À l’époque, la Belgique, c’était l’autre bout du monde. Passé le Quiévrain, l’exil commençait. En avril 1864, Charles Baudelaire, 43 ans, décide de partir pour Bruxelles. Raisons officielles : des conférences qu’il doit donner et une rencontre prévue avec d’éventuels éditeurs. Motif officieux : le poète est à bout. Rendu tristement célèbre par le procès des Fleurs du Mal, candidat sans espoir au fauteuil académique de Lacordaire, rongé par la rancœur et la syphilis, Baudelaire se sent exclu du Paris sur lequel il aurait voulu régner, et dont il avait longtemps pensé obtenir les grâces en flattant certains de ses notables qu’en secret il méprisait pourtant cordialement. Celui à qui l’Histoire allait attribuer une légende d’écrivain maudit avait rêvé en vain d’être béni.

Il devait rester un mois à Bruxelles. Il n’en revint plus, sauf au juillet 1865, pour embrasser sa chère mère à Honfleur et, en juillet 1866, pour mourir, lentement, dans la clinique du Dr. Duval, à Chaillot. Que sait-on, au juste, de tout ce temps passé en Belgique ? Rien, ou presque rien : qu’il a vécu, misérable, à l’Hôtel du Grand Miroir, souffert jusqu’au martyre de névralgies contre lesquelles le médecin d’Adèle Hugo avait prescrit des pilules de quinine, de belladone et de morphine arrosées à l’eau de Vichy, que ses conférences sur Delacroix, Théophile Gautier et les paradis artificiels n’avaient eu pour auditeurs que deux ou trois huissiers assoupis, et qu’il allait cuver son désespoir au Prince of Wales, une taverne fréquentée par les proscrits de l’Empire. Il y avait donc pis que Paris et sa morgue, c’était Bruxelles et son indifférence ! Ultime sursaut de la dignité bafouée : l’idée de rédiger un pamphlet, Pauvre Belgique. Mais les éditeurs font la moue. Du projet, on le sait, il ne reste, étouffé par le ressentiment et la maladie, qu’un amas de notes, hypothèse d’un génie de l’impertinence empêché ou incapable de métamorphoser sa colère en œuvre d’art.

Ce grand mystère qui pèse, telle une chape de plomb, sur la fin sordide de la vie Baudelaire, poète et philosophe – comme l’a si bien démontré Claude Roy dans sa préface aux Œuvres complètes chez Laffont-Bouquins –, a d’évidence fasciné Bernard-Henri Lévy, philosophe et romancier. Si le philosophe est sensible à la pensée de Baudelaire, le romancier s’autorise, par définition, à user des prérogatives de l’intuition et de l’imagination pour remplir l’espace laissé vacant par les biographes. Pendant trois cent cinquante pages construites pyramidalement à partir de plusieurs témoignages concordants – ceux de la logeuse, de l’éditeur, d’un photographe, de Jeanne Duval, de Mme Aupick et d’un mystérieux témoin –, BHL confond le faux et le vrai devant le tribunal de l’Histoire. Il dépeint un Baudelaire éthylique qui perd la mémoire, tombe dans la rue, voit partout les menaces du puissant « clan Hugo », fréquente les cafés louches, les billards et les bordels du quartier de la Putterie, où il assouvit une sexualité froide et morbide. Un Baudelaire dont la pire souffrance ne vient pas tant des névralgies qui l’assaillent régulièrement que du sentiment vertigineux, abominable, qu’il n’est plus en état de tenir une plume, alors que son plus grand livre, la clef de voûte de son œuvre, l’ouvrage « recteur », existe sur le papier à l’état misérable de brouillons et dans sa tête comme une évidence silencieuse. Pour BHL en effet, l’essai sur les tares de la pauvre Belgique n’était « que la promesse de la plus haute pensée. » Rien effectivement, n’interdit de le croire.

Autour du corps décharné de Baudelaire, quelques figures marquantes effectuent, en rêve, une danse funèbre : sa mère, le général Aupick, Hugo, Sainte-Beuve, Jeanne Duval, Delacroix, George Sand, et surtout son père, souvent oublié des biographies, prêtre défroqué, déchiré entre sa foi et son désir, et dont le fils incarnerait le pacte qu’il a finalement signé avec le diable.

Baudelaire va mourir, il le sait. Rejeté par Paris, ignoré par Bruxelles, il va vivre ces derniers mois comme s’il avait déjà quitté le monde des vivants : il n’est plus un homme, il est déjà, pour l’éternité, l’auteur d’un livre, Les Fleurs du Mal. Prisonnier de sa légende noire et d’une œuvre qu’il juge imparfaite. Seul, à jamais.

Pour portraiturer cet homme-là, ennemi du romantisme et de l’inspiration devant l’Éternel, qui reprenait volontiers à son compte le mot de Leconte de Lisle : « Toues les élégiaques sont des canailles », il fallait un livre construit avec géométrie qui bannisse toute émotion pleurnicharde, toute effusion sentimentale. Il fallait un roman glacé, où coule du sang froid. C’est ce qu’a compris Bernard-Henri Lévy, qu’on aura rarement vu aussi peu lyrique et aussi humble devant la destinée du poète la peau duquel il a su se glisser jusqu’à inventer des vers de Baudelaire qui ne fleurent pas le pastiche. « Charles Baudelaire, a écrit Claude Roy, est cet homme qui a vécu jusqu’au bout la défaite de vivre et la victoire de réaliser le projet défini par Pascal : remplir tout l’entre-deux. » Il manquait un point final à ce projet qu’un jeune philosophe, établissant aujourd’hui des « correspondances » entre le réel et le rêvé a su apposer, avec une impressionnante conviction.


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