« Depuis toujours, affirme Bernard-Henri Lévy, depuis mon premier livre, je sais que le succès, la reconnaissance des autres sont fondés sur un épouvantable malentendu. Lorsque quelqu’un m’aborde et me dit : “J’ai beaucoup aimé votre dernier ouvrage”, je pense en moi-même : “Aïe, aïe ! Comment m’a-t-il lu ?” En fait, j’ai beaucoup de mal à me reconnaître dans le reflet qu’on me propose de moi-même. » Ce malentendu, fondement essentiel de toute littérature, selon l’auteur du Testament de Dieu, a peut-être conduit Bernard-Henri Lévy à Baudelaire, à ce roman, Les Derniers jours de Charles Baudelaire (Éditions Grasset), où l’on voit le poète décidant de couper le contact avec le monde, mourant, seul, dans un hospice religieux de Bruxelles, proférant ces « crénom ! » tonitruants qui effraient tant son entourage et surprennent le narrateur, scribe ambigu de cette remontée dans les ténèbres. Méconnu, persuadé peut-être que ses contemporains avaient raison lorsqu’ils niaient son génie, écrivant sous le regard de son père – ce père, prêtre défroqué dont on a si peu parlé – et dans la haine de Mme Aupick, sa mère, Baudelaire est bien le contraire de l’écrivain Bernard-Henri Lévy, le philosophe, le romancier écouté, reconnu, à qui certains méchants esprits reprocheront toujours son aura éclatante, sa passion.

« Ce qui me fascine, s’écrie Bernard-Henri Lévy, ce qui m’émeut chez Baudelaire, c’est que pendant un certain temps, pour avoir la paix, il a essayé de jouer le jeu littéraire de Paris, il a parfois été au bord du reniement. Il a accepté d’être qualifié de dandy, de romantique même, tout ce qu’il détestait si violemment ! Moi aussi, j’ai toujours haï cette étiquette de romantique qu’on m’attribue depuis près de dix ans, alors que je ne cesse de dénoncer ce romantisme, cette afféterie dangereuse engendrée par le XIXe siècle, dont Victor Hugo cette monstrueuse figure à l’écriture grasse, est l’alibi idéal… pour justifier tous les détournements, affirmer que le mal est curable. Depuis, nous avons appris que ce mal est irrémédiable ! » Adolescent, Bernard-Henri Lévy avait aimé comme nous tous le Baudelaire, poète sulfureux des Fleurs du Mal. Avec la maturité et Les Derniers jours de Charles Baudelaire, voici qu’il découvre l’auteur d’une vision de la morale, de l’histoire du XIXe, le critique de l’esprit communautaire.

« Baudelaire est philosophiquement parlant très proche de moi. Le Testament de Dieu, La Barbarie à visage humain, L’Idéologie française, et même mon roman Le Diable en tête, c’est à lui que je les dois, d’une certaine manière. »

Roman historique, récit presque clinique, mais tellement chargé d’émotions, d’une agonie-symbole, d’un immense malheur, d’un terrifiant malentendu, Les Derniers jours de Charles Baudelaire sont-ils les jeux-miroirs de Bernard-Henri Lévy ? « Je ne peux écrire qu’à condition de me masquer, de me déguiser, avoue-t-il. Contrairement à certains qui se plaisent dans un certain nombrilisme, la distance historique m’est nécessaire. Je me fais donc enquêteur, j’invente les lettres de Mme Aupick, la mère de Baudelaire, je recrée sa rencontre avec Mme Sabatier, je retrouve ce père ignoré, qui avait légué à son fils cette terrible culpabilité, mais aussi ce physique – ses mains, surtout ! – de prêtre qui avait tant impressionné les proches de Baudelaire. Pour moi, le roman, la liberté du roman, ma technique à moi, sont vecteurs de connaissance, de désir de communiquer avec les autres. Je travaille avec beaucoup de difficulté – plus particulièrement les scènes érotiques. Toucher à la sexualité d’un écrivain, c’est un sacrilège, une transgression – mais, pour ce livre, c’était essentiel. »

Avec Les Derniers jours de Charles Baudelaire, toutes nos illusions sur une littérature consolatrice, une postérité reconnaissante (« Admirés ou non, affirme Bernard-Henri Lévy, les écrivains sont incapables de mesurer les hiérarchies dans lesquelles ils se placeront »), sont brutalement, sainement et passionnément effacées. Reste Baudelaire, cette âme jamais satisfaite, ce corps jamais contenté, double surprenant et émouvant d’un écrivain de notre temps.


Autres contenus sur ces thèmes