Xavier Beauvois est un ami. Il appartient même, dans mon esprit, à la confrérie des quelques-uns qui, jadis, il y a maintenant près de quinze ans, s’embarquèrent (sans jamais la renier) dans l’aventure du Jour et la nuit, mon film. Dois-je m’interdire, pour autant, de dire l’émotion que m’a procurée son propre film, Des hommes et des dieux, consacré aux derniers jours de la vie des moines de Tibéhirine ? Pas l’Algérie, en fait. Ce n’est un film, en réalité, ni sur l’Algérie, ni sur le terrorisme, ni même sur cette autre persécution planétaire dont je parlais, la semaine dernière, dans une interview au quotidien espagnol ABC et qui frappe les chrétiens. Non. C’est un film sur la sainteté. Sur le temps de la sainteté. C’est un film qui montre l’ordinaire de sept existences saisies par ce temps étale, presque pur, sans événement, qui est l’autre nom de la sainteté. L’approche des tueurs. L’attente, pour nous, spectateurs, de seconde en seconde plus intenable et, pour eux, les sept moines, source d’une ferveur intense. Les visages impassibles lors du repas final. L’âme sans défense et, pourtant, invincible. Le feu mourant d’une vie et la chapelle ardente des cœurs. Le doute, parfois. La paix, finalement. Les contours dissous de la pensée quand vient la séquence ultime et qu’il faut, effroi et courage mêlés, accepter de suivre les tueurs. La prière elle-même qui devient presque inutile et que Beauvois, en tout cas, cesse, il me semble, de filmer. La lenteur, surtout. La terre et le ciel qui s’embrasent et le temps, pourtant, qui se fige. Rarement film aura été aussi lent, aussi passionnément et spirituellement lent – et, cependant, si palpitant.

Michel Houellebecq est un autre ami. Et nous avons, il y a peu, publié un livre ensemble. Cela doit-il m’empêcher de dire, ici, après tant d’autres que je n’ai pas voulu précéder, mon admiration pour La Carte et le territoire, son dernier roman, où il est, à mon sens, parvenu au sommet de son art ? La défaillance, cette fois, de toute piété. Le deuil de toute sainteté. Le triomphe du quelconque, de l’indifférent, du neutre. Des existences échouées. La défaite de la langue comme étalon-or du sens. La fausse monnaie de l’art au cœur, très précisément, du récit. Et puis, soudain, deux événements. Le Père, d’abord. Cette étrange figure de Père, inaccessible et familier, caché et, néanmoins, sans mystère. Ce père comme une maison vide avec ses insaisissables secrets, ses chambres fortes ouvertes à tous les vents et ces dédales de l’ascendance dont Houellebecq, pour la première fois, paraît vouloir faire son objet. Et puis lui, l’auteur, l’apparition de l’auteur lui-même, surpris dans son exil irlandais, qui coupe le roman, brise sa trajectoire jusque-là parfaitement classique et la relance, mais autrement, selon une courbe imprévue. Lui, Houellebecq, vraiment ? Ou son double ? Ou le fantôme de son double ? Ou, peut- être, un étranger, mais qui aurait pris, comme le diable, cet autre double, son apparence ? Vous verrez. C’est la surprise. Sachez juste que la mort est là, forcément là, au rendez-vous. Cette mort qui, comme de coutume, connaît les ruses, les déguisements, les cachettes. Cette mort qui ne vous saisit jamais mieux que lorsque vous avez cru pouvoir, comme ici, jouer au plus fin. Une grande œuvre, disait Gracq, n’est-elle pas, toujours, une manière de mise au tombeau ?

Theo Van Gogh, le cinéaste assassiné en 2004 par un islamiste d’Amsterdam, avait une vision du monde – et de l’islam – qui n’était pas la mienne. Mais, dans le texte de lui, Interview, que met en scène Hans Peter Cloos au Studio des Champs-Élysées, c’est Patrick Mille – mieux qu’un ami… – qui tient, au côté de la radieuse Sara Forestier, l’un des deux rôles qui s’affrontent. Vais-je, pour autant, me dispenser de recommander l’un des plus incontestables spectacles d’une rentrée théâtrale par ailleurs plutôt morne ? Un grand reporter à bout de souffle et une starlette déjà aux abois. Le Spectacle. Ses lois. Ses rites, ses autels burlesques, son cynisme, son carnaval. L’humain, du coup, comme un naufrage qui a déjà eu lieu. Les vies, non plus minuscules, mais superflues. Le mensonge comme une seconde nature. Le monde comme une conséquence définitivement privée de cause. La mémoire des hommes elle-même devenue comme une volière où se cogneraient, tels des oiseaux en cage, de vagues et rares souvenirs (Sarajevo ou un pistolet serbe sur la tempe, pour le héros ; un épisode de soap opera, pour l’héroïne). Et puis, ici, un lapsus. Là, un mot qui sonne vrai. Là encore, un sentiment qui gigote et voudrait s’imposer. Et l’amour, alors, mais oui, le bon vieil amour, qui revient à pas de colombe et finit, petit à petit, par mener le jeu. Un amour bizarre. Un amour presque homonyme de ce que l’on appelait ainsi avant ce temps de la post-humanité et de sa pensée terminale. Un amour comme un art martial. Un amour comme une défaite à chacun annoncée. Un amour où l’on s’assure de n’abattre son jeu que lorsqu’on est bien certain de n’avoir plus en main de quoi gagner la partie. Mais enfin l’amour, tout de même, avec ses mots dévorateurs, sa voix d’entrailles et ses bondissements du cœur. L’affaire tourne mal. C’est la mort dont on sent bien qu’elle risque, à nouveau, de l’emporter. Mais si on veut l’image exacte de ce en quoi la religion du nihilisme nous a tous, un peu, transformés, elle est là. On songe au mot de Sade : « Si l’athéisme veut des martyrs, qu’il le dise – mon sang est prêt. »


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