Le nouveau Interallié : Les Derniers jours de Charles Baudelaire de Bernard-Henri Lévy aux Éditions Grasset, n’appartient ni au genre des biographies romancées, dans lequel se sont illustrés des écrivains comme Stefan Zweig ou André Maurois, ni au genre de l’essai comme le fameux Baudelaire publié en 1947 par Jean-Paul Sartre et qui était plus une auto-psychanalyse de l’auteur de La Nausée qu’une étude sur l’auteur des Fleurs du Mal. Sur la couverture du livre de BHL ainsi que dans la prière d’insérer, il est bien précisé que c’est un roman, donc une œuvre de fiction et pourtant, tous les faits qui y sont rapportés correspondent à la biographie exacte de Baudelaire. C’est d’ailleurs ce mélange de fiction et de vérité qui fait la réussite de ce livre audacieux car on n’affronte pas facilement le problème très complexe de la personnalité baudelairienne et même des esprits aussi perspicaces que Sartre ou Pierre Emmanuel, malgré leurs brillantes analyses, n’ont abouti, à vouloir explorer les méandres de l’âme de Baudelaire, qu’à prouver l’échec même de leur entreprise.

Conscient de ces difficultés, BHL a adopté tous les procédés du roman moderne, notamment la juxtaposition des points de vue. Ainsi, la fin de Baudelaire nous est racontée dans son roman à la fois par Mme Lepage, sa logeuse belge ; par Charles Neyt, le photographe bruxellois qui, un des premiers, crut dans le génie du poète ; par Jeanne Duval, la maîtresse et la muse vénale de l’écrivain ; par l’éditeur, Poulet-Malassis ; par sa mère, Mme Aupick, et par le père Dejoncker.

L’autre procédé fort habile, adopté par BHL, consiste à faire défiler dans l’esprit du poète agonisant sur son lit, les souvenirs de ses relations avec les grands écrivains et peintres de son époque. La confrontation de ces divers témoignages et points de vue permet de mettre en lumière toute la complexité de la personnalité de Baudelaire et de son originalité et de montrer que tous les malentendus suscités par son œuvre proviennent de l’audace qu’il a eue d’opposer aux mythes progressistes béats de son temps, une réflexion lucide sur le problème du mal et su satanisme humain et une nouvelle conception de la nature et de l’art.

Ce sont ces aspects de Baudelaire qui ont fasciné BHL car son livre est aussi une réflexion angoissante sur le mal ancré dans la nature humaine et que Baudelaire a peint avec tant de génie dans ses poèmes tourmentés et analysé avec tant de lucidité dans ses journaux intimes. Le portrait de Baudelaire selon BHL est donc exact et fait avec une sympathie fervente que mérite l’auteur des Fleurs du Mal.

Mais le roman de BHL suscite res réserves importantes surtout chez un lecteur juif et un spécialiste de Hugo. Comment oublier la terrifiante phrase sur le génocide des Juifs, énoncée par Baudelaire dans Mon cœur mis à nu : « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la race juive. Les Juifs, bibliothécaires et témoins de la Rédemption ». Bernard-Henri Lévy fait allusion furtivement à cette pensée, en l’insérant dans la vision baudelairienne d’un grand complot de la bêtise belge contre la religion et l’Église. Cela me paraît plus que discutable. Il me semble plutôt que la phrase sidérante de Baudelaire relève de l’irresponsabilité de tous les adeptes de l’esthétisme européen qui, à forcer de cultiver le culte de la Beauté, du détachement du réel et du désengagement de l’écrivain, n’ont pas sur surgir la barbarie allemande et occidentale qui couvait sous le vernis chrétien et qui n’attendait que la moindre occasion pour se déchaîner.

Une autre réserve s’impose sur l’analyse superficielle que fait BHL de la haine portée par Baudelaire à l’hugolâtrie. Certes son analyse du comportement du clan hugolien condescendant à l’égard de Baudelaire est juste mais les rapports de Hugo lui-même avec l’auteur des Fleurs du Mal étaient plus complexes. BHL semble reprendre à son compte les poncifs d’André Gide sur l’écrasante supériorité de l’art baudelairien sur l’emphase de Victor Hugo, oubliant de mentionner les articles magnifiques de Baudelaire sur le génie hugolien et surtout la belle lettre du 6 octobre 1859 adressée par le proscrit de Guernesey à son jeune confrère et qui montre que l’auteur des Contemplations fut le premier des romantiques à reconnaître l’originalité de l’apport baudelairien à la poésie française.

Par ailleurs, l’acharnement de Victor Hugo à vouloir imposer sa conception de l’utilité de l’art, qui agaçait tant Baudelaire, provenait surtout de la nécessité de sauvegarder l’idée républicaine menacée par les forces réactionnaires, au moulin desquelles Baudelaire apportait de l’eau.

Ces réserves n’entament en rien les qualités esthétiques et la finesse d’analyse de ce roman, écrit dans un style superbe et entraînant car, au-delà du cas Baudelaire, BHL, avec une hauteur de pensée admirable, a su nous mener à une réflexion salutaire sur les graves problèmes de l’optimisme béat et du pessimisme fécond dans l’art, dans la vie et dans l’Histoire.


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