Avec son Diable en tête, Bernard-Henri Lévy est entré en littérature et plus particulièrement dans cet art si difficile qu’est le roman comme on entre en religion, avec la même fougue, la même espérance, le même entêtement, la même foi qu’un novice prononçant ses vœux. Jugez-en : 500 pages portées jour et nuit pendant trois ans, 500 pages le rongeant heure par heure comme un acide, 500 pages éditées par Grasset presque 5000 écrites, réécrites au fil du temps, des cachettes, des cieux et des villes.

Il aurait pu, tel un alpiniste commencer par quelques « classiques faciles » assurer ses prises, sa technique, son rythme, avant d’attaquer un sommet de légende. Mais en grand jeune homme de trente-cinq ans qui a devant lui l’immortalité, il n’a pas assuré, il a joué « tapis » tout d’un seul coup, comme au poker, comme à la roulette aussi… et il a gagné son livre, sa fresque est fascinante, émouvante, dérangeante aussi.

Philosophe au visage d’adolescent romantique extérieurement, mais nourri de toute la sagesse, la contestation, les interrogations et les angoisses de l’homme moderne, intérieurement Bernard-Henri Lévy le « surdoué » a été comparé à une star par l’Amérique, et attaqué comme un boutiquier de la culture par ses ennemis, car il en a… Certains ne lui pardonnent pas Le Testament de Dieu, La Barbarie à visage humain, L’Idéologie française ou bien encore Question de principe.

L’ancien élève de la rue d’Ulm, au beau visage d’Aurélien, a fait aux côtés de De Gaulle (« Le Rebelle »), de Duras Marguerite, de Troyat-Tchekhov et de Poirot-Delpech et son petit monde, une entrée automnale littéraire remarquée.

Est-il « goucourable » ? Pourquoi pas ? Il correspond au profil du testament des deux frères, il en a le talent. Le sera-t-il ? Là, c’est une autre histoire. Peu importe d’ailleurs, car il a montré avec son Diable en tête qu’il savait tenir non seulement la distance, mais qu’il savait faire la course dans le peloton – rare – des leaders.

Au-delà de ses personnages futiles, agaçants, crispants, odieux, ignobles, « bébêtes », amers ou maudits, son livre est avant tout le constat non pas d’une époque mais du Vieux-Monde, ou du moins de ce qu’il en reste, à quelque quinze ans seulement du deuxième millénaire consacré peut-être aux étoiles.

Qu’avez-vous fait de nos quarante dernières années ? Que faire aujourd’hui ?

Qu’allons-nous devenir ? Nous, les héritiers et les survivants de vos naufrages dans ce « tout qui fout le camp » dans cette mauvaise Histoire qu’on subit et qu’on n’écrit plus ?

« Benjamin » c’est un peu, c’est beaucoup de Bernard-Henri Lévy. C’est à la fois le « diable » avec tout ce qu’il y a d’horreur dans ces petites lettres mais aussi tout ce qu’il y a de beau dans un bon petit diable, un visage trop humain. C’est lui, c’est nous, c’est moi, c’est vous. C’est encore un « j’accuse » et une « recherche du temps perdu » doublé d’un extraordinaire exercice de virtuosité. Pensez donc quarante ou cinquante kilos de notes, de fiches, de feuillets manuscrits, composant la vie des cinq personnages. Son Diable c’est encore cinq personnages aussi opposés ou dissemblables que les cinq continents avec leur langue propre, leurs sentiments, leur introspection. Cinq « descentes » aux enfers composées du journal de Mathilde (la mère de Benjamin), de l’interrogatoire de l’Oncle Jean, des lettres de la « petite » Marie, du témoignage d’Alain Paradis et de la confession de Benjamin. Remarquez cette série de noms propres qui composent l’enfant réussi d’un délicieux tourment.

Ces cinq cents pages sont éditées par Grasset rappelons-le. Entre ces cinq « bornes frontières » il y a la quête du fils pour connaître le vrai visage de son père, un ancien du front de l’est qu’on a gommé des mémoires, il y a la futilité d’une mère et le pouvoir de la femme, il y a la chair belle comme un péché, sale comme un cancer, il y a des trahisons d’amants, voleurs volés et victimes, il y a encore l’amour, la mort, la révolte, la pourriture, la révolution, le terrorisme, les Palestiniens, les Juifs, les catholiques, les bien-pensants, l’amertume et la chaleur des âmes, la course aux Chimères, le bonheur-malus et la cavale leming solitaire.

Dans le décor du Paris de l’occupation d’hier à la Jérusalem délivrée d’aujourd’hui. « Benjamin » promène son ombre destructrice comme « M le Maudit » dans le film de Lang, saccageant tout sur son passage avec une sensuelle barbarie, pour tenter d’exorciser un passé qui ne lui appartient pas et qu’il a fait sien… Lisez, relisez les pages 458, 460, 461, 498, 499. Elles sont le livre, le message, le cri, le coup de gueule… le diamant noir. Il explose comme une grenade d’attentat…

« Tristesse, amertume, regret…
On meurt comme on a vécu en l’occurrence comme un chien.
On meurt comme on rate une marche. »

Tel un cadavre de hasard, dirait le poète.

Au finish, il est trapu ce « BHL » un vrai chemin de croix à faire. Arriver au point final, demande la vaillance d’un torero et des nerfs en cordes de piano.

Dix fois j’ai jeté le bouquin à travers la pièce, dix fois je l’ai repris. Parce qu’il était fort et brûlant comme un métal en fusion. Au souffle de la guerre s’oppose ici, le souffle de la paix, plus destructeur encore, car Le Diable en tête n’aura jamais de FIN.


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