L’INFINI : Pourquoi avoir choisi un personnage réel — Baudelaire — comme héros de ce second roman ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Il y avait des thèmes, je suppose, qui m’occupaient. Des histoires. Des situations. Il y avait un certain nombre de grandes questions (le rapport d’un écrivain à son époque, à son œuvre, le rapport d’une œuvre à elle-même, à ses livres majeurs, à ses opuscules mineurs, la conscience que l’on a ou pas d’être en train de composer autre chose qu’une succession de livres disparates, le problème du dernier livre, celui de la mort qui arrive sur tout ça et interrompt ou non l’aventure) que j’avais, cette fois, envie de poser. Il y avait mes propres limites aussi, à commencer par celle-ci : autant je passe mon temps à dire « je » dans mes essais, autant je suis, à tort ou à raison, rigoureusement incapable de le faire dans mes romans et de prendre ma propre vie pour matière d’une fiction. Et j’imagine qu’à mon insu, sans que je puisse vraiment vous dire quand, pourquoi, ni comment, la figure de Charles Baudelaire s’est imposée à moi comme le seul opérateur possible de cette fiction que j’avais en tête ; et, par-delà cette figure, ce moment très particulier qu’est son agonie, à Bruxelles, entre l’hôtel du Grand Miroir où se passe l’essentiel de l’histoire et les rues, les bordels, les académies de billard ou les cafés où il se rend pour la dernière fois. J’ajoute que si le héros de ce second roman (Baudelaire, donc) n’a apparemment rien de commun avec celui du premier (qui était, lui, un personnage purement fictif) il y a entre les deux histoires, entre les deux dispositifs imaginaires, un certain nombre de similitudes dont je ne me suis tout de suite aperçu mais qui, à mesure que j’avançais, me troublaient beaucoup. Des choses autour du père, par exemple. Autour de la « faute » qu’il a commise (l’histoire collabo d’un côté, l’affaire du défroquage de l’autre) et dont le poids pèse sur le fils. L’importance du beau-père. La mise en scène des femmes. L’exil à Bruxelles qui joue un peu, cette fois, le rôle de la fuite à Jérusalem pour Benjamin. Le diable bien sûr, ou le « Mal », au cœur des choses dans les deux cas. Sans parler de cette description clinique d’un corps qui souffre, puis qui lâche, dont j’ai fait l’essentiel de ce roman-ci et qui était, d’une certaine façon, au bout du précédent. Je ne sais pas si j’ai écrit Les Derniers Jours parce que j’avais écrit Le Diable en tête ou si, quand j’ai écrit Le Diable en tête j’avais déjà à l’esprit cette silhouette de Baudelaire pendant ses énigmatiques derniers jours. Mais enfin le fait est là. Ces deux livres ont beau être très différents, le héros de l’un a beau être « fictif » et celui de l’autre « réel » — cette dissemblance est moins importante qu’il n’y paraît et n’empêche pas les deux histoires de se déployer dans un univers romanesque assez proche.

L’INFINI : Est-ce qu’il s’agit toujours bien d’un roman ?

BHL : Mais oui ! Plus que jamais ! Sa particularité, bien sûr, c’est qu’au lieu de fabriquer de toutes pièces mon personnage principal, j’ai pris quelqu’un qui a existé. J’ai choisi une période très limitée, très circonscrite de son existence. J’ai rassemblé sur cette période (les trente-cinq jours, pour être précis, qui vont du malaise de l’église Saint-Loup de Namur à la paralysie, puis à l’aphasie, puis au transfert rue des Cendres, chez les Sœurs Hospitalières de l’institut Sainte-Élisabeth) toutes les informations disponibles. Et de ces informations j’ai fait la base, ou les « poutrelles », d’un édifice qui est, lui, complètement romanesque. Mais dites- moi : est-ce que ce n’est pas toujours comme ça que s’ajustent les intrigues ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans tout roman, une part de réel, de convention, de contraintes que l’on se donne ? mieux : est-ce que ce n’est pas leur capacité à gérer ces contraintes, à intégrer ces conventions, est-ce que ce n’est pas leur disposition à les suivre, à leur obéir, quitte à voir se réduire leur prétendue « liberté souveraine », qui désigne les vrais romanciers ? En observant ce principe, sans doute ai-je poussé la règle à l’extrême et ai-je, d’une certaine manière, radicalisé les choses. Mais je ne pense pas être sorti, quant au fond, d’une situation classique où il y a toujours, je le répète, toute une masse d’informations (la psychologie des personnages, la vérité de leurs rapports de forces, la logique des situations où ils se trouvent, etc.) qui fonctionnent comme un réel. Mon Baudelaire est une figure historique mais aurait aussi bien pu être une figure de fiction. Ou bien, si vous préférez : c’est une figure historique que je traite exactement comme si elle était une figure purement fictive.

L’INFINI : Posons la question autrement : est-ce que les baudelairiens ne vont pas crier au scandale ?

BHL : Écoutez : avant de me lancer dans cette entreprise je me suis imposé une première obligation qui était, je viens de vous le dire, de lire une bonne partie de ce qui s’est écrit, en langue française et en langue anglaise, sur Baudelaire en général et ses derniers jours en particulier. Puis, une fois ce travail achevé, je m’en suis imposé une seconde qui était de respecter ces archives, de les traiter avec la plus extrême rigueur, de faire très très attention à la manière dont elles se combineraient au reste, bref de me donner des règles simples, mais constantes, d’articulation de ce qui était « vrai » sur ce qui allait être « imaginaire ». A partir de là le roman commençait. C’est-à-dire que tout était permis. Ou, plus exactement, que, dans le strict cadre de ces règles, tout devenait possible. Et cela non pas seulement du fait de la souveraine fantaisie du romancier, mais au nom de cette « fonction de connaissance » dont je pense, après Broch et Kundera, qu’elle appartient aussi au romancier. Ces Derniers jours, sont un roman, pas une étude. Et ils n’ont, de ce fait, aucune raison de prétendre rivaliser avec des études baudelairiennes, par ailleurs souvent remarquables. Reste que, en tant que roman justement, ils ne pouvaient pas ne pas produire un certain nombre d’effets de sens ou de connaissance qui, sans être le « but » du livre, n’en étaient pas pour autant négligeables.

L’INFINI : Pouvez-vous en donner des exemples ?

BHL : Encore une fois, je n’ai pas écrit une biographie. Et le sujet du livre c’est vraiment les derniers jours, les tout derniers jours de la vie d’un écrivain. Cela dit, dans la mesure où, pour être plus précis encore, je raconte ce qui se passe dans la tête de cet écrivain en train de mourir, il y a forcément des flash-back, des séquences de mémoire qui reviennent ; et il y a donc, chemin faisant, soit des lieux communs du commentaire baudelairien, soit des points d’histoire restés obscurs, que l’oreille romancière traite, réinterprète à sa façon.

Jeanne, par exemple, nous savons très peu de chose sur Jeanne… Ni comment elle s’appelle. Ni d’où elle vient. Ni (c’est un comble !) à quoi elle ressemble vraiment, si elle est métisse, quarteronne… Or c’est quand même la maîtresse de Baudelaire ! la femme de faste et d’infamie, de gloire et d’abjection, qu’il n’a jamais tout à fait quittée et qui, même vieillie, déchue, vaincue par la maladie elle aussi, devenue une sorte de mégère alcoolique et idiote, lui est restée liée ! Eh bien, je crois que la technique du roman, sa méthode, la variété de ses langues, la possibilité de changer de point de vue, de confronter les angles et les regards, m’ont permis non pas exactement de révéler de nouvelles vérités, mais d’essayer des pistes et de tester des hypothèses qui enrichissent la connaissance que j’avais, moi, en tout cas, et du personnage, et de ce lien énigmatique…

La Sabatier. C’est une autre zone d’ombre dans la vie de l’auteur des Fleurs du Mal. Aimée, pas aimée ? Fiasco, pas fiasco ? La connaissait-il déjà à l’époque où il lui envoyait les fameux poèmes anonymes qui troublaient les dîners de la rue Frochot ? Et pourquoi le faisait-il ? Dans quel but ? Quel trouble plaisir prenait-il à s’adresser ainsi, sur ce mode clandestin, à la belle Présidente ? Là aussi, mystère. Ou, du moins, débat. Les baudelairiens se disputant depuis cinquante ans sur l’interprétation de cette singulière idylle. J’ai choisi, moi, la chronologie d’Armand Moss dont j’ai fait la base factuelle de mon récit. Et sur le pilotis de cette chronologie, dans les « trous » qu’elle laissait voir, j’ai bâti une intrigue romanesque, à la fois drôle et cruelle (tout au moins, je l’espère !), qui laisse apparaître, il me semble, un autre visage, tant de l’affaire que des rapports de Baudelaire et des femmes.

Le Père. Là, c’est pire encore. On sait que c’était un prêtre. Défroqué pendant la Révolution française. Puis, pour parler comme Barbey, « marié ». On connaît un certain nombre de détails, sans grand intérêt d’ailleurs, sur sa vie d’employé au Sénat ou auprès des Choiseul-Praslin. Mais sur l’énigme du défroquage, sur l’événement lui-même, sur ses suites, sur la manière dont Baudelaire l’apprit, sur le choc qu’il en ressentit, les biographies ne nous disent rigoureusement rien. Sollers est, à ma connaissance, l’un des rarissimes commentateurs à s’être étonné de ce silence. Et le fait est que ce n’est pas rien, quand on est l’auteur des Fleurs du Mal, quand on a été habité, sa vie durant, par la question et les thèmes catholiques, d’être l’enfant d’un homme qui a renoncé à la soutane. Eh bien, là encore, j’ai essayé d’y voir un peu clair. Et je crois avoir réussi, parce que j’écrivais un roman, à me représenter ce que cela pouvait bien vouloir dire, pour un homme, de renoncer à Dieu ; pour une femme, de se savoir élue, préférée, venue en quelque sorte en remplacement de ce Dieu rejeté ; pour un fils enfin, et pour ce fils-là en particulier, de se savoir issu de ce sacrilège, de ce péché suprême, de cette étreinte « contre nature », etc.

Sur tous ces points — et sur d’autres — je n’oppose bien entendu pas ma « position » à celle des baudelairiens. Mais, prenant appui sur ce qu’ils savent et qu’ils nous disent, j’essaie des situations ; je risque des perspectives ; et si je suis en mesure de le faire c’est, encore une fois, parce que je dispose de ce fabuleux clavier qu’est la technique du roman.

L’INFINI : Ce genre, ce style de roman, d’où viennent-ils ? Dans quelle tradition vous situez-vous ?

BHL : Il y a Les Mémoires d’Hadrien, bien sûr ; mais ce n’est pas tellement ma famille littéraire. Il y a La Mort de Virgile de Broch qui a, elle, en revanche, beaucoup compté. La Semaine sainte d’Aragon. Des éléments borgésiens. Le Pour saluer Melville de Giono. Des choses plus récentes, comme Les Éblouissements de Pierre Mertens. Peut-être aussi une influence des Vies imaginaires de Marcel Schwob et de la façon dont elles définirent, sur le registre symboliste, les relations de nécessité dont se trame un certain « mentir-vrai ». De toutes les manières, je ne me le cache pas : le projet est, sinon neuf, du moins risqué, plein d’embûches, de chausse- trappes. A tort ou à raison j’ai pensé que le pari valait d’être tenté.

L’INFINI : Alors, pourquoi Baudelaire ?

BHL : Il y a des raisons proprement romanesques qui apparaissent, je suppose, à la lecture du livre lui-même. Mais il y a probablement aussi des motifs plus personnels qui tiennent à ma propre biographie. Mettons que Baudelaire soit l’une de mes références fétiches. Mettons aussi qu’il soit l’écrivain français dont je me sente, sur le fond, le plus proche. Et quand je dis « sur le fond » je ne pense pas seulement au poète mais au prosateur, j’allais presque dire au philosophe — je pense à l’auteur des Salons, au critique de Delacroix, au thuriféraire de Wagner, au contempteur du Progrès, de la Nature, du « Socialisme », à l’amoureux des villes, au haïsseur des terroirs, à l’ennemi juré de toutes les prisons, de toutes les régressions communautaires ; à l’éloge du maquillage, à la célébration de l’artifice, au prophète d’une littérature froide, sans tremblé ni hasard, à l’impeccable catholique qui n’a cessé, sa vie durant, de rappeler aux euphoriques de son temps la réalité du péché, la pérennité du Mal dans l’histoire, bref, à celui qui, dans l’ordre politique autant que sur le registre métaphysique ou esthétique, a été et reste encore le plus fécond de nos modernes. Philippe Muray, dans son XIXe Siècle à travers les âges, a magistralement démontré comment ce Baudelaire-là, celui qui va jusqu’à Pauvre Belgique compris, était le vrai « négatif » de la grosse bêtise optimisto-progressiste de l’époque. C’est ce que j’ai voulu raconter, illustrer, en retrouvant tout au long de ce monologue imaginaire la plupart des grands thèmes que j’avais, depuis dix ans, développés dans mes essais. Un exemple parmi d’autres : mon Idéologie française. Il y était question de la France, bien sûr. Rien que de la France. Mais je ne suis pas loin de croire à présent que la plupart des dégoûts, des procès, voire des concepts qui composaient ce livre étaient comme le lointain écho du pauvre paquet de notes (que je ne connaissais du reste pratiquement pas à l’époque !) qui devaient donner Pauvre Belgique. Ce n’est bien entendu pas un hasard si mon roman d’aujourd’hui, dans toute sa dernière partie, est un hommage fictivement rendu à cette fictive Pauvre Belgique.

L’INFINI : Soyons plus précis : pourquoi le Baudelaire des Derniers Jours ?

BHL : Je suis, sur ce point, comme tout le monde : terriblement fasciné par tout ce qui tourne autour des derniers jours, des derniers mots, des mots de la fin, de la déchéance, etc. Alors à plus forte raison quand il s’agit d’un écrivain. Et à plus forte raison encore quand cet écrivain s’appelle Charles Baudelaire et qu’il a connu l’une des déchéances les plus tristes, les plus atrocement pathétiques de l’histoire des lettres modernes. Il faut essayer de se figurer ce qu’était ce Bruxelles envahi par les proscrits français et ce qu’il appelait le clan Hugo. Cet hôtel du Grand Miroir, sinistre. Cette logeuse acariâtre, stupide. Ces bordels de faubourg où le sort semble s’acharner sur lui et le piège se resserrer. Cette douleur. Cette maladie. Cette lente plongée dans la nuit de l’âme et du verbe. Ces journaux où il lit sa propre nécrologie alors qu’il est encore vivant et qu’il lui reste à vivre une interminable agonie. Ses prières, ses blasphèmes, ses désespoirs, ses faux espoirs. Le rapport si étrange, dans les tout derniers temps, avec les Sœurs Hospitalières et le prêtre confesseur. C’est tout cela que j’imagine. Toute cette poignante, spectaculaire souffrance que je raconte. Avec l’arrière-pensée que passe à travers tout ça quelque chose d’essentiel, qui concerne aussi la littérature et son destin.

L’INFINI : C’est-à-dire ?

BHL : Comment meurent les écrivains ? C’est, si vous permettez, la vraie question…Vous avez, premièrement, ceux qui meurent à l’heure, au moment où leur œuvre s’achève, après avoir écrit le dernier mot de la dernière phrase de la toute dernière page de leur dernier livre. Proust bien sûr. Ou bien, moins réussie mais dans le même genre, la mort de Céline dans sa cave de Meudon, effondré sur le manuscrit de Rigodon. Vous avez, deuxièmement, les écrivains plus chanceux qui survivent à leurs livres, débordent sur leur histoire et continuent de s’affairer dans le siècle tandis qu’ils sont littérairement morts. C’est, caricaturalement, le cas Rimbaud. C’est celui (ne soyons pas cruel !) de tant d’écrivains modernes qui n’en finissent pas de gérer la gloire d’une œuvre canonisée. Et puis je crois enfin qu’il y a un troisième cas, bien moins drôle, bien plus terrible (et, avouons-le, romanesquement bien plus intéressant) qui est celui des malheureux qui ont le sentiment, justifié ou non, peu importe, de mourir dix ans trop tôt — et cela parce que leur œuvre publiée n’est que l’ébauche, l’esquisse, la vague introduction de ce qu’elle promettait. C’est, bien sûr, le cas de Mallarmé. Mais c’est, plus encore, le cas de ce Baudelaire laissant derrière lui, comme vous le savez, toute une foule de projets de romans, de pièces de théâtre, d’essais, d’autobiographies, dont il croyait, lui, et c’est ce qui compte, qu’ils étaient aussi fondamentaux que Les Fleurs du mal ou les Petits Poèmes. Alors, j’ai pris ces projets. J’ai imaginé ce qu’ils auraient pu être. J’ai imaginé l’effort désespéré de cet homme, tentant une dernière fois d’y revenir. Je l’ai imaginé imaginant son dernier livre, celui qui aurait donné sens à l’ensemble et qu’il voit là, clairement, à la toute dernière minute, alors qu’il n’est, hélas, plus en état de l’écrire. Et j’ai imaginé, bien sûr, l’effet de contre-jour que provoque, sur l’ensemble de l’œuvre, cet échec de la dernière minute. On peut trouver cela absurde. On peut penser — et c’est mon cas — que quelqu’un qui a écrit Les Fleurs du mal n’avait, à la lettre, rien à écrire de plus. N’empêche. Nous savons que ce n’était paradoxalement pas l’avis du principal intéressé. Et c’est ce qui m’autorise cette longue méditation finale sur les ruses, les aveuglements ou les malentendus qui sont toujours au cœur de l’entreprise littéraire.

L’INFINI : Vous prétendez également écrire le livre dont Baudelaire a rêvé sans parvenir à le rédiger.

BHL : Est-ce que je prétends vraiment l’écrire ? Le roman est ainsi fait que ce livre est dicté au narrateur par l’écrivain agonisant. Ou, plus exactement, le narrateur prétend (et la nuance est capitale étant donné ce que nous savons de lui, de son rapport au héros, des raisons pour lesquelles il a décidé de raconter toute cette histoire…) que ce livre lui a été dicté par l’écrivain sur son lit de mort. Alors, vrai ? Faux ? J’ai voulu que le doute demeure. Et c’est même l’un des suspenses, l’une des perplexités proprement romanesques du livre.

L’INFINI : Autre détail. Vous produisez également des récits de la logeuse de Baudelaire, de Caroline Aupick, de l’éditeur Poulet-Malassis, ou surtout de Jeanne Duval. Chaque fois, ils parlent par votre voix. De quel droit ?

BHL : Même réponse. Le livre est ainsi conçu que ces récits (et, en tout cas, le plus problématique d’entre eux : ce journal que Jeanne Duval semble avoir tenu pendant les premiers mois de leur liaison) voient leur authenticité rendue incertaine par l’organisation même du récit, la personnalité du narrateur, etc. Cela étant dit ils sont sinon vrais (ça, c’est l’un des enjeux du roman, l’un des nœuds de son intrigue) du moins vraisemblables (et ça c’était la gageure, le défi du romancier). Je veux dire par là que tous ces personnages ne parlent pas, comme vous dites, par ma voix mais par la leur et que j’ai essayé, avec le plus de rigueur possible, de leur donner une langue qui soit leur évidence. Pour la logeuse ou pour le prêtre de la fin, c’était relativement facile. On ne sait en effet rien sur eux. On n’a ni lettres, ni témoignages, ni le moindre échantillon de leur mode d’être. Et il suffisait donc de fabriquer un lexique, de construire une syntaxe — et de s’y tenir. Pour Charles Neyt, le photographe qui a effectivement passé avec Baudelaire sa toute dernière « vraie » soirée, c’était un peu plus compliqué. Car on a un vrai récit de lui. Un récit plus ou moins apocryphe, mais un récit quand même. Et il fallait donc que mon lexique et ma syntaxe intègrent l’existence de ce récit. Pour Caroline Aupick et pour Poulet-Malassis, c’était encore différent : il y avait des foules de documents dont il fallait absolument tenir compte. Et quant à Jeanne Duval enfin, et à son journal intime, c’était bien évidemment l’affaire la plus délicate puisqu’il s’agissait de ressusciter une figure légendaire, emblématique. Ai-je réussi ? Tout ce que je peux dire, c’est que rien dans ces micro-narrations n’est gratuit, ni suspendu à mon caprice.

L’INFINI : Au fond, cette succession de récits reprend une technique romanesque que vous avez employée dans Le Diable en tête.

BHL : Oui. Sauf que je crois, cette fois, l’avoir affinée, perfectionnée. Primo : il y a plus de voix que dans Le Diable — six en tout, une par partie. Secundo : alors que, dans Le Diable, la quasi-totalité du roman était composée de ces voix entrecroisées et que la narration générale était réduite à quelques pages par-ci par-là — dans ce roman-ci, il y a un vrai continue qui donne à l’ensemble sa musique et au narrateur sa position. Tertio : alors que ce narrateur apparaissait dès la première page, il n’apparaît cette fois-ci qu’à la fin du récit — son surgissement constituant, du reste, l’un de ses ressorts essentiels. A ces réserves et enrichissements près, vous avez raison. J’ai conservé un mode narratif qui a ses lettres de noblesse (Faulkner, Hemingway, Dos Passos, pour ne parler que des Américains) et qui permet de jouer à plein ce jeu des méprises, des demi-vérités, des mensonges contradictoires qui est, je continue de le penser, la loi même du roman.

L’INFINI : Sur le fond, ce que vous dites, c’est qu’un grand écrivain peut, dans son siècle, passer inaperçu.

BHL : Dans le cas de Baudelaire, c’est l’évidence. Mérimée qui le méprise… Du Camp qui l’évite… Sainte-Beuve qui lui conseille d’écrire en latin… Philoxène qui se croit son égal… Hugo et les hugoliens qui le traitent avec une condescendance vaguement inquiète… Buloz qui l’éconduit… Houssaye qui prétend le rewriter… Gautier embarrassé, compromis par la dédicace des Fleurs du mal… Delacroix lui-même, oui Delacroix qu’il a tant défendu et dont on aurait pu attendre, de grand à grand, une sorte de vague hommage : non, il le prend pour un « tapeur », un feuilletoniste à gages et lui préfère Silvestre… Et tout cela alors que lui, Baudelaire, contrairement à ce qu’on raconte et qui véhicule la sotte image du poète « maudit », enfermé dans sa solitude et son goût du désaveu, a tout fait, tout risqué, tenté toutes les intrigues et mené toutes les batailles destinées à lui assurer une reconnaissance qui ne vint pas…

L’INFINI : Un roman, donc, sur la méconnaissance…

BHL : Je n’aime pas ce mot de « méconnaissance », avec son parfum plus romantique que romanesque. Disons plutôt : sur le malentendu. Le malentendu sous toutes ses formes. Jusqu’à lui, le héros, que l’on voit intérioriser jusqu’au vertige ce désaveu collectif et reprendre à son compte l’essentiel de ces jugements. Et jusqu’à cet épisode final où l’on voit le narrateur pousser la logique du malentendu vers son bord, disons, « positif » puisque, croyant rendre hommage au mourant, voulant lui rendre justice, il prononce deux ou trois phrases qui l’accablent en fait elles aussi et finissent de le convaincre que la partie est finie, bien finie, qu’il n’a plus d’autre ressource que de brûler le livre sur la Belgique… C’est ça, oui, exactement ça : un roman sur le malentendu.

L’INFINI : D’où vous vient, vous, écrivain comblé, cette singulière nostalgie de l’écrivain agonisant dans le malentendu, dans la solitude ?

BHL : Mes nostalgies ne font rien à l’affaire. Cette solitude de Baudelaire dans sa chambre d’hôtel bruxelloise m’est surtout apparue, je vous le répète, comme une sorte de situation limite où je trouvais condensés les paradoxes, les énigmes, les intensités ultimes et exemplaires qui font, qui sont, la littérature moderne. Il y a là, en raccourci, tout ce qu’un écrivain ne peut éviter de rencontrer dès lors qu’il prétend faire de la littérature un objet de pensée.


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