Ce long premier roman – cinq cents pages – ne bénéficiera pas de la relative indulgence qu’on réserve habituellement aux œuvres de débutants, car son auteur est loin d’être un inconnu. Bernard-Henri Lévy a écrit cinq essais depuis 1973.

Tête de file des « nouveaux philosophes », et, à ce titre, très controversé, il s’est vu attribuer déjà tous les superlatifs, tant pour le louer que pour le dénigrer. On ne peut donc, en lisant Le Diable en tête, soudainement oublier cet homme qui, depuis une décennie, a construit une image de lui-même pour beaucoup irritante, celle d’un jeune homme trop public, trop brillant, trop beau, trop soucieux de sa célébrité. Mais il n’est pas nécessaire de se faire amnésique pour être un lecteur serein. Bien au contraire.

Regard sur une génération que Bernard-Henri Lévy connaît bien et qui avait entre vingt et vingt-cinq ans en 1968, ce livre ne se veut pas pour autant une autobiographie. S’il est tout entier écrit à la première personne, le « je » ne renvoie pas à un narrateur unique. Le Diable en tête est une succession de cinq récits où, littéralement et dans tous les sens, « je est un autre ». Autre que l’auteur qui se change ici en « éditeur », au sens classique, et qui, hormis une brève et ironique rencontre avec le héros, n’apparaît que dans deux courtes mises au point. Autre aussi que le personnage central, Benjamin C., sauf dans la dernière partie, sa « confession ».

La transparence de l’allusion à Benjamin Constant dans le nom du héros pourrait passer pour une coquetterie un peu appuyée, d’autant qu’elle est soulignée, pour les lecteurs distraits, par une référence explicite à Adolphe dès la sixième page. Elle est, en alite, une des premières pistes que donne Bernard-Henri Lévy, lorsqu’on sait que Benjamin Constant disait de ses propres écrits intimes : « Ce journal est une espèce d’histoire et j’ai besoin de mon histoire comme de celle d’un autre pour ne pas m’oublier sans cesse et m’ignorer. »

Retourner la phrase de Constant, avoir besoin de l’histoire d’un autre comme négatif de sa propre histoire pour « ne pas s’oublier et s’ignorer », donner la parole à l’autre et être l’autre, c’est tout le projet de l’auteur. Il a même le « culot » de commencer par cent trente pages du journal de Mathilde, la mère de Benjamin, qui, d’entrée de jeu, décrit son accouchement. Goût de la performance, sans doute, qui toutefois réussit bien à Bernard-Henri Lévy, comme plus loin pour les lettres de Marie, petite étudiante provinciale des années 60, « perdue » à Paris par l’amour du beau Benjamin.

Mais le succès est beaucoup moins évident quand le « je » s’incarne non plus dans un autre sexuel – une femme – mais dans une figure politique différente – ce qu’est Benjamin. Cette différence est affirmée par Benjamin lui-même, qui rencontre à Jérusalem « un nouveau philosophe, puisque c’est ainsi qu’on appelle, paraît-il, ce genre d’individus à Paris, […] un homme dont j’apprendrai, au fil des heures, que tout ou presque me sépare – depuis ses options, sa vision du monde, jusqu’à son passé ».

Une sorte de collage

Bernard-Henri Lévy n’a pas su inventer à Benjamin un itinéraire vraiment crédible. L’accumulation en une seule figure des choix de la génération de la guerre d’Algérie et de celle de 68 hypothèque la vraisemblance du personnage : porteur de valises pour le FLN quand il n’a pas encore vingt ans, il devient étudiant contestataire, althussérien, soixante-huitard, « établi » chez Renault – où il participe à l’enlèvement de Nogrette après l’assassinat d’Overney, puis terroriste à Beyrouth dans les rangs palestiniens, avant de rejoindre à Rome les Brigades rouges, d’être recherché à Paris pour le meurtre d’un policier et de se retrouver, pacifié, à Jérusalem. Ce parcours apparaît comme une sorte de collage, une addition d’expériences hétéroclites qui ne constituent jamais, fût-ce dans l’errance et l’erreur, une vie.

Racontée par le seul Benjamin ou par un narrateur unique, cette « existence-prototype » serait ennuyeuse à force d’excès, et le roman raté. Mais, très habilement, Bernard-Henri Lévy a su fabriquer un livre-kaléidoscope où, selon la personne qui parle, sa personnalité ou ses intérêts, l’image de Benjamin se compose différemment, dans un jeu imbriqué de prétendues sincérités successives. Rassemblées par l’auteur-enquêteur qui les présente, les lectures de l’histoire de Benjamin se juxtaposent et se font écho : « Journal de Mathilde », de 1942 à 1954, « Interrogatoire de l’oncle Jean » (le beau-père du héros), « Lettres de Marie », « Témoignage d’Alain Paradis », l’avocat, l’ami de Benjamin dont l’étrange sollicitude cache peut être une machiavélique manipulation, « Confession de Benjamin » lui-même enfin, dont rien ne dit qu’elle soit l’ultime vérité.

Ainsi se construit un roman équivoque, non seulement parce qu’il est à plusieurs voix, mais aussi à cause de ses hésitations, ses ambiguïtés, d’un vacillement constant entre l’itinéraire d’une personne et l’histoire d’une génération, entre le politique et le psychologique. Et l’on s’agace vraiment à lire que Benjamin « n’était entré au fond en terrorisme que pour tuer oncle Jean » ou à l’entendre lui-même avouer que, s’il s’est imputé le meurtre du policier, tué en fait par sa compagne du moment, c’est que « cette culpabilité sans forme qui était, au fond, [sa] croix et [son] calvaire depuis l’enfance […] trouvait là enfin objet où se fixer »…

Entre l’épopée et le roman-feuilleton

Bernard-Henri Lévy débute dans la fiction avec un livre ambitieux qui se veut dans la lignée des grands romans populaires du dix-neuvième siècle. Quelque chose entre l’épopée et le roman-feuilleton. Car tout, dans la vie de Benjamin, est exceptionnel : le papa collabo, jugé et fusillé à la Libération, la maman mourant d’un cancer à trente-sept ans, le beau-père honni, la petite amie dotée d’une sœur jumelle – avec qui elle monte un jeu pervers de double. Et lui, Benjamin, riche, beau, intelligent, qui devient une sorte d’archange du mal. Il a le diable dans la tête, il en est « possédé », comme les héros romantiques ou dostoïevskiens, à plusieurs reprises mentionnés pour le lester d’un surcroît d’existence…

Ces clins d’œil à l’histoire de la littérature se doublent de « clefs » contemporaines, certaines très évidentes, d’autres beaucoup plus subtiles. Ainsi Alain Paradis emprunte-t-il bien des traits d’un avocat parisien célèbre pendant la guerre d’Algérie et en vedette aujourd’hui pour sa défense d’un ancien nazi. De même certains « papes » du gauchisme ou de l’intelligentsia de l’après-mai tressailliront peut-être au hasard d’une description.

Cette surabondance d’intentions et d’effets aurait pu tuer ce roman. Pourtant, si l’on goûte les livres foisonnants – au risque d’être approximatifs, – si l’on aime s’entendre raconter des histoires, on prend plaisir à parcourir quarante-deux années de bandes d’actualité à la recherche de Benjamin. D’autant que l’écriture de Bernard-Henri Lévy est toujours tenue et parfois, surtout dans la dernière partie, d’une acuité qui tempère les réticences. Et si certains « phrasés » des personnages irritent, l’auteur use d’une redoutable habileté pour s’en justifier : Mathilde, à l’article de la mort, « parle comme un livre » – mais c’était une liseuse impénitente, – et Marie, qui écrit comme aucune étudiante des années 60 ne l’a jamais fait, voit la vie à travers les images de la littérature classique dont elle est nourrie.

Ainsi le romancier semble ne jamais pouvoir être pris en défaut. Mais, quoi qu’il en dise, « au bout de ce visage », il n’y a pas « le siècle ». Car si, dans la manière, Bernard-Henri Lévy a réponse à tout, son « roman des origines » ne devient pas « roman d’apprentissage », et l’itinéraire qu’il prête à Benjamin, à force d’esquives et d’alibis, par excès et par défaut, est étrangement oublieux des véritables questions.


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