Je suis d’autant plus heureux de parler, ce soir, de ce livre, je suis d’autant plus disposé à m’exprimer sur cette question de ce qui s’est réellement passé, dans ces années, entre Sartre et Benny Lévy, que c’est sur cette question, comme vous le savez, après les pages que je lui avais consacrées dans Le Siècle de Sartre, que j’ai retrouvé Benny.

Je n’oublierai jamais la première conversation que nous avons eue, alors. Je l’ai racontée ailleurs. Je n’y reviens donc pas. Sachez juste qu’on est fin 1999. Peut-être début de l’année 2000. Il vient de lire ces pages. Il en est évidemment surpris. Heureux, je crois. Et c’est là que le dialogue s’engage entre nous – ce dialogue qui se poursuivra jusqu’au dernier jour, constamment, et dont l’un des effets aura été la création de l’Institut d’études lévinassiennes.

Voilà. C’est donc avec émotion, beaucoup d’émotion, que je suis venu, ce soir, tenter de lire, avec vous, ce livre que Gérard Bobillier a eu la bonne idée de publier. Nous allons vraiment le lire. Entrer dans le détail du texte. Je voudrais essayer d’entrer, avec vous, sur cette scène philosophique à deux personnages (Sartre et Benny Lévy), je voudrais essayer, quand je le pourrai, de passer aussi derrière la scène – car on n’en a pas, loin s’en faut, épuisé tout le sens.

C’est un moment important de leur biographie à tous deux.

C’est un moment important de la mienne, de ma biographie intellectuelle et de ma vie tout court, puisque viennent de là les liens d’amitié qui se sont tissés avec Benny et qui ont tant compté dans la suite de ma vie.

Et c’est un moment important aussi (mais ça, c’est ce que je vais essayer de développer) pour vous, pour nous tous, pour l’époque en général et pour nos contemporains – qu’ils soient, ou non, philosophes ; qu’ils soient, ou non, liés à notre Institut…

Donc, la scène. Il faut, d’abord, essayer de se figurer la scène – fin des années 1970, crépuscule du gauchisme et crépuscule de la vie de Sartre. Il faut imaginer Sartre malade. Il faut imaginer Sartre impotent. Il faut imaginer un Sartre vivant mais condamné à mort par les siens, par une partie de sa « famille », pas tous bien sûr, mais certains, qui tiennent pour acquise la mort précoce de Sartre. Il y a une très belle lettre d’Arlette Elkaïm, publiée après la mort de Sartre, en réponse, je crois, à La Cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir et aux attaques contre Benny accusé d’avoir « profité » de l’état de faiblesse de Sartre. Dans cette lettre, Arlette dit, en gros : « il ne tenait qu’à vous de venir lire avec Sartre, travailler avec Sartre, mettre à la question telles ou telles formulations dont Sartre était l’auteur ; car, avant de mourir, Madame, Sartre était encore vivant. » Les sartriens, dans ces années-là, ne se rendent pas trop compte de ce que Sartre est toujours ce vivant. Et, de fait, à leur décharge, tous les témoins, tous les biographes le savent, il vit dans un état de grand délabrement, délabrement physique, moral, psychologique, intellectuel – le tout lié à la cécité…

Car, un mot sur cette cécité. Sartre, par rapport à la cécité, n’est évidemment pas n’importe quel philosophe. Pour lui, pour le philosophe qu’il est, pour le philosophe qui avait placé toute son aventure philosophique sous l’autorité de l’œil et du regard, pour ce philosophe qui est, à bien des égards, et à cet égard en tout cas, le dernier des platoniciens, pour ce penseur qui a, plus qu’aucun autre, pensé, vécu, cette consubstantialité de la pensée et du regard, cette identité du voir et du penser, cette confusion, dans le registre de l’idein, des deux choses, pour cet homme qui a vécu cette confusion jusqu’au vertige (et un vertige dont on retrouve les effets jusque dans les moindres détails de sa biographie intellectuelle et non intellectuelle), cette cécité est un événement majeur.

Je citais, dans Le Siècle de Sartre, une conversation que j’ai eue, à l’époque, avec un autre grand aveugle de la littérature, Jorge Luis Borges. On est deux ou trois ans avant la mort de Sartre. Et Borges me dit : « ce n’est pas nécessairement un problème d’être aveugle ; il faut juste s’y faire ; il faut juste s’y préparer ; il faut le savoir à l’avance et s’y préparer tranquillement ; moi, par exemple, j’ai toujours su que je deviendrais aveugle ; mon père était aveugle ; mon grand-père était aveugle ; j’ai toujours su, donc, qu’un jour je serais aveugle aussi ; et j’ai passé des années à préparer ce jour futur ; j’ai passé des années de ma vie à négocier les relations entre mes sens, à en privilégier un plutôt qu’un autre, à faire des exercices de cécité, à me préparer à la nuit qui, un jour, finirait par venir. » Et Borges, ce jour-là, d’ajouter : « s’il y en a bien un, en revanche, qui ne s’y est pas préparé, s’il y en a un qui avait joué l’œil, qui avait tout joué et tout misé sur l’œil, et sur qui cette cécité est donc tombée comme une catastrophe absolue, une catastrophe philosophique, c’est Sartre. »

Donc un Sartre aveugle. Un Sartre qui, par conséquent, ne pense plus. Un Sartre qui a perdu le véhicule même, et la condition, de sa pensée. Et un Sartre qui, par ailleurs, vit tout de même, dans ces années, et indépendamment de son délabrement physique, la fin d’une aventure intellectuelle très particulière. Ce Sartre-là, le plus grand philosophe français vivant, a annoncé ses adieux à la littérature quelques années plus tôt – ce sont Les Mots. Il a annoncé ses adieux à la philosophie, ou plus exactement l’échec de son aventure philosophique – c’était la Critique de la raison dialectique. Il vit, depuis quelques années, sous le signe de ce double échec, de cette double faillite : il est un écrivain qui s’est mis à penser et, en tout cas, à dire que la littérature est une maladie ; il est un philosophe qui s’est mis à penser, et qui dit, que la grande aventure de sa vie, cette aventure qui, pour lui, comme pour tous les grands philosophes du XXe siècle, comme pour tous les penseurs qui ont compté et qui comptent, a consisté à se mesurer à l’hégélianisme, à entrer dans un corps-à-corps avec le corps d’une doctrine hégélienne qui avait prétendu se clore sur le Savoir absolu, il est un philosophe, donc, qui pense que cette aventure s’est soldée par un échec ; on a là un Sartre qui a mis bas les armes, si vous voulez ; un Sartre qui a déclaré forfait ; un Sartre qui, depuis des années d’ailleurs, tel une sorte de Kojève révolutionnaire, s’est mis, lui aussi, à la philosophie pratique – Kojève a travaillé au Commissariat au Plan avec Raymond Barre, Sartre se met à faire de l’agitation politique à haute dose avec les gauchistes, mais, au fond, cela revient au même, c’est la même démission de la pensée, c’est la même façon de dire « Hegel avait raison ; l’Histoire est bien finie ; et la philosophie, comme elle, est chose passée ».

Bref, voilà un Sartre qui, à tous égards, en tous les sens du terme, se trouve en bout de course. Et puis voilà que, tout à coup, à la grande surprise des sartriens (et pas seulement des sartriens : Jean Daniel a souvent raconté sa stupeur lorsqu’il lui fut donné de lire ce texte ; il a raconté la façon dont il eut besoin, pour y croire, d’entendre la voix de Sartre, au téléphone, bien claire et bien timbrée, lui en réciter presque par cœur certains fragments) voilà que, soudain, à la stupeur des uns et des autres qui s’attendent à tout sauf à ça, paraît un texte très étrange, au titre très peu sartrien : L’Espoir maintenant. Et voilà que ce texte – c’est ça la scène d’où il nous faut partir, c’est là que s’ancre la série de textes que nous avons à commenter ce soir – déclenche un formidable scandale. Les uns parlent de « détournement de vieillard ». Les autres disent « abus de pouvoir ». Un troisième, qui était lui-même engagé dans une aventure de parole avec Sartre et qui se pensait dépositaire de la vraie parole sartrienne, parle, je cite de mémoire, de « l’emprise d’un petit rabbin égyptien sur le plus grand philosophe français vivant ». C’est le casse philosophique du siècle. C’est le plus gros hold-up de tous les temps. C’est un fric-frac métaphysique. C’est ainsi, en tout cas, que la famille sartrienne voit les choses. Et c’est ainsi que, finalement, soyons honnêtes, le grand public les voit aussi.

Alors je trouve, moi, que ce scandale est quand même très bizarre. Je l’ai trouvé sur le moment. Je l’ai trouvé au moment du Siècle. Et je le trouve encore aujourd’hui. Car, franchement… Bien sûr, il y a des formulations dans ce texte qui ont de quoi faire sursauter. Bien sûr, ça fait bizarre d’entendre Sartre déclarer à son jeune secrétaire, à celui qui, pour la première fois depuis très longtemps, se fait appeler Benny Lévy, qu’il n’a jamais rien ressenti qui ressemble, si peu que ce soit, à la nausée, que c’était juste la mode à l’époque et que c’est pourquoi il en parlait. Bien sûr, entendre ce philosophe athée, cet homme qui avait cent fois dit, à propos de Gide, de Genet, de lui-même, quelle rude aventure était « la grande aventure de l’athéisme », bien sûr l’entendre dire, soudain, sa fascination pour le thème biblique de la résurrection des corps, n’est pas banal non plus. Et quand Benny Lévy lui dit : « vraiment ? la résurrection des corps ? » et que lui, Sartre, lui répond : « oui, oui, vraiment ; je dis bien la résurrection des corps ; pas l’immortalité de l’âme ; n’importe quel bouddhiste, amateur de métempsycose, croit à l’immortalité de l’âme ; moi, non ; ce qui m’intéresse, ce qui me fascine, ce qui me plonge dans un vertige de pensée, c’est proprement les corps, le thème juif et chrétien de la résurrection de la chair et des corps », j’admets qu’entendre cela, lire cela, a dû être assez énorme et choquer les sartriens pur jus. Et quand il dit encore à Benny, dans ce même texte, dans L’Espoir maintenant toujours, que l’aventure de parole dans laquelle ils sont engagés tous les deux, quand il lui dit que cette aventure est d’une nature telle que, si elle va à son terme, c’est-à-dire si lui sont données les quelques années à vivre qu’il se donne lui-même (« combien ? lui demande Benny, combien de temps te donnes-tu ? » Et Sartre de répondre : « cinq ans. » Puis : « en vérité, je pense dix ; mais je dis cinq par prudence et pour ne pas tenter le destin. »), quand ce Sartre-là dit à Benny que, si ces années lui sont données, l’aventure de parole dans laquelle il est engagé est d’une importance telle que rien, ou presque rien, de sa pensée ne restera debout, il y a, toujours, de quoi être un peu sidéré. Mais bon. Scandale, vraiment ? Quel scandale ? Et scandale pourquoi ?

Car la bizarrerie de cette affaire, c’est d’abord que le Sartre classique, le Sartre de la « famille » et le Sartre des non-sartriens, était coutumier de ce genre de déclarations fracassantes. Vous connaissez, tout le monde connaissait et connaît encore, les textes où il dit que le travail d’un philosophe est de « se casser les os de la tête ». Vous connaissez, tout le monde connaissait, les textes où il apparaît comme le spécialiste, le champion toutes catégories, du désaveu et du retournement. Cet expert en philosophies successives, cet écrivain et ce philosophe qui n’a cessé de dire, tout au long de sa vie, qu’il n’était comptable ni de ses erreurs ni même de ses textes passés parce qu’il était tout entier dans la cérémonie de sa naissance perpétuelle, ce fils absolu des Lumières, ce ressuscité permanent, bondissant éternellement dans une sorte de jeunesse nouvelle, ce Sartre-là était parfaitement coutumier de ce genre de déclarations, de grandes ruptures, de Feu sur les quartiers généraux, non seulement de la pensée des autres, mais d’abord de sa propre pensée. Pas lieu donc à scandale. Ce n’est pas ça qui, proprement, faisait scandale.

D’autres ont dit : « ce qui est scandaleux, ce qui est choquant, ce qui donne ce sentiment de fric-frac, de casse, ne tient peut-être pas au fait même, mais au ton, à la manière, à la façon dont ce jeune rabbin égyptien, ce chef révolutionnaire défroqué, ce personnage de l’ombre, ce salaud, ce diable, traite ce pauvre vieillard sans défenses, cet impotent. » Ils ont dit que le vrai problème c’était la façon dont Sartre se laissait rudoyer, la façon dont il se faisait tutoyer : « a-t-on idée, quand on est Sartre, quand on est cette institution immense, ce Prix Nobel au carré, ce type qui a eu le prix Nobel et qui, en plus, l’a refusé, a-t-on idée de se laisser traiter comme ça ! » L’argument ne tient pas non plus. Car il se trouve qu’il y a un autre livre, dans l’œuvre de Sartre. Un livre bizarre. Et, même, plus que bizarre. Un livre qui s’appelle On a raison de se révolter, que Sartre a publié quelques années plus tôt, où il a le même interlocuteur, Benny, plus un autre, Philippe Gavi. Et le moins que l’on puisse dire est que ce livre-là aussi, cet autre livre, est un livre où le monument national se voit bizarrement traiter. L’Espoir maintenant rudoie le vieux Sartre ? Le tutoie ? Mais c’est déjà le cas, c’est encore plus le cas, dans On a raison de se révolter ! Et ce livre-là ne révolte, justement, personne. Et ce livre-là ne fait apparemment pas scandale. Il n’y a jamais eu, que je sache, de scandale autour d’On a raison de se révolter. Il y a, dans ce livre, des passages qui sont, à la relecture, insupportables. Il y a, dans la modalité de l’adresse à Sartre, dans certains passages sur le Flaubert, il y a dans cette façon de lui demander : « pourquoi continues-tu à écrire ton Flaubert au lieu de nous redonner un bon Bariona, une bonne pièce de théâtre populaire, ou un bon gros et grand roman populaire à la Eugène Sue ? », il y a dans tout cela quelque chose de détestable, d’inaudible, quelque chose qui sent la brutalité et l’anti-intellectualisme. Or c’est L’Espoir maintenant qui fait scandale. Ce n’est pas On a raison de se révolter, c’est L’Espoir maintenant, qui fait rugir tout ce petit monde. Pourquoi ? Qu’est-ce qui, dans cette scène-ci, dans ce moment-ci, dans cette aventure entre ce vieil homme et ce jeune homme, dans ce face-à-face, provoque, réellement, et tout à coup, un tel scandale ?

Telle est la question. Pour répondre à cette question, on dispose aujourd’hui de deux pièces. Le texte même des entretiens, tels que Verdier les a publiés, un peu plus tard, dans leur version intégrale. Et puis, d’autre part, ce livre que, cher Gérard Bobillier, vous publiez aujourd’hui, ces six ou sept textes de Benny rassemblés sous le titre de l’un d’entre eux, La Cérémonie de la naissance.

Il faut lire ces deux livres ensemble. Il faut les lire en miroir l’un de l’autre. Et on s’aperçoit, quand on le fait, qu’il s’est produit, sur cette scène-là, en ce temps- là, deux événements majeurs. Vraiment deux. Pas trois, deux. Et qui expliquent tout. C’est difficile, certes, de distinguer. C’est difficile, dans cette séquence unique qu’est l’interlocution Sartre-Benny, de séparer « deux » événements. Mais enfin faisons-le, quand même, pour la commodité des choses. Il y a un événement du côté de chez Sartre. Et il y a un événement du côté de chez Benny.

Du côté de chez Sartre, d’abord.

Du côté du « plus grand philosophe français vivant », dixit la doxa du moment.

Il se passe, de ce côté-là, un événement philosophique de première grandeur. Et cet événement philosophique, il est tout simple, c’est même le seul événement sérieux qui puisse advenir dans la biographie d’un philosophe : cet événement, il ressort de la lecture de L’Espoir maintenant et il se confirme à la relecture de ces nouveaux textes que Verdier nous rappelle et dont le rassemblement a le mérite de faire apparaître l’essentiel – cet événement c’est que le vieux Sartre, le Sartre qui avait échoué, le Sartre qui avait déclaré ses adieux à la littérature et à la pensée, se remet tout bonnement à penser. Ce n’est pas un vieux Sartre ; c’est un jeune Sartre. Ce n’est plus un Sartre en bout de course, c’est un Sartre qui reprend son souffle. « C’est notre jeune homme », comme dit l’autre. « Un homme jeune vient de mourir », dira une admirable femme à qui il a offert des chansons. Eh bien oui. Il est jeune. Il se remet à penser. Et cela se voit de manière très précise. Cela ressort des deux livres et apparaît, dans chacun des deux, de façon lumineuse. Sur trois ou quatre questions, sur les trois ou quatre questions qui avaient été, depuis trente ou quarante ans, les plus sensibles, les plus essentielles, les plus aporétiques, de la pensée et de la vie sartriennes, sur les points où ça a foiré ou bloqué, sur les points où ça a cessé de penser, sur les points où la maladie du doute et de la répétition est entrée dans son cerveau et dans les textes qui en sont issus, sur ces trois ou quatre points, l’intervention de Benny Lévy et l’intervention des textes qu’ensemble ils découvrent, font que ça se remet à penser.

Pour aller très vite, je dirai d’abord : la question de la morale, cette fameuse affaire de la morale dont Sartre a souvent dit qu’elle était la grande affaire de sa vie et, en même temps, le grand échec de son œuvre, cette Morale qu’il ne cesse d’annoncer et de différer, cette Morale dont il publie, avec Michel Sicard, des fragments, des cahiers, mais qu’il n’avait jamais écrite. Eh bien Sartre dit soudain, dans ce texte parlé avec Benny, quelque chose de considérable. Il dit : « enfin, je la vois ! enfin, elle est pensable ! je croyais être dans l’impasse, mais non, je n’y suis plus ! » Et je n’y suis plus, pourquoi ? Elle redevient pensable et possible pourquoi ? Elle redevient pensable parce qu’il y a un concept qui sort de cet échange. Il y a un concept qui lui vient – j’en dirai un mot tout à l’heure – de Levinas via Benny et de la philosophie juive à travers Levinas. C’est le concept d’« obligation ». Ce concept lui permet d’échapper à ce qui était l’impasse absolue de sa philosophie. Et ce concept lui permet d’échapper à ce qui rendait impossible sa morale. L’impasse dont il sort, c’était le tournoiement, le tourniquet, dans la question de la relation à autrui, entre l’enlisement dans l’en- soi et la frivolité du pour-soi. Il y a des pages de Merleau-Ponty très cruelles sur ce tourniquet. Merleau montre, dans ces pages, comment ce tourniquet est aussi ce qui programme la tentation totalitaire de Sartre. Mais il montre surtout que c’est ce qui rend impossible la Morale. Eh bien voilà. Survient le concept d’obligation, le concept d’un sujet obligé d’autrui, excédé d’autrui, et dont la subjectivité même consiste, non pas, comme disait Levinas, en une « ipséité repliée sur elle-même » mais dans une ouverture à autrui, dans une obligation pour autrui, dans une présentation à autrui, dans le face-à-face, en un mot, avec le visage d’autrui. Survient cette nouvelle idée d’autrui – mais attention ! le vrai autrui ! son vrai visage ! pas le visage masqué, percé par deux billes d’agate réifiées, qu’arborent la plupart des pseudo-vivants ! non ! le vrai visage vraiment vivant dont parle Levinas ! Et c’est ce concept-là dont Sartre dit, dans un émerveillement juvénile et rayonnant, qu’il est ce qui lui manquait et qui va rendre possible, maintenant, les travaux de son impossible morale.

Deuxième question que l’échange de parole avec Benny Lévy débloque. C’est la grande question des années qui précèdent. C’est la grande et énorme question qui obsède, à ce moment-là, tous les intellectuels français et européens. Cette question que Sartre et Benny Lévy se sont posée, l’un depuis très longtemps, l’autre depuis un peu moins longtemps, mais l’un comme l’autre avec autant de radicalité et, hélas, de sérieux, c’est la question de la révolution. On est en 1978. C’est l’époque où je découvre, moi aussi, Levinas. C’est l’époque où je travaille à mon propre « retour » qui prendra la forme du Testament de Dieu. Et Sartre se pose la même question. Il se la pose avec Benny. Et il se la pose parce que, avec Benny, il voit un concept nouveau faire irruption. Il se la pose parce qu’il voit arriver, dans une série de textes qu’ils se mettent à déchiffrer ensemble, un concept pour lui inédit. Et ce concept qui fait irruption, ce concept qui lui permet de poser en de nouveaux termes, de penser à nouveaux frais, en la déplaçant bien entendu, cette question de la révolution, c’est le concept de « messianisme ». Là encore, joie. Là encore, euphorie conceptuelle. Voilà un Sartre qui dit, dans l’émerveillement, que ce concept de messianisme permet de tout régler. Et cela, primo (je résume) parce qu’il permet d’échapper aux impasses de l’illégalisme, aux mauvais traitements imposés à la question de la loi et à la question du droit. Secundo, parce que le messianisme juif est une aventure qui se joue au quotidien, dans la vie de tous les jours, parce que cette aventure est inspirée par un souci moral et pas seulement par un souci économique, ou économiste, ou politique. Et puis tertio, parce que, contrairement à l’idée vulgaire que l’on s’en fait parfois, il échappe, ce concept de messianisme, aux grandes catégories de l’eschatologie ; parce que le messianisme, ce n’est pas l’eschatologie ; parce que le Messie qu’il annonce ce n’est pas quelque chose ou quelqu’un qui arrivera à la fin de l’Histoire ; parce que le Messie, comme dit Levinas dans une des lectures talmudiques que Benny et Sartre lisent ensemble, arrivera le lendemain de sa venue, ou peut-être la veille ; parce que le Messie c’est le mendiant, ou le prince, ou l’homme quelconque, fait de tous les hommes et qui les vaut tous, etc. Oui, ce concept de messianisme permet de penser une idée de révolution qui échappe aux impasses et de la philosophie de l’Histoire et de l’eschatologie. Il permet de soupçonner une pensée possible de la révolution qui conjurera le tragique et la misère de la pensée eschatologique.

Troisièmement, la question de la communauté. Pour Sartre, depuis toujours, pour le Sartre qui, comme dit Benny dans un des textes du livre, regarde, en 1936, passer les manifestations du Front populaire sans s’y mêler, pour ce Sartre-là, il y a une oscillation entre deux fascinations. Il y a le Sartre individualiste, romantique, pessimiste, qui ne croit qu’à la conscience et à ses vertiges ; il y a le Sartre Roquentin, qui n’a que mépris pour les humanistes dont le portrait générique est celui de l’« Autodidacte » ; il y a ce Sartre-là, ce Sartre rebelle à toute espèce de lien communautaire ; le Sartre pour qui la question même de l’être-ensemble est une question qui n’a pas de sens. Et puis il y a l’autre Sartre ; il y a le Sartre du groupe en fusion ; il y a le Sartre de la Critique de la raison dialectique ; il y a le Sartre du stalag ; il y a le Sartre de Bariona, cette pièce mise en scène, au stalag, par une certaine nuit de Noël, et dans des termes qui sont ceux-là mêmes dont Roquentin se moquait (et avec quelle cruauté !) dans le portrait de l’Autodidacte ; il y a ce Sartre qui fait l’expérience vivante, vécue, charnelle de la communauté. Sartre, c’est l’un ou c’est l’autre. C’est l’expérience charnelle de la communauté, ou l’expérience aristocratique de la séparation, le regard des lointains sur Bouville, la ville des bœufs. Or que dit Sartre, maintenant ? Voilà que, dans ce face-à-face, dans ce corps-à-corps, dans ce texte-à-texte avec ce jeune intellectuel révolutionnaire, ou anciennement révolutionnaire, il découvre des textes dont il ne sait rien et qui lui disent l’étrangeté, le miracle, de ce Dieu qui parle à la fois à tous et à chacun, qui interpelle les sujets dans leur singularité et dans leur communauté. L’un et l’autre, ils découvrent, ils voient de manière éblouissante, ils entrevoient – pour rester dans le vocabulaire sartrien – une issue par le texte juif, une issue par le modèle de ce Dieu parlant au peuple juif, c’est-à-dire à chacun et à tous. Ils entrevoient une issue à cette impasse, à cette aporie de la communauté – sur laquelle s’est brisé le maoïsme et, avec lui, tout le « gauchisme » –, et cette issue c’est le judaïsme. Ce seront, beaucoup plus tard, longtemps après la mort de Sartre, les derniers mots du Meurtre du pasteur mais, d’une certaine façon, tout est déjà là : « miracle du Sinaï, chacun est tout Israël »…

Et puis enfin, je disais tout à l’heure que la grande question philosophique que s’était posée Sartre, et que se sont posée tous les philosophes du XIXe et du XXe siècle, c’était la question du rapport à Hegel. Qu’est-ce qu’il faut penser de ces textes qui nous disent que l’Histoire est en train de se terminer et la philosophie avec ? Qu’est-ce qu’il faut penser, et comment le penser, après cet homme qui nous dit qu’Histoire et Philosophie sont en train de se terminer, glorieusement, dans un livre, le sien, le livre de Hegel ? La philosophie moderne n’a cessé de s’affronter à cette question. Et il y a eu, pour le faire, trois grandes positions possibles. Il y a eu, premièrement, des philosophes et des penseurs selon lesquels l’idée même d’une fin de la philosophie n’avait aucun sens. Il y en a eu d’autres pour dire que l’idée même d’une fin de la philosophie pouvait avoir un sens, mais qu’elle était obscène, surtout au XXe siècle, siècle de carnages et de camps : c’est l’attitude, après les carnages de la guerre de 14, de quelqu’un comme Rosenzweig. Et puis il y a les philosophes qui pensent que l’idée d’une fin de la philosophie et d’une fin de l’histoire a un sens, mais que ce n’est pas là, que ce n’est pas encore ça, que le Messie annoncé n’est pas Hegel, que ce sont les néo-hégéliens, que c’est Karl Marx ou tels contemporains ou successeurs de Karl Marx. Sartre, donc, est dans cette conjoncture-là. Il est dans cette question du sens ou non, de la validité ou pas, du diagnostic hégélien. C’est la question qu’il a posée dans cette énorme chose, ce monument de philosophie qu’est L’Être et le Néant, et c’est la question qu’il a renoncé à poser et, plus encore, à résoudre, face à laquelle il a déclaré forfait, dans cet autre grand livre qu’est la Critique de la raison dialectique. Il en est là quand arrive Benny. Il en est exactement là. Sa philosophie, en d’autres termes, est en panne. Et voilà que quelques mots, quelques moments de cette scène-là, de ce dialogue avec lui, Benny, voilà que l’évocation, avec lui, de l’histoire d’un peuple, le peuple juif, dont l’hégélianisme avait déclaré et programmé la mort, dont l’hégélianisme comme tel était là pour dire que, comme tel, il ne pouvait que disparaître – voilà que l’évocation du destin de ce peuple, l’évocation de sa survie à travers l’Histoire, l’évocation de sa survie à travers des formes qui ne sont pas celles que prescrit ou que diagnostique le dispositif hégélien, voilà que l’existence même d’un peuple, ce peuple sans Etat, ce peuple sans terre, ce peuple qui se rassemble autour d’une table ou autour d’un livre, la table d’une maison d’étude, ou le livre du Talmud, voilà que ce peuple-là, loin d’être condamné par l’hégélianisme, c’est lui qui, par son existence même, par son obstination à être, par son endurance, son épreuve, condamne l’hégélianisme qui le condamnait. C’est la dernière révélation sartrienne. Je crois que l’on peut dire « révélation ». Bien sûr, – et Benny le dit très bien dans le livre – ce Sartre-là, son rapport à la philosophie juive n’est pas le rapport d’un croyant. Bien sûr, le sensé biblique tel que l’entend Sartre à ce moment-là n’a rien à voir avec ce qu’entendra Benny plus tard et, en tout cas, à la fin de sa vie. Bien sûr, enfin, cette découverte n’en est pas tout à fait une et ne fait, somme toute, que réactiver une vieille idée qui était celle de Herder et que la double mâchoire du piège hégélien d’un côté et kantien de l’autre avait fini par occulter (Herder le philosémite… Herder enrageant de voir le peuple juif tant tarder à prendre le chemin de la Palestine… Herder voyant dans le peuple juif dispersé, sans Etat, la communauté rêvée, absolue et déjouant tous les critères de La Phénoménologie de l’esprit…). Bien sûr… Mais n’empêche. Il y a révélation, là encore, et qu’on le veuille ou non, d’une issue miraculeuse à ce qui était le verrou même, la fermeture, du discours philosophique sur lui-même. Et face à ce verrou hégélien, face à l’échec de la tentative menée au moment de L’Être et le Néant, face à ces tentatives répétées et toutes avortées, face à ces déroutes mises les unes au bout des autres et qui montrent qu’on « n’en sort pas », Sartre, à tort ou à raison, a le sentiment que si les cinq ou dix années qu’il espère encore vivre, lui sont effectivement données, le paysage a changé : l’irruption de la philosophie juive dans sa vie, et dans sa tête, va lui permettre d’opérer la première grande effraction à l’extérieur du dispositif hégélien.

Je résume. Ce vieux Sartre voit la possibilité de repenser la question de la révolution ; d’écrire enfin sa morale ; de penser une communauté qui ne soit pas une communauté de Terreur ou une communauté du serment, ou une communauté en fusion (je vais y revenir). Il voit, encore et enfin, la possibilité de répondre à la question qu’il n’a cessé de se poser toute sa vie, et qui est : « est-il possible de philosopher après Hegel ? est-il possible de démontrer qu’Hegel s’est trompé ? » Et tout ça, ces quatre ébranlements-là, ces quatre vacillements de pensée, ces quatre brèches, celui qui en est responsable est ce jeune intellectuel, Benny Lévy, ainsi que les textes qu’ensemble ils découvrent et lisent. Voilà le scandale. Voilà, du côté de chez Sartre, ce qui fait réellement scandale – à la fois événement et scandale, scandale car événement, ou événement parce que scandale.

De l’autre côté, maintenant… Du côté de chez Benny… Eh bien, du côté de chez Benny, il se passe aussi des choses très intéressantes. Du côté de chez Benny Lévy et du côté, après lui et dans le sillage de ses textes, de toute une frange de ses contemporains ou de son temps, du côté de ceux qui commencent, à son contact, au contact de sa parole, de penser autrement, il passe également une série de choses énormes.

Il y a un premier texte dans La Cérémonie de la naissance que, j’avoue, je ne connaissais pas, et qui m’a considérablement surpris. C’est le tout premier texte du livre. C’est un texte de 1975, qui s’appelle « Sartre et le gauchisme ». Un texte d’abord très étrange, où apparaît subrepticement, entre les lignes, un très jeune Benny pour le coup, un Benny influencé par le foucaldisme, un Benny presque deleuzien lorsqu’il dit, page 12 : « il ne s’agit plus de protester, vigile impuissant, mais d’inventer, d’agencer des contenus inédits de liberté, souveraineté » ou lorsqu’il parle, un peu plus loin, des « dispositifs de pouvoir- savoir auxquels le gauchisme à l’agonie doit peut-être s’affronter ». Benny Lévy, en 1975, est influencé par cette pensée de l’époque. Il est marqué par cette vulgate foucaldienne et même deleuzienne. Et c’est ce Benny donc qui, en 1975, écrit un premier texte à propos de Sartre – un Sartre avec lequel l’aventure de pensée a sans doute déjà commencé, je n’ai pas très bien en tête les repères biographiques, mais je le suppose ; on est en tout cas bien avant L’Espoir maintenant ; et, dans ce texte, l’homme qui, deux ans plus tôt, a dissous la Gauche prolétarienne, le coauteur d’On a raison de se révolter, dit des choses très bizarres.

D’abord la question du Flaubert. Ce Flaubert dont le co-auteur d’On a raison de se révolter prétendait ne pas voir l’intérêt ou la nécessité et qui, aujourd’hui, dans ce texte de 1975, dit qu’« écrire le Flaubert, ce n’est peut-être pas essentiel, mais enfin écrire des bêtises à la place d’écrire le Flaubert, c’est encore pire ». Un Benny qui, par conséquent, là, en 1975, voit pointer, dans le fil d’un certain anti-intellectualisme gauchiste, une grande bêtise, le règne de la Chose, la possibilité d’une barbarie – il faut appeler les choses par leur nom ! Je vous signale d’ailleurs que le même Benny, un peu plus haut, dans le même texte, dit à propos du « règne de la Chose », à propos du règne de la bêtise et à propos de cet anti-intellectualisme militant dans les groupes révolutionnaires de l’époque et, notamment, dans la Gauche prolétarienne, le même Benny dit, citant Sartre (c’est un texte de Situations IV) : « c’est vrai, l’intelligence pue, mais pas plus que la bêtise ». Et ce texte, toujours cité et commenté par Benny, continue : « il y a des odeurs pour tous les goûts ; la bêtise sent le fauve et l’intelligence pue peut-être, mais elle sent l’homme ». Commentaire du fragment, commentaire par le jeune Benny de 1975, de ce fragment sartrien : eh bien c’est une tâche pour la pensée que de mener la « résistance » contre cette « haine de la pensée » où toute une génération a failli sombrer. Voilà. Je ne lis pas tout le texte. Mais il est là. Vous y trouverez des lignes très belles. Vous y trouverez un passage, notamment, où il parle de la tentation du « suicide chez les intellectuels de son temps », c’est-à-dire de l’« établissement », c’est-à-dire de l’abolition – comme on disait en ce temps-là, comme il l’avait lui-même dit – de la position de l’intellectuel par l’installation en usine. Et Benny – c’est lui qui parle, ce n’est plus Sartre – et Benny dit ceci (et je trouve que ces phrases, à cette date, sonnent de manière incroyable) : « méfions-nous comme de la peste de l’intellectuel purement nouveau ; méfions-nous comme de la peste de l’organisation ouvrière purement institutionnelle ; méfions-nous de la pureté. » Et il ajoute, à propos de ce mot de pureté : « la pureté qui enfante des monstres ». Vous avez compris. On est en 1975. Et vous avez, en 1975, un Benny qui, avec Sartre, dans cette relation à Sartre, dans ce rapport d’interlocution avec Sartre, contribue à mener en terre, à mettre au tombeau, le gauchisme politique et philosophique.

Il y a un deuxième texte dans ce livre, beaucoup plus tardif, qui m’intéresse. C’est le tout dernier texte, cette fois, du volume. C’est le texte qui s’appelle « La double postérité de Sartre ». C’est un texte, « La double postérité de Sartre », qui fut prononcé à Jérusalem et qui est prolongé par un entretien, je crois, avec des étudiants israéliens. Et dans ce dernier texte, Benny évoque l’un de ses contemporains qui, lui, est toujours là, qui publie encore et qui vient de publier, récemment, un recueil de textes sous le titre Le Siècle, et qui s’appelle Alain Badiou. Dans ce texte, Benny dit : « il y a des fils de Sartre qui sont, si j’ose dire, aussi authentiquement fils que moi et qui sont les nouveaux antisémites d’aujourd’hui. » Puis, à peu de chose près : « le noyau du nouvel antisémitisme, c’est un monsieur qui s’appelle monsieur Alain Badiou, qui a écrit un livre sur saint Paul pour expliquer que Paul est la figure du militant, donc la figure de Badiou, puisque Badiou a été militant d’un petit groupuscule maoïste. » Et il conclut : « autrement dit, si Sartre avait été Simone de Beauvoir (si j’ose dire), c’est-à-dire si Sartre n’avait été que ce côté-là, le côté Badiou, athée, existentialiste bête et méchant, effectivement, il n’y aurait aucune raison de ne pas aller, à partir de sa pensée, droit à la matrice théorique du nouvel antisémitisme – progressisme antisémite ; mais Sartre, ça n’a pas été que cela. » Et un peu plus loin encore, il cite Jean-Claude Milner – c’est à la toute fin du texte, à la fin de l’entretien, ce sont les tout derniers mots du livre : « mon ami Jean-Claude Milner a écrit un livre remarquable contre le progressisme qui s’intitule L’Archéologie d’un échec, texte éblouissant ; et dans ce livre, il se pose notre question sur Sartre : Sartre est-il le père du progressisme ou non ? » Et Milner est bien embarrassé, dit Benny : « il montre qu’il y a évidemment un Sartre qui a été d’usage progressiste, mais sachant ce que j’avais fait avec lui, ce que moi, Benny, j’ai fait avec Sartre, ayant lu mes livres, il sait qu’il y en a un autre de postérité sartrienne. » Bref. Le texte contre Badiou est ce qu’il est. Si Benny était là, s’il était vivant, je lui dirais sans doute que je le trouve trop dur, trop violent, injuste. Mais bon. Ce qu’on voit dans ce livre, avec ce dernier texte, avec l’hommage à Jean-Claude et la charge contre Badiou, ce qu’on voit, c’est la décomposition de la figure du progressisme et on voit aussi se composer le visage d’un Sartre qui aide à penser cela, d’un Sartre antiprogressiste : j’entends « progressiste », naturellement, au sens philosophique ; je l’entends au sens qu’il avait dans ma Barbarie à visage humain, quand je faisais le procès de « l’idée réactionnaire du progrès » – je n’insiste pas… Benny peut nous dire, après cela, et il a peut-être raison, que l’élément dominant de l’héritage, ce qui pèse le plus lourd, c’est le côté Badiou, pas le côté Milner. Il peut regretter que ce soit le côté « progressiste » qui pèse finalement plus lourd, dans la postérité sartrienne, que le côté antiprogressiste. Mais peu importe. La chose est dite. Et c’est le mérite de ce livre de la dire. C’est le mérite de cette scène, c’est l’autre événement qui, du côté de chez Benny, s’opère sur cette scène, que de construire ou de voir se construire un Sartre antiprogressiste, de montrer la possibilité de ce sartrisme antiprogressiste, d’assister au tracé de la généalogie de ces autres enfants de Sartre qui sont ses fils non progressistes. Là, pour le coup, cette problématique- là ne m’est pas étrangère, c’est le moins que l’on puisse dire.

Mais voici deux autres textes, encore. Le texte que citait Gilles Hanus tout à l’heure, ce texte de 1979 qui s’appelle « Apocalypse ». Et puis le texte de 1986 sur Sartre et le judaïsme. Face-à-face de ces deux textes. Travail, l’un sur l’autre, de ces deux textes. Et travail d’eux deux sur celui que je viens de commenter. Dans le premier, « Apocalypse », qui est le texte de 1979, on voit le jeune Benny, le Benny de l’époque de L’Espoir maintenant, le Benny qui fait la navette entre Levinas et Sartre, le Benny qui se pose encore les questions qu’il se posait au moment de la dissolution de la Gauche prolétarienne mais qui le fait, maintenant, à la lumière de son être-juif naissant, on voit Benny, donc, qui fait la leçon à Sartre et qui, en gros, reproche à Sartre de ne pas avoir donné suite à sa promesse, sur la question de la multitude, sur la question du nombre, de ne pas avoir tenu la promesse qui consistait, sur cette question, à sortir du préjugé platonicien. Parce que, chez Platon, les choses sont claires. Elles le sont même désespérément. La multitude est monstrueuse. La multitude est matérielle. La multitude est informe, affectée d’un signe négatif, forcément et définitivement négatif. Alors Benny, dans ce texte, s’adresse à Sartre. Et, même s’il ne lui parle pas, il lui dit – le sens de l’adresse est, en tout cas, celui-là : « cette question philosophique majeure qui est la question de la multitude, la question du nombre que tu avais posée, à laquelle tu t’étais affronté et que tu avais affrontée avec probité, cette question-là, tu as échoué à y répondre ; et tu as échoué pourquoi ? parce que tu es resté platonicien ; parce que tu n’as pas suffisamment laissé parler le quarante-huitard qui vibre en toi. » On est aux pages 52-53 du livre. On est, surtout, en 1979. Et cette question de l’Apocalypse est, pour Benny, la question majeure. « L’Apocalypse, dit Benny, c’est bien cette naissance d’un nouvel existant : l’homme fraternel. » Puis : « la fraternité advient à ce moment d’effusion où l’insignifiant devient signifiant, devient prose insurrectionnelle. » Puis, un peu plus loin : « l’Apocalypse révèle la courbure fraternelle de la socialité, la société d’avant la société, l’historialisation antéhistorique. » Et un peu plus bas encore (c’est toujours Benny qui parle et qui s’adresse de manière oblique à Sartre, qui fait indirectement la leçon à Sartre, qui souligne la vérité entrevue par Sartre et au seuil de laquelle il s’est arrêté, qu’il n’a pas osé penser jusqu’au bout) : « la vérité de feu de l’Apocalypse, contrairement à ce que dit Sartre, tient précisément à ce fait de parler sans se connaître ; l’Apocalypse est lieu de parole, brûlante comme une effusion de lave ; la phrase circule de bouche en bouche, chaque tiers interpellé par l’un renvoie l’interpellation à l’autre ; la pesanteur du nombre se fait grâce. » C’est donc Benny qui parle. Mais c’est le prolongement de quelques-unes des intuitions les plus fortes, mais retombées, de la Critique de la raison dialectique. Ce jeune Benny, ce premier Benny, relève en quelque sorte le défi de la Critique de la raison dialectique. Il en conjure, pense-t-il, la retombée. Et il dit : « la pesanteur du nombre se fait grâce ». Voilà, dit-il, ce que Sartre a mi-dit. Voilà ce qu’il a entrevu et n’a pas tout à fait pensé. Et il continue : « de proche en proche, dans la fièvre, le miracle de la prose insurrectionnelle, le miracle se produit, le lointain devient mon prochain. »

Mais ce texte, il faut le lire en regard d’un autre texte qui se trouve, grâce à vous, amis de Verdier, quelques pages plus loin et qui va tout changer. On est aux pages 94-95 du livre, c’est-à-dire à la fin du texte intitulé « Sartre et la judéité ». On est en 1986, six ans après la mort de Sartre. Et c’est une belle méditation de Benny à propos d’un personnage qu’il a souvent évoqué et qui est celui du rabbin égorgé des Séquestrés d’Altona. Vous connaissez la scène. Franz est dans sa cellule, tenu par quatre SS, et contraint d’assister à l’égorgement du rabbin. Et, dans le fil de cette scène sartrienne, dans le fil de la méditation sartrienne sur cette scène terrible, dans une sorte de vertige de la relation, telle que Sartre la pense, entre les SS, la puissance des SS et l’abjecte impuissance de Franz, Benny va découvrir quelque chose qu’il ne voyait pas dans « Apocalypse ». Suivons le texte. « Les SS se mettront à quatre pour tenir et plonger Franz – c’est donc Benny qui parle – dans l’abjecte impuissance ». Puis : « alors que celui-ci, le rabbin, saignait, Franz, nous l’apprenons au troisième acte, découvre au cœur de son impuissance je ne sais quel assentiment ». Et alors, dans le fil de ce texte, Benny revient sur l’autre scène, la scène de l’Apocalypse, qui, dans le texte de 1979, lui paraissait comme une sorte d’apothéose. Il revient sur cette scène-là, la scène quarante-huitarde, la scène soixante-huitarde, la scène insurrectionnelle, mais il y revient à la lumière de deux autres textes de Sartre lui-même. Ce texte, donc, des Séquestrés d’Altona. Mais aussi un autre texte, issu d’un des livres les plus malfamés de Sartre, d’un livre supposé inculte, mal instruit, analphabète, d’un livre dont Sartre disait lui- même qu’il l’avait écrit de chic et « sans documentation », les Réflexions sur la question juive. Et Benny reprend, dans les Réflexions sur la question juive, les pages consacrées par Sartre à « l’homme des foules ». Que dit Sartre dans ces pages ? Que dit Sartre commenté par Benny ? Eh bien, dans ces pages, Sartre déclare que le prototype de l’homme des foules cherchant, comme dit Benny, « la température de fusion » maximale, le prototype de l’homme en communion « irrationnelle et fraternelle », le modèle, en gros, du beau et bon « groupe en fusion », c’est le groupe antisémite, obéissant à la loi et à la pulsion du lynchage. Et Benny de poser alors la question – il la pose à propos de Sartre, mais il la pose aussi à Sartre – que nous nous posons nous-mêmes aujourd’hui, que nous ne pouvons pas ne pas nous poser. On est à la page 96. Il est lui-même, on le sent au ton du texte, dans l’hésitation, l’indécision, le vertige. On sent bien, oui, l’embarras où la question qu’il va poser le plonge déjà (il dit d’ailleurs, explicitement : « notre embarras devient extrême »). La question qu’il pose est celle-ci : comment et pourquoi d’un livre, Réflexions, à l’autre, la Critique, « la collectivité antisémite a-t-elle perdu sa température de fusion » ? Comment ce qui était synonyme de meurtre et d’horreur vient-il à être affecté d’un signe positif ? Ou, mieux : qu’est-ce qui distingue le groupe en fusion révolutionnaire de la Critique de la raison dialectique, et le groupe en fusion lyncheur et antisémite des Réflexions sur la question juive ? Et il répond, du fond de cette vieille expérience juive du malheur et du pogrom dont il est l’héritier sans le savoir encore tout à fait, il répond, page 98, « du fond de la méfiance juive (je le cite, cette fois, précisément) fondée sur une expérience séculaire à l’égard des perversions de la fusion », il répond, du fond de cette expérience-là, du fond de la méfiance juive, fondée sur une expérience séculaire, à l’égard de la perversité de l’homme des foules et des effets pervers de la fusion, il répond que la différence majeure (il y en a d’autres, bien sûr, et il précise que ni Sartre ni lui ne vont confondre le Sans-Culotte et le nazillon, ou le Sans-Culotte et le Croix-de-Feu) c’est que la température de fusion, la haute température, la chaleur fusionnelle dont l’expérience révolutionnaire a si souvent dit qu’elle était fragile, qu’elle ne dure pas, qu’elle est précaire, qu’elle retombe inévitablement et qu’elle ne peut se maintenir que dans la froideur, la froidure du serment et de la fraternité-terreur – il répond, donc : « la grande différence c’est que, dans le groupe en fusion pogromiste, la température de fusion dure plus longtemps. » Eh oui ! Plus longtemps ! Le groupe en fusion pogromiste est plus durable que le révolutionnaire. Le groupe en fusion pogromiste est plus solide, plus « vrai », que le groupe en fusion, par exemple, des Sans-Culottes. Le groupe en fusion pogromiste perdure comme une sorte, non pas de société secrète, mais de société souterraine qui vit, survit, palpite beaucoup plus longtemps que la jolie société des preneurs de la Bastille. Il a, le groupe pogromiste, une durée de fusion bien plus longue que le groupe en fusion révolutionnaire et c’est cela qui fait que, pour Benny, ou pour Sartre lu par Benny, il y a dans le groupe en fusion pogromiste comme une vérité de la grande illusion progressiste. C’est la deuxième découverte. C’est le deuxième événement de pensée de ce livre côté Lévy. Et c’est énorme. Mettez ces deux textes en regard. Mettez en regard le texte de 1979 et ce texte de 1986. Et, dans l’embarras, dans l’aporie, dans le vertige, on sent ce démenti de fond, ce désaveu de fond, on sent la mise en ruine, la « mise en miettes », comme il disait, des grandes prescriptions et illusions du progressisme.

Maintenant, la troisième chose. Le troisième événement qui se produit chez Benny, dans ce rapport avec Sartre et grâce à Sartre. C’est évidemment la question de la France… Bien sûr, la langue de Sartre… Bien sûr, la langue française telle que Sartre la parlait, c’est-à-dire l’écrivait, et dont Benny a dit qu’elle lui a été constitutive et qu’elle a été sa vraie patrie… Bien sûr… Bien sûr… Mais enfin, vous avez aussi, en face, la stupeur de Benny, et d’une certaine manière sa joie – ce n’est pas le mot qu’il emploie mais c’est ce qu’il veut dire et c’est même ce que, d’une certaine façon, il dit – lorsqu’il découvre aussi, dans Sartre, le droit de penser du mal de la France. Le jeune Benny. L’étudiant, à titre étranger, à l’École normale supérieure. Le Benny d’avant la naturalisation par Valéry Giscard d’Estaing sous la pression de Jean-Paul Sartre. Le Benny qui ne s’est pas encore octroyé le droit de re-porter son propre nom. Eh bien le voici, ce jeune Benny, qui découvre dans l’œuvre et la langue de Sartre, la charge la plus forte, la plus violente, la plus iconoclaste, que l’on puisse imaginer de la part d’un écrivain français contre la France noire, contre la France sombre, contre la mauvaise France, contre la France qui fait honte et dont il convient de porter la honte. La « France tellurique », dit-il, lui, Benny, à la page 86 du livre. La France des « salauds », aurait dit Sartre – mais il reprendrait volontiers, lui, Benny, à son compte ce mot de « France des salauds ». Étant entendu que « salaud », chez Sartre, n’est pas seulement, comme vous savez, une catégorie morale mais que c’est aussi, surtout, une catégorie métaphysique. Le salaud, chez Sartre, c’est celui qui croit qu’il est justifié d’être. C’est celui qui croit qu’il a sa place en ce monde et que cette place lui est destinée. C’est celui – je l’ai dit cent fois mais il ne faut pas se lasser de le rappeler – qui, ne doutant, ni de l’ordre du monde, ni de sa place dans cet ordre, ne peut pas douter non plus de la consistance de cette France du terroir, de cette France du sang, de cette France des corps inspirés par la francité. Et c’est celui qui, par voie de conséquence, jouit de n’avoir pas de raisons de douter de son inscription dans cette France- là… Eh bien ce que l’on voit apparaître, dans ce livre, c’est la réaction d’un jeune intellectuel né hors de cette France du terroir ; c’est la révolte d’un jeune normalien né, comme Europe, comme la princesse Europe, comme le personnage de la mythologie grecque nommé « Europe », de l’autre côté du Détroit, c’est-à-dire en Egypte, et puis venu ici, en terre de France, sur le dos d’un taureau ailé qui a le visage, sinon de Jean-Paul Sartre, du moins de ses livres ; ce que l’on voit apparaître c’est, à la fois, cet amour de la langue de Sartre, cette impayable dette à l’endroit de cette langue et de l’amour qu’il lui a porté et cette réaction de méfiance instinctive, et désormais instruite, à l’endroit de ce que, pour ma part, dans les mêmes années, j’appelais « l’idéologie française ». C’est la leçon de Sartre, là encore. C’est sa leçon telle qu’elle apparaît dans ce livre de mon homonyme et ami. C’est sa leçon à l’œuvre dans la pensée de Benny Lévy. Sartre, selon Benny, indique les contours et souligne le péril extrême de cette « idéologie française ». Sartre est le penseur qui pointe cette Atlantide, cette demi-Atlantide car à demi engloutie seulement, que j’ai appelée, pour ma part, le pétainisme éternel, ou le pétainisme transhistorique, ou le pétainisme en tant qu’il est une vibration, une longueur d’onde, qui traverse, avant et après Pétain, toute l’histoire de France contemporaine.

Et puis, bien sûr, l’essentiel. J’en parlerai avec beaucoup plus de scrupules et de crainte, tout simplement parce que Benny n’est plus là et que je ne sais pas si j’aurais pu, en sa présence, en parler à son sujet, et encore moins à sa place. Mais enfin je vais essayer. C’est la question de l’être-juif et de la naissance juive de Benny. C’est, hors toute cérémonie de la naissance et des adieux, la question de cet être-juif, de ce nom juif, qui vont l’accompagner le reste de sa vie mais dont on voit bien – car il le raconte dans une page magnifique – ce que l’aventure doit à Sartre. L’émotion qu’il ressent lorsqu’il voit sur les kiosques à journaux de Paris, à propos du texte de L’Espoir maintenant, son nom, Lévy, brusquement exposé. Ce sentiment, dit-il, d’être « comme un papillon épinglé, brûlé, incendié ». Ce nom de feu, au sens propre. Ce nom de feu, il n’y a pas d’autre mot. Benny Lévy, en 1980, ne connaît rien, ou presque rien, du mystère des lettres de feu. Il ne connaît rien, ou presque rien, de cette science juive, de cette pensée juive, qui s’écrivent en lettres de feu. Mais voyez. Il en retrouve spontanément les termes. Son nom incendié, ce nom de Benny Lévy qu’il porte pour la première fois depuis que, par la grâce de Sartre, il est devenu français, il le voit en feu. Ce nom que Sartre lui rend, il l’assume dans les mots de la science juive, de la « Science du judaïsme ». Benny Lévy, dans le même geste (à quelques années près : c’est la même séquence de temps et, donc, j’affirme que c’est le même geste) est devenu français et juif, français de l’autre France, la bonne, la glorieuse, l’hostile à « l’Idéologie française » – puis juif de ce judaïsme à venir, juif par Sartre, juif grâce à Sartre, juif à la mode Sartre. Sartre, dans la vie de Benny Lévy – là encore, cela ressort de ces pages de feu et de lave – c’est, à la fois, l’accès à la France, la découverte de l’identité française et la découverte, en même temps, de la gloire d’être juif.

Alors, bien sûr, la gloire d’être juif selon Sartre est très loin, à nouveau, de ce qu’en aurait dit Benny Lévy dans les dernières années de sa trop brève existence. Elle est même antinomique, antonyme, de ce que tout cela deviendra chez lui, Benny, après la mort de Sartre et la « montée » à Jérusalem. Mais, comme dit Benny lui-même, « on n’y voyait que du feu » et le malentendu eut, quand même, la vertu de le mettre en chemin et en mouvement. C’est, d’ailleurs, une vieille histoire. C’est une histoire qui date des Réflexions sur la question juive. Car on peut dire ce que l’on veut des Réflexions sur la question juive. On peut souligner, à l’envi, toutes les faiblesses du livre. On peut énumérer, dans la description du Juif de la rue des Rosiers par exemple, tous les emprunts que le livre fait encore à la vieille rhétorique française et à ses clichés. Quand le plus grand philosophe français vivant, quand l’un des plus grands écrivains de langue française vient dire que, lorsqu’il décrit le Juif dans Réflexions sur la question juive, c’est de lui qu’il parle, c’est de son expérience qu’il est parti, c’est dans ses propres blessures et épreuves qu’il puise, il se passe quand même une chose énorme. Et ce qui se passe c’est que lorsque, ensuite, on s’appelle Claude Lanzmann, ou Jean Daniel, ou, un quart de siècle plus tard, Bernard-Henri Lévy ou Benny Lévy, on ne peut faire autrement que d’exulter. Je choisis ce mot d’exulter à dessein. Car, de cette exultation juive, Benny parlera admirablement plus tard. Et elle désignera le signe, le moment même, du « Retour »… Bref, cette identification de Sartre au judaïsme, cette identification du Sartre sans maison et sans bagage, du Sartre déraciné et sans territoire, avec ce que Benny perçoit du judaïsme, cela peut bien relever du malentendu et de la confusion. Le dernier Benny pourra y voir la définition du judaïsme la plus faible qui puisse être et, donc, la dernière ruse du destin diasporique. Mais bon. C’est ainsi. Claude Lanzmann, je le répète, a dit des choses fortes sur sa découverte, vingt ans plus tôt, des Réflexions. Et, à l’arrivée, le fait est là : pour un jeune Juif, quelle joie ! pour Benny et, pardonnez-moi, pour moi, quelle exultation !

Et puis, Sartre, dans la vie de Benny, dans le rapport de Benny à son propre judaïsme, dans l’histoire de son tournement, c’est encore autre chose. On est à la page 113 de La Cérémonie de la naissance. Benny oppose Sartre à Heidegger. Il dit, je cite à peu près, « la chance que ce fut pour lui d’être tombé sur Sartre plutôt que sur Heidegger ». Et il cite un texte de Levinas qui se trouve dans Les Imprévus de l’Histoire. C’est Levinas qui parle, cette fois. C’est Levinas cité par Benny, puis commenté par lui, Benny, mais c’est quand même bien Levinas qui parle. « A nous, dit-il, à nous les survivants des camps d’extermination, à nous les rescapés de l’histoire universelle, à beaucoup d’entre nous, ce langage nouveau se révéla brusquement familier ou très proche dans la lecture de Sartre, dans la rencontre de la pensée de Sartre. » Ce « langage nouveau » dont parle Levinas c’est, bien entendu, le langage du sensé biblique. Et Levinas continue – il parle toujours de Sartre, et il continue : « il joua un grand rôle dans notre audace à revenir à de vieux discours, interrompus depuis longtemps et progressivement oubliés, autour des écritures et des traités. » Puis : c’est par lui que l’on put « y percevoir à nouveau l’appel à la mission pour les hommes au lieu d’y puiser de purs préceptes cérémoniels, d’obéir à la paix sous différentes formes, en Occident ou en Israël, de s’engager sur des voies difficiles ». Ce texte de Levinas est incroyable. Et Benny, de fait, le commente comme tel. Il se trouve à Jérusalem, à l’Institut d’études lévinassiennes, face à une assistance sans doute assez semblable à celle-ci. C’est, sauf erreur, sa toute dernière intervention dans le cadre de l’Institut. Et, donc, il commente – je reviens, cette fois, au texte de La Cérémonie : « vous voyez ce que Levinas est en train de dire ? il est en train de dire qu’il est retourné au Talmud parce qu’il était sartrien… » Et il continue, je l’entends littéralement continuer dans ce grand éclat de rire dont nous nous souvenons tous et dont nous avons encore le son dans l’oreille : « moi, pour avoir dit cela, on me casse les pieds depuis vingt- cinq ans, avec des articles qui ont toujours le même titre, De Mao à Moïse ! On n’a jamais embêté Levinas qui dit pourtant la même chose… »

Alors ce texte de Levinas, quand on le relit – il se trouve dans Les Imprévus de l’Histoire, édition Fata Morgana, page 150 – est, non seulement incroyable, mais très curieux. Levinas dit en effet, proprement, qu’il est « venu à la philosophie juive grâce à Sartre ». Mais la raison qu’il en donne, l’explication qu’il propose de cette contiguïté entre la pensée sartrienne et le Talmud est quand même assez courte. C’est, en gros, l’« engagement ». C’est, en gros, l’idée qu’il y a, dans le judaïsme et la philosophie sartrienne, la même conception de la praxis, de l’action, de l’engagement. Définition bien maigre du judaïsme, on en conviendra. Dire de cette contiguïté qu’elle tient à « l’expérience juive d’une relation à Dieu, ou d’un saisissement par Dieu, qui n’est pas sans rappeler la praxis sartrienne », parler de l’« engagement pour l’autre », du « souci d’autrui », voire d’un « nouveau type » d’homme « engagé et toujours disponible, et comme sans situation et sans bagage qui alourdiraient ses pas », c’est bien parler de Sartre, mais ce n’est pas bien parler du judaïsme ni même du lévinassisme. Et quand, un peu plus bas encore (c’est la toute fin du texte de Levinas, page 158), Levinas voit dans le rapport au Dieu infini, dans l’affirmation de ce rapport comme un rapport éthique, dans l’éthique définie comme existence des hommes les uns pour les autres, la clef de la contiguïté et de la relation de Sartre, non pas exactement au judaïsme, mais au retour de certains juifs comme lui, Levinas, au judaïsme, le moins que l’on puisse dire est qu’il ne retient pas la définition la plus exigeante qui soit de l’être-juif ou du penser-juif – le moins que l’on puisse dire est que voir dans l’existence « pour les autres », dans le rôle de l’éthique et dans l’importance de cette catégorie du « pour l’autre », l’essence du judaïsme, c’est ne pas aller très loin dans la compréhension, et de la Bible, et du Talmud. Mais bon. Pour Emmanuel Levinas comme, nous dit-il, pour lui, Benny Lévy, le canal n’a pas d’importance. Que ce soit par ce canal ou par un autre, par cette ruse ou par une autre, quoi que l’on puisse penser et du canal et de la ruse, le résultat est là et la philosophie sartrienne apparaît comme ayant joué ce rôle-là. Le texte sartrien fait irruption, qu’il en ait été conscient ou pas, que nous le voulions, nous, aujourd’hui, ou non, comme un opérateur de vérité, comme l’ouverture de cette brèche juive dans la pensée.

Benny y revient encore, une dernière fois, dans un autre passage du livre, peut-être le plus beau, peut-être les plus belles pages de tout le livre. Ce Sartre- là, le Sartre des Réflexions, et le Sartre de L’Espoir maintenant, ce Sartre qui ne croit pas, ce Sartre qui se pose des questions philosophiques et politiques et pas des questions juives, ce Sartre pour qui la pensée juive est comme un recours ou un véhicule pour essayer de sortir de ses propres impasses, ce Sartre, dit-il, l’initie aux secrets de l’être-juif et à ce positif qui fait le Juif. On est à la page 115 du livre. Benny évoque explicitement les entretiens de la fin. Et il dit en toutes lettres que ce Sartre-là, par-delà les Réflexions sur la question juive, a bel et bien reconnu « le positif » qui fait le Juif. Et il dit que, non content de le reconnaître, il y a amené, conduit, son interlocuteur, c’est-à-dire lui, Benny. Juif par Sartre. Le retour, grâce à Sartre. Tout est dit. Et c’est bien le quatrième et dernier événement de pensée du côté de la pensée-Lévy.

Voilà. Il faudrait ajouter à tout cela la question Levinas. Il faudrait encore – mais vous l’avez compris – voir l’ombre de Levinas en filigrane de toute l’histoire. Car, ça aussi, c’est énorme. C’est même assez énigmatique. On sent, à travers tous ces textes, la relation très énigmatique entre lui, Benny, et Levinas – mais aussi la relation, à travers lui, Benny, entre ces deux géants que furent Levinas et Sartre. Vous devinez ce jeu à trois personnages. Vous devinez un Benny qui aura été, aussi, l’opérateur final et, sans doute, principal de la relation entre Sartre et Levinas. Question très étrange, très opaque, quand on y songe, que celle des rapports de Sartre à Levinas. Le nom de Levinas n’apparaît quasi pas dans l’œuvre sartrienne. Vous avez quelques occurrences pour dire, par exemple, que c’est à travers Levinas qu’il est venu à Husserl. Vous avez des demi-aveux pour dire, sans le dire tout à fait, que c’est à travers Levinas qu’il a découvert aussi Heidegger. Vous avez ce texte de jeunesse, ce texte de 1938 ou 1939, où Levinas n’est pas cité mais dont le titre, et même le contenu, sont si lévinassiens : « Visage ! » Mais c’est à peu près tout. Levinas est la grande figure absente de la bibliographie sartrienne et du commentaire sartrien. Levinas présent et absent. Levinas comme un nom secret à l’intérieur de l’œuvre publiée. Or voici ce jeune homme qui, en 1979-80, révèle le nom secret. Le voici qui découvre la lettre volée. Et voici qu’il mange le morceau et fait explicitement la jonction entre les deux noms. Il fait une sorte de navette, il devient une navette à lui tout seul, une poste, allant de l’un à l’autre, de la rue d’Auteuil au boulevard Raspail, opérant comme un émissaire des puissances sartriennes auprès de la pensée Levinas, ou de la pensée Levinas auprès du Saint-Siège sartrien. Cette conjonction-là, cette opération philosophique, cette rencontre, non pas de Kant avec Sade, mais de Levinas et de Sartre, est un autre événement passionnant. Un tout jeune homme, encore. Mais un comploteur de l’universel. Un conspirateur de la pensée réussissant, pour le coup, mais seul, sans armée, sans militants, sans organisation révolutionnaire, son plus magnifique complot politico- métaphysique.

C’est de cet événement philosophique, c’est de cette série d’événements, c’est de cette série de coups de théâtre philosophiques dans la vie et la pensée de Sartre, puis dans la vie et la pensée de Benny, que nous parlent ces livres. Le dernier livre de Sartre. Et, maintenant, le dernier livre de Benny. Mettez bout à bout les coups de théâtre conceptuels de ces deux livres. Essayez de penser ensemble ces explosions, ces étapes, ces stations, d’une double aventure philosophique et bientôt spirituelle. Reprenez l’aventure de pensée de Benny Lévy. Enchaînez la série d’événements spéculatifs dans la philosophie sartrienne et la série d’événements spéculatifs dans la biographie et l’œuvre de Benny Lévy. Ajoutez-y cette conspiration réussie qu’est la rencontre de Sartre et de Levinas via, donc, Benny Lévy. Tel est ce livre. Tel est le livre de notre ami. Et il y a là, pour toutes ces raisons, l’une des interventions philosophiques les plus singulières et, peut-être, les plus importantes de la seconde moitié du XXe siècle.


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