résurgence du nazisme dont elle témoignait et qui est apparue là, soudain, mise à nu s’est heurtée, aux États-Unis mêmes, au mur d’une presse, d’un Congrès, d’une opinion, en un mot d’une démocratie qui oppose aux tenants de l’« America First » et aux monstres qu’ils enfantent une résistance de fer. Face à l’horreur de Barcelone, en revanche, les réactions continuèrent d’être, en Catalogne, en Espagne, mais aussi dans le reste de l’Europe et du monde, embarrassées, confuses, parfois obscènes – fascisme ou pas fascisme ? islam ou pas islam ? les assassins du petit Julian Cadman, 7 ans, dont le nom vient de s’ajouter au décompte macabre, ont-ils eu une enfance difficile ? viennent-ils d’un milieu défavorisé ? relèvent-ils de la psychiatrie ? n’est-ce pas notre coupable islamophobie qui aurait décidé, in fine, de leur radicalisation ?
Tout cela pour dire qu’il faut se garder des fausses symétries – même et surtout quand la noirceur des temps, et ses ruses, nous les offrent sur un plateau.
Quelque effroi qu’inspire l’idée que les cagoules du Ku Klux Klan, ses flambeaux, ses lynchages persistent à hanter une frange non négligeable et peut-être grandissante de l’Amérique, quelque stupeur où puisse plonger le spectacle d’un président Trump incapable de nommer le crime, refusant de le condamner et prenant le risque, ce faisant, de fragiliser encore davantage le pacte fondateur de l’Amérique contemporaine, quelque devoir qu’ait, enfin, l’humanité moderne de faire face, avec une détermination égale, aux deux têtes de la Bête, c’est le fascislamisme qui, avec son viva la muerte de Barcelone, a la vie, la mort et, hélas, l’avenir devant lui.
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