Faut-il le redire une fois de plus ?
La personne de Cesare Battisti n’est pas, ici, en cause. J’ignore s’il a commis ou non les crimes qu’on lui impute et qu’il nie farouchement depuis le début.
Et je hais, d’une façon générale, ce terrorisme dont il fut le propagandiste et auquel je ne trouve, moi, jamais de circonstances atténuantes.
Cela étant dit, je vois les réactions de la presse depuis que le ministre brésilien de la Justice, Tarso Genro, a décidé de lui accorder l’asile politique dans son pays.
J’observe, en Italie, cet étrange climat d’hystérie à l’idée de voir échapper un homme qui embrassa, comme des milliers d’autres, la thèse imbécile de la « lutte armée » mais dont on est en train de faire – sic – le pire criminel des années de plomb, l’incarnation de leur horreur, la personnification du mal, le diable.
Et je crois qu’il faut, quoi qu’il en coûte, et même si l’affaire paraît bien secondaire à côté de la crise sociale, de la misère qui monte ou de l’explosion en Guadeloupe, rappeler, une fois encore, un certain nombre de principes.
1. L’Italie est, sans aucun doute possible, une grande démocratie. Mais, aux plus incontestables démocraties, il arrive de receler des points d’imperfection et des zones d’ombre. Les États-Unis et la peine de mort… La torture, en France, au moment de la guerre d’Algérie… L’Angleterre minée, pendant des décennies, par une guerre civile irlandaise qui ne semblait soluble que dans le sang et les lois d’exception… Eh bien, de même pour l’Italie qui, dans l’urgence de la lutte antiterroriste des années 1970, s’est dotée d’un arsenal législatif où figurait, en particulier, une loi sur les repentis permettant à un homme d’acheter tout ou partie de son impunité en en accablant un autre. C’est ce qui est arrivé à Battisti. C’est sur la foi de repentis (parmi lesquels son chef de groupe, le trouble Pietro Mutti) qu’il a été, il y a vingt ans, condamné à la prison à vie. Et il y a là, avec le recul, maintenant que l’on est sorti de l’état d’urgence et que l’heure est venue de panser les plaies, quelque chose qui n’est pas acceptable.
2. Parmi les points critiques de la démocratie italienne, il y a cette autre bizarrerie qu’est la loi sur la contumace et qui fait qu’un prévenu, condamné en son absence puis rattrapé par la justice, verra s’appliquer mécaniquement la peine alors prononcée et n’aura pas la possibilité, comme en France par exemple, d’être rejugé. Battisti, lors de ce procès par contumace, fut représenté par un avocat qu’il avait, depuis son exil mexicain, dûment mandaté pour cela ? Non, dit justement Fred Vargas qui, expertises graphologiques à l’appui, a montré aux Brésiliens qu’il y avait plus qu’un doute sur l’authenticité de ce mandat. Et jamais, surtout, la défense d’un avocat ne remplacera complètement la comparution devant un juge, face à face, parole contre parole, d’un homme sur lequel pèsent de si terribles présomptions. Quoi qu’ait fait ou pu faire, il y a trente ans, le futur auteur du Cargo sentimental, il avait le droit, lui aussi, une fois au moins, de rencontrer ses juges. Et c’est parce que ce droit ne lui était pas offert, c’est parce que le Code pénal italien stipule qu’il serait, en cas d’extradition, allé directement à la case prison à vie, qu’il était juste de lui accorder, même si le terme paraît impropre, même s’il choque, le statut de « réfugié politique ».
3. On n’affronte pas un problème aussi énorme que celui des années de plomb italiennes en fabriquant un monstre, en lui collant sur le dos la totalité des crimes de son organisation, en lui cousant dans la peau tout le stock de péchés d’une époque dont il ne fut qu’un pâle figurant, bref en produisant un bouc émissaire dont l’exécution judiciaire donnera le sentiment de s’être acquitté, à peu de frais, du travail de remémoration et de deuil. C’est pourtant ce qu’a fait Silvio Berlusconi en sortant de son chapeau, il y a cinq ans, ce nom de Battisti que chacun ou presque avait oublié. C’est ce que fait cette part de l’opinion publique italienne qui préfère effacer, en chargeant le seul Battisti, l’effrayante complexité d’un temps où s’affrontèrent les terrorismes d’extrême gauche, les terrorismes d’extrême droite, ainsi que les menées mafieuses d’un État instrumentalisant les uns et les autres (voir le film Il Divo, que vient de consacrer Paolo Sorrentino à l’inoxydable président du Conseil de ces années et des suivantes, Giulio Andreotti). Et cela n’est bon ni pour l’Italie d’aujourd’hui, ni pour la lutte contre le terrorisme de demain, ni, enfin, pour les victimes qui n’ont rien à gagner, rien, à se voir jeter en pâture, pour solde de tout compte, des coupables incertains.
Je ne sais si c’est cela que s’est dit, en ces termes, le ministre de la Justice du président Lula. Mais je crois que sa décision était sage. Je crois qu’il est déraisonnable de se déchaîner contre un Brésil transformé (avec quel mépris !) en une république bananière plus connue « pour ses danseuses que pour ses juristes ». Car la vérité de ce qui n’aurait jamais dû devenir l’« affaire Battisti » est celle-ci : peu importent, en ces matières, les personnes ; peu importe qu’elles aient bonne tête, bonne presse, bonne réputation et qu’elles vous inspirent, ou non, de la sympathie ; les principes ne sont les principes que s’ils ne souffrent aucune exception.
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