Le plus incroyable, pour moi qui ai vécu la construction du Centre Beaubourg, c’est qu’il ait été voulu par le plus conservateur de nos Présidents, à savoir Georges Pompidou.

Le plus étrange, le plus incompréhensible (mais n’est-ce pas le même mystère qui s’attache à toutes les grandes œuvres ?) c’est que, lorsque je repense à ceux qui, après lui, Pompidou, ont porté l’œuvre et l’ont fait surgir de terre, lorsque je repense à Robert Bordaz par exemple, son premier directeur, que j’ai assez bien connu et avec qui je me rappelle avoir arpenté, casques de mineur sur la tête, dans un brouillard glacé, les ruines du quartier où allait s’élever ce monument d’audace et de modernité, c’est que tout cela a été fait par des gens raisonnables et sages, des grands commis de l’Etat, des hommes à la culture classique, sans fantaisie apparente, sans goût particulier ni pour la révolution ni pour le désordre – et que rien ne prédestinait à cette folie…

Savaient-ils ce qu’ils faisaient ? Avaient-ils conscience, en ouvrant ce chantier, de créer un scandale énorme, de déclencher une polémique, d’écrire une page de l’histoire de l’architecture qui allait compter, dans son genre, autant que, dans les arts plastiques, les premiers ready-made de Duchamp ou, en littérature, le Ulysse de James Joyce ? Je n’en suis pas sûr. Non, plus j’y pense et moins je crois qu’ils aient pris la mesure, sur le moment, du monstre dont ils accouchaient, de ce Golem, ni du court-circuit qu’ils allaient créer dans l’esthétique et dans les têtes.

« Le projet lauréat frappe par sa simplicité », déclare le président du jury qui, en 1972, choisit le projet de Renzo Piano et de Michael Rogers. Oui, il a bien dit « simplicité ». On croit rêver mais on ne rêve pas. Et il l’oppose, cette « simplicité » du futur Beaubourg, à la « complexité » des 680 « autres recherches » qui lui ont été proposées…

C’est ainsi.

C’est la règle.

Depuis quand les contemporains d’une grande œuvre savent-ils de quoi ils sont les contemporains ?

Baudelaire, en revanche, aurait aimé Beaubourg, ce monstre d’artifice et d’industrie.

Apollinaire, chantre d’une tour Eiffel qui produisit, en son temps, le même type de scandale, aurait aimé cet autre défi au siècle et aux canons de la bienséance.

De même qu’Aragon, l’auteur du Paysan de Paris, qui aurait adoré les passages, les passerelles, le dédale insolite et baroque de cette construction futuriste, fichée au cœur du Paris où il aura passé sa vie à déambuler.

D’ailleurs, non… Je parle au conditionnel. J’ai tort. Car Aragon a vu Beaubourg achevé. Il a aimé Beaubourg achevé. Il l’a réellement aimé, je crois. Comme en témoigne, dans mon souvenir, une belle scène du film tourné, à la fin de sa vie, par Jean Ristat et Raoul Sangla et où on le voit, peut-être masqué de blanc, errer sur l’esplanade face au Centre.

Et puis César encore… Oui j’entends César, l’un de nos plus grands sculpteurs, l’héritier de Maillol et de Rodin, je l’entends encore, un jour que nous allions, ensemble, voir des œuvres de Malevitch qui y étaient exposées, me dire qu’il aurait rêvé de « compresser » Beaubourg mais que non, c’était trop tard, Beaubourg était si beau, Beaubourg était si réussi, Beaubourg était, contrairement à ce que disaient ses adversaires, une telle merveille, que c’était déjà comme une compression réalisée.

Car il faut se souvenir de la façon dont l’œuvre fut accueillie à ses débuts.

Il faut se souvenir de ce cri de haine, de rage et, sans doute, d’effroi qui salua son inauguration.

Il faut se rappeler ces mauvais écrivains (René Fallet) parlant d’« invasion des chacals » et donnant ainsi la main à ces bons journaux (Le Monde) fustigeant une « anthologie de la laideur ».

Il faut imaginer Baudrillard appelant, non pas certes à « incendier » le Centre mais à le « démonter », le « kidnapper », le « faire disparaître » dès le lendemain de son apparition – il faut se figurer un Baudrillard trouvant déjà les accents qui seront les siens, bien plus tard, au moment de son article sur la destruction des Twin Towers de New York, pour appeler à l’« implosion » de cette machine à tuer la culture.

C’est que Beaubourg, en fait, n’est pas un musée mais une église. C’est, probablement même, la première cathédrale culturelle telle que l’avait rêvée André Malraux. Lieu de recueillement plus que de consommation culturelle. Lieu de prière, au sens où Hegel disait que la lecture du journal est la prière matinale du philosophe. Pas un musée, non.

C’est que Beaubourg, à la fin des fins, n’est pas un monument ; ou, en tout cas, ce n’est pas un monument parmi d’autres et au sens où on l’entend d’habitude ; c’est la vraie date d’entrée du vieux Paris classique, du Paris de Walter Benjamin et, justement, de Baudelaire, dans cette modernité monumentale qu’ils annoncèrent mais sans la voir ; c’est la fin de la France d’Haussmann et le début de celle qui, pour le pire et, ici, le meilleur, s’apprête à réinventer ses villes.

C’est que Beaubourg est, encore une fois, le symbole du XXIe siècle comme la tour Eiffel fut celui du XXe.

J’aime, moi, dans Beaubourg, ce que les autres n’y aiment pas.

J’aime ses façades dissuasives de la monumentalité traditionnelle.

J’aime ses espaces immenses, sans cloisonnements, ni piliers, ni vraies séparations.

J’aime ses poutrelles, ses tubulures, ses échafaudages éternels, ses ferrailles apparentes, son chaos de tuyaux et de carcasses.

J’aime son côté machine et machin.

J’aime qu’il ressemble à une raffinerie de pétrole.

J’aime qu’il montre, en fait, tout ce que tous les monuments du monde se sont évertués à cacher : câbles électriques, circuits d’air et de chaleur, salles des machines, dispositifs anti-incendie, escalators géants et labyrinthiques, infra- et superstructures, excréments de pierre et de métal, matières en tout genre.

Je me souviens d’un texte de Danilo Kis, l’un des plus grands écrivains européens du XXe siècle, expliquant qu’il en avait assez de cette hypocrisie littéraire, de cette tartufferie, qui font dissimuler au regard du lecteur, retirer tel un objet de honte, le processus de fabrication de l’œuvre.

Grande, disait-il, est l’œuvre qui a le courage d’exhiber ses procédés.

Grande, celle qui se fait gloire et honneur de ce dont les autres se font honte.

Eh bien c’est cela Beaubourg – une œuvre d’acier, de verre et de pierre qui se regarde comme un livre.


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