« Vous avez un GPS ? On va rentrer à pied. » Il est 9 h 40, ce mardi 9 avril, et Bernard-Henri Lévy demande à ses trois gardes du corps de l’aider à prendre la fuite. Il sort de la visite bouleversante de l’Oltalom Karitativ Egyesület, un centre d’aide aux sans-abri de Budapest. Le philosophe est debout depuis l’aube. Il a démarré sa matinée avec une interview à la télévision, puis a bousculé son emploi du temps pour découvrir ce lieu. Gabor Ivanyi, rencontré la veille lors d’une table ronde d’opposants à Viktor Orban, est proche dans ses combats de ceux de l’abbé Pierre. Ce prêtre baptisa deux des enfants de Viktor Orban dans les années 1990. Ils n’étaient pas amis, mais il existait entre eux une reconnaissance mutuelle.

Peu à peu, leurs destins se sont éloignés. Jusqu’au point de rupture, indigne : tout SDF trouvé dans les rues de Budapest est condamné à 500 euros d’amende. Au bout du troisième procès-verbal, il est envoyé en prison. « Je ne supporte plus les touristes qui s’émerveillent devant Budapest, lâche Ivanyi. Ils ne savent pas pourquoi on en est arrivé là. » Alors Ivanyi a rafistolé une vieille usine pour accueillir des hommes et des femmes exclus de la société hongroise florissante : une centaine de lits, un hôpital, une bibliothèque, des salles de classe. Il aimerait que l’Europe occidentale manifeste contre la très autoritaire reprise en main de la Hongrie par Orban, contre sa politique antimigrants. Mais il se sent seul.

BHL en tournée est l’équivalent d’un ministre ou d’une star

BHL a tout de suite compris qu’il tenait ici une sacrée bonne histoire pour sa pièce Looking for Europe, raison de sa présence en Hongrie, mais aussi pour sa réflexion plus générale. Le voilà donc, sortant de ce rendez-vous émouvant et éprouvant (on l’a même vu esquisser quelques pas de danse devant une dizaine d’enfants), faussant compagnie à ceux qui suivent son voyage hongrois.

Car BHL en tournée est l’équivalent d’un ministre ou d’une star. En février, il était à New York pour assurer la promotion de L’empire et les cinq rois, son dernier livre, et pour parler d’Europe. A Budapest, il est sans cesse suivi par une équipe de cinéma de quatre personnes, d’un photographe, de deux assistantes et de trois journalistes. Pour faire vivre son engagement, BHL doit le documenter, l’alimenter sur les réseaux sociaux, sur son blog, La Règle du jeu, dans ses livres et bien évidemment sur scène, sa nouvelle passion. L’an passé, à Londres, Bernard-Henri adaptait en anglais sa pièce Hôtel Europe, afin de mettre l’accent sur la folie que représentait le Brexit. Last Exit before Brexit fut montée à Chelsea, devant une salle pleine. Mais, cette fois, c’est bien en français qu’il joue.

Mort de trouille au démarrage, le philosophe oublie vite son trac pour devenir une bête de scène, portée par son propos, galvanisée par la présence du public. Où il s’emploie à défendre méthodiquement les valeurs de l’Europe, lui imaginant un gouvernement : « Salman Rushdie au ministère des Cultes, John Locke aux Droits de l’homme, Vaclav Havel et Héraclite à l’Education non nationale, George Soros et Mère Teresa aux Finances, Béla Bartok aux Beaux-Arts. » Dans le théâtre Belvarosi de Budapest, les 500 spectateurs applaudissent à tout rompre ce fougueux plaidoyer. Après coup, BHL plane. « Ce qui me porte, c’est le besoin de faire, l’envie de convaincre, l’adrénaline », dit-il entre deux selfies et une accolade avec son ami de toujours, Gilles Hertzog.

Car une fois de plus, BHL est en croisade. Finançant lui-même sa tournée théâtrale, il vole de ville en ville pour délivrer son message antipopuliste, dire ce besoin vital d’Europe, plus que jamais nécessaire pour des peuples qui font porter tous leurs maux à Bruxelles. Looking for Europe est un spectacle engagé à 200 %, une fierté absolue pour son créateur, qui s’interroge : « Où sont les autres ? Je ne sais pas. J’ai le nez dans le guidon, je fais mon devoir. D’autant que je ne suis candidat à rien. Le 26 mai au soir, j’aurai fait ce que je me devais de faire. On ne peut pas laisser l’Europe péricliter. On verra bien le résultat final. Ce qui compte, c’est d’être là, de passer mon message. »

Et pour l’heure, sa formule fonctionne plutôt bien. Quand il joue à Athènes, Alexis Tsipras demande à le voir. Avant sa venue à Budapest, il a accordé une longue interview à Index, un site Internet à qui il a pu dire tout le mal qu’il pensait de la politique et des positions de Viktor Orban. En prenant connaissance de son propos, le sulfureux Premier ministre hongrois l’a invité en son palais.

Lundi 8 avril, BHL a donc passé deux heures à débattre avec Orban, qu’il avait rencontré une première fois en 1989, au moment de la chute du bloc de l’Est. « Les hommes peuvent changer. J’ai compris qu’Orban avait abandonné ses idéaux. Il a tué le jeune homme en lui. Au profit d’une démocratie illibérale. Je lui ai exposé mes arguments. Je lui ai dit combien ce serait une faute politique grave de rejoindre l’axe proposé par Matteo Salvini et Marine Le Pen, tourné vers la Russie. Je ne sais pas si je l’ai ébranlé. Mais nous nous sommes parlé loyalement, d’homme à homme. »

BHL peut se targuer d’avoir rencontré un Premier ministre qui fuit les médias de son propre pays. Ceux-ci attendent avec impatience de savoir ce que les deux hommes se sont dit. BHL n’a guère de mots tendres pour le dirigeant. « Il a parlé plus que moi. Mais il a eu la courtoisie de m’écouter. Car l’avenir de l’Europe ne passe pas par Vladimir Poutine. S’inféoder à lui, c’est mettre un terme à une histoire commune, absolument nécessaire pour la survie de nos peuples. Nous avons vu ce que Poutine est capable de faire en Ukraine ! Au final, j’ai eu l’impression d’être dans un dialogue de sourds. » L’écrivain liste les tentatives de mise sous tutelle, par le gouvernement hongrois, d’associations militant pour les droits de l’homme ou l’accueil des réfugiés. « Une démocratie doit respecter les droits de l’homme. Le peuple a le dernier mot, bien sûr. Mais s’il décide de ne plus respecter les libertés, c’est qu’il décide de sortir de la démocratie. Souverainement. »

« Le pouvoir des intellectuels n’appartient-il pas au passé ? » demande une journaliste. BHL voit rouge. « J’en ai ras-le-bol de ce discours anti-intellectuels. Il faut interpeller les peuples, les mettre devant leurs contradictions. » L’exercice de la confrontation idéologique, voilà ce que préfère le philosophe… Bourreau de travail, il s’enferme dans sa chambre d’hôtel pour préparer son prochain spectacle. « Ce texte est un palimpseste. Seuls la situation et le pitch sont communs à chaque représentation. Mais ensuite, je réécris, je l’adapte à chaque ville. » BHL se replonge dans l’histoire du pays qui l’accueille, pour mieux étoffer son propos, défendre ses idées. Il y a du Don Quichotte dans sa démarche. « Don Quichotte se bat certes contre des moulins à vent, mais il croit en ses idéaux. Eh bien, moi, c’est pareil : mes idéaux de jeunesse n’ont pas changé. Et je me bats pour les faire exister. Je crois encore, plus que jamais, à la puissance des idées. »

Dans son quotidien, d’ailleurs, BHL reste un combattant. Il s’insurge contre les gilets jaunes, qu’il abhorre : « Les leaders autoproclamés de ce mouvement sont l’exemple même du nihilisme le plus mortifère. » Il a beau être proche de Raphaël Glucksmann, la tête de liste de Place publique, il ne croit pas en sa réussite aux prochaines élections européennes. « Sa seule erreur a été de se laisser soutenir par le Parti socialiste. Il aurait dû y aller seul. Mais je n’ai pas eu le loisir d’en parler avec lui. C’est un garçon que j’aime énormément. » Non, BHL est un homme raisonnable, qui penche plus du côté d’Emmanuel Macron pour sauver ce qu’il reste à sauver de l’Union européenne. « A part lui, qui ? Il a un boulevard devant lui s’il sait prendre les choses en mains. »

Alors, oui, BHL peut bien courir quelques instants pour échapper aux tumultes du monde, lui qui a toujours un œil rivé sur son téléphone portable. « Depuis que je me suis lancé dans cette tournée, certaines choses m’échappent. Je suis moins concentré sur l’actualité. Je suis totalement pris par cette aventure, par ses enjeux. » Ses plus proches sourient à cette nouvelle incarnation de Bernard-Henri Lévy, lui qui, à 70 ans, se raconte plus que jamais dans sa pièce. Il y évoque à demi-mot ses échecs, ses remises en question, les femmes de sa vie. Comme si cette déesse Europe qu’il vénère tant, fille du roi de Tyr, enlevée par Zeus, n’était finalement qu’une extension de lui-même.


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