Vous venez de publier un ouvrage, Éloge des intellectuels, qui soulève déjà certaines controverses. Un bon auteur vous reproche ainsi, entre autres, de vider une « querelle de famille ».

Il est vrai que le débat que j’engage avec Sartre, le débat que j’engage avec les écrivains, à l’inverse, désengagés, ceux qui ont pris leur parti d’une a-socialité, d’un refus de l’impératif communautaire, est un vrai débat, important. On peut appeler ça une querelle de famille. Cela ne veut pas dire un débat limité au ghetto de l’intelligentsia. Ce qui concerne les intellectuels concerne tout le monde.

On trouve aussi que vous « tuez » beaucoup de « pères » !

Je ne « tue » pas, j’attaque : Sartre et Aron, c’est sûr ; mais pas Barthes, par exemple. Je le cite à une ou deux reprises, en suggérant ce que je lui dois. Et pour les deux premiers, je n’attaque finalement ni l’un ni l’autre, mais le « Sartron ». Soit ce mixte de Sartre et d’Aron, clone de Jean-Paul ou de Raymond, qui est brandi comme un fétiche, et qui fonctionne comme une espèce de religion du consensus, de l’accord à tout prix.

Tout (ou beaucoup) part, pour vous, de la fameuse poignée de main des deux hommes, associés dans la campagne pour les « Boat People »…

Ponctuellement, sur le moment, cette poignée de main a été quelque chose de remarquable : il s’agissait de sauver des hommes. Mais lui donner un sens métaphysique et en faire le modèle de tous les rapports, passibles, pensables et à venir entre intellectuels, c’était une erreur. C’était interdire, le débat des idées, le rendre inconvenant.

Les maîtres mots Vérité, Raison, Justice s’estompent, écrivez-vous, incriminant le déclin de la religion, l’effacement de la morale naturelle ?

C’est vrai, en partie. Ces grands concepts-là tenaient debout sur le socle judéo-chrétien. Ils tiraient leur sens d’un dispositif textuel des grands monothéismes juif et chrétien. Il y a d’autres raisons, plus contingentes, historiques, récentes. Il me semble notamment que c’est un des résultats de la décolonisation. C’est un des effets pervers du discours décolonisateur que d’avoir induit une sorte de relativisme des points de vue, d’indifférenciation des valeurs, dont on est en train de payer le prix.

L’intellectuel dont vous rêvez, qui « n’adhèrera qu’à demi », comme vous l’écrivez, s’engagera-t-il encore jamais ?

S’engager ne veut pas dire s’aligner, se mettre à la botte, obéir à des mots d’ordre. Je crois que les intellectuels sont peut-être les mieux placés pour refuser la logique du slogan. Si eux ne le font pas, qui le fera ? Rompre une ligne lorsqu’elle ne leur convient plus, déserter un camp, dès lors qu’il paraît trahir l’objectif qui était le sien, qui le fera sinon eux ? Le véritable engagement suppose une part permanente de désengagement.

Votre conclusion ?

…Qu’aujourd’hui, ce qu’on peut espérer de mieux, c’est qu’au moins on désire la vérité, on en ait le souci. Nous sommes dans une époque cynique, où d’autres valeurs tiennent le haut du pavé. Je crois que c’est le débat préalable à celui de savoir si oui ou non la vérité existe, si oui ou non la vérité objective a un sens. Est-ce que déjà, a priori, on considère que c’est une valeur ? Si elle est perdue, est-ce qu’on pense que cette perte est fâcheuse ? Si on la recherche, est-ce qu’on est convaincu de l’urgence de cette recherche ? Voilà ce qui compte.


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