Un dimanche de novembre, une fin d’après-midi. On ne l’avait pas revu depuis quinze ans. Tout reste inchangé. Son physique, sa courtoisie, son Coca-Cola, sa défiance. Bernard-Henri Lévy revient avec Nuit blanche. Un récit hybride entre confessions, enquête, déambulations. À travers un flux de conscience se dessine un autoportrait en zone périlleuse. On y rencontre un homme angoissé, tendre, batailleur, fiévreux. L’auteur cisaille quelques certitudes et livre quelques confidences. Chez lui, tout est paradoxe. S’aime-t-il autant qu’on le dit ? On n’a jamais vu une personnalité verrouiller autant son image, pour arriver à un résultat aussi désastreux. C’est un fait : l’homme privé est mieux que l’homme public.

Nuit blanche est une enquête littéraire sur ses insomnies. Pourquoi tant de nuits sans sommeil ? Les pistes s’additionnent les unes aux autres pour former une ronde de spectres déchaînés. Les reportages de guerre dont on revient avec des images incrustées dans la rétine ; l’inutilité de s’assoupir lorsqu’il reste tant de choses à accomplir ; l’abus insensé de cocktails médicamenteux, comme autant de bombes psychiques ; la hantise de perdre le contrôle, quand on est vertébré par le culte du secret ; la peur de mourir car il y a bien un jour où l’on découvre que l’on est mortel. Nuit blanche s’inscrit dans la droite ligne de Comédie (1997). L’auteur s’y adonne à un monologue intérieur nerveux, dans un temps limité et un lieu circonscrit. Finalement, un autoportrait surprenant et singulier.

Nuit blanche est son récit le plus intime. Bernard-Henri Lévy ne s’était jamais autant livré. Il le confirme : « Dans le domaine de la littérature, les livres arrivent à leur heure. Depuis longtemps, j’en ai deux, trois en tête. Je nourris une illusion entre moi et moi, mais je pense qu’au fond ils ne verront jamais le jour. J’ai aimé écrire Nuit blanche car j’ai apprécié être dans une liberté d’allure. » Certaines scènes sont drolatiques. Il tente de libérer le chat de son épouse, sans le toucher, pris au piège de fils électriques entremêlés ; il s’attache lui-même à un pied de table pour ne pas sauter par la fenêtre, à la suite d’une absorption massive d’Haldol ; il met en concurrence ses trois médecins ; il se retrouve malencontreusement assommé par le Stilnox lors d’un vol international ; il envoie des messages embarrassants sous somnifères. « Je ris volontiers et je fais rire volontiers, mais je n’aime pas le rire cruel et je n’aime pas rire des autres. »

L’auteur convoque amours, famille, camarades. Parmi les amis de toujours, Philippe Sollers, Paul Guilbert, Jorge Semprun. « Mes amis morts ne sont pas des présences, mais des absences tragiques. Je pense beaucoup à eux. Qu’est-ce qu’ils auraient dit ? Je n’ai aucune réponse et je prends garde à ne pas les faire parler. » L’avocat Thierry Lévy, mort en 2017, occupe une place à part dans la galaxie des proches. Il a été le défenseur d’Isabelle Doutreluigne, première épouse de Bernard-Henri Lévy et mère de Justine Lévy, quand elle a été incarcérée à la suite de cambriolages. « On s’est connus en 1973. Nous n’avions pas une camaraderie de mecs. Il a été présent dans un moment important de ma vie, quand Isabelle Doutreluigne a été en prison. Il est resté auprès d’elle et il a interrompu le cauchemar à mi-course. Thierry Lévy a toujours été là. Je ne parle pas de coups de fil amicaux, sans intérêt, mais de fraternité et de présence. »

Tout le récit est un hommage à Arielle Dombasle. Elle s’invente une sœur jumelle, le filme en train de dormir, répond en plein sommeil. Bernard-Henri Lévy : « J’ai de forts moments d’anxiété et, sans elle, je serais moins joyeux. Elle a une joie de vivre inentamable et mystérieuse. Comment une femme parvient-elle à maintenir une joie de vivre égale, malgré les deuils, les outrages, les épreuves ? » Arielle Dombasle demeure sa part lumineuse. Ceux qui la connaissent décrivent une femme d’une grande profondeur, dissimulée derrière des barrières de protection. Du rouge à lèvres sur des blessures d’enfance.

La famille est le cœur incandescent d’un récit en solitaire. Ils sont une fratrie de trois. Bernard-Henri Lévy évoque pour la première fois, à l’écrit, son frère cadet. Philippe Lévy a été renversé par une voiture, à l’âge de 15 ans, en 1969. Il est tombé dans le coma et s’est réveillé avec de lourdes séquelles. Un jour de décembre, en 2013, l’hôpital Beaujon a appelé le philosophe pour lui apprendre que son frère s’était jeté du sixième étage. Philippe Lévy en est sorti miraculeusement vivant. De son côté, Véronique Lévy, la sœur cadette, s’est convertie au catholicisme. Le fils aîné reste seul sur le ring.

Bernard-Henri Lévy fait le portrait de ses parents. La disparition de sa mère a été une épreuve majeure. Il confie : « La mort de la mère est le début de la solitude. À partir de cette date-là, on est seul de manière irrémédiable. » Son père reste la figure phare de sa vie. « Il a été pour moi l’étalon du juste. » L’écrivain raconte, là aussi pour la première fois, les circonstances de sa disparition. Le grand industriel André Lévy a subi, à l’hôpital américain, une opération dont il n’avait pas besoin, afin de pouvoir accompagner son fils sur le tournage du Jour et la nuit (1996) au Mexique. Il est sorti prématurément de l’hôpital, pour fêter l’anniversaire de son aîné. La soirée se passe bien. Bernard-Henri Lévy part en fils protégé et revient, deux heures plus tard, en fils dévasté. André Lévy est mort, à l’âge de 75 ans. Bernard-Henri Lévy en garde une culpabilité, même s’il ne veut pas du mot. On retiendra que quand sa mère l’a appelé en pleine nuit, pour lui annoncer le décès de son père, il était en plein sommeil.

L’accueil violent réservé au film Le jour et la nuit reste un souvenir à vif. « Tout a été visé par la meute : mon film, mon rapport aux femmes, mon rapport à ma femme. J’ai eu d’autres échecs, comme le quotidien L’Imprévu, fondé avec Michel Butel, mais je ne crois pas qu’on apprenne de ses défaites. On apprend dans les livres et auprès des pédagogues. » Bernard-Henri Lévy a toujours attiré des réactions haineuses. « Je résiste car je me dis qu’il est probable que j’ai raison. On a plusieurs vies dans une vie. J’ai une vie d’écrivain, mais il y a heureusement une part de moi-même qui reste toujours ailleurs. Quand je suis très attaqué, je suis atteint uniquement si les critiques proviennent de gens que je respecte. Je ne fais pas partie de ceux qui prétendent ne pas regarder ce que l’on écrit sur eux. Je lis pour évaluer le tort que cela va faire ou non à la réception de mon travail. Sinon, aucune importance. La campagne médiatique a tué Le jour et la nuit mais, la plupart du temps, les réactions négatives n’ont aucun impact sur ce que je fais, l’image que j’ai de moi-même, ma joie de vivre. Les nerfs sensibles ne sont pas touchés. Il y a des exceptions. Un jour, ma fille est revenue en larmes de l’école car on m’avait critiqué. Elle avait autour de 8 ans. C’est la seule chose qui m’embête. »

Dans la rue, il arrive qu’on l’insulte à cause de ses prises de position politiques. « Ne pas être considéré de gauche ne me fait rien du tout. La gauche est devenue soit réactionnaire, soit couarde. Un intellectuel doit tracer son propre chemin, qui n’a à être ni à gauche ni à droite. J’ai toujours défendu les nuances de mes couleurs, en étant massacré par la gauche. » Bernard-Henri Lévy a six petits-enfants. Il parle de Suzanne Mille, fille de Justine Lévy et de Patrick Mille, comme d’une brillante intellectuelle. « J’aimerais leur transmettre, à tous, quelques réponses sur la manière dont il faut se conduire dans la vie. » L’essayiste tient depuis toujours un journal intime. Il veut en tirer, un jour, ses Mémoires. « On remet, on remet mais, quand vient l’heure, l’envie peut avoir disparu. Le vrai risque n’est pas la mort subite, mais le manque d’énergie. Si l’électricité intérieure est coupée, tout devient terne et blasé. J’espère que, quand le moment sera venu pour moi, j’aurai la même vitalité et la même juvénilité qu’aujourd’hui. Le lièvre de Patagonie, de Claude Lanzmann, est réussi car il avait une volonté de vivre, de séduire, de convaincre intacte. Le journal permet de tout retranscrire. Il est une mine de renseignements inouïe, même rédigé à la diable. On oublie beaucoup de détails dans une rencontre et ils constituent la chair des événements. »

Bernard-Henri Lévy a longtemps pensé écrire un livre sur l’auteur de La promesse de l’aube. Il a rédigé un long texte sur Romain Gary dans Pièces d’identité (2010). « J’y dépeçais l’affaire Gary-Ajar. Des abîmes se sont ouverts en moi. Je pense, rétrospectivement, que ce texte m’a guéri de mon envie d’écrire un livre sur lui. Le destin de Gary : il a enclenché une mécanique infernale avec Ajar. Il n’y avait plus de place pour lui, il n’y avait plus de la place que pour Ajar. Il en est mort. Je connais mes zones de fragilité et j’étais confronté à quelque chose de trop radioactif pour moi. » La créature peut ensevelir le créateur, comme le personnage peut dévorer la personne.

L’auteur de Qui a tué Daniel Pearl ? (2003) reste un homme de désir, hanté par la peur du vide. Il précise : « Je ne me figure rien par avance. J’ai un appétit infini pour le présent. Les choses arrivent et je les veux ardemment. Je m’implique corps et âme. Je suis un enthousiaste de la vie. Je rêve du présent. Des événements vont survenir et je me dirai alors : heureusement que je ne suis pas mort, afin de pouvoir les vivre. » À la toute fin, il nous avouera : « Le temps est devenu mon obsession. » Que faire du temps qui reste ? « Je ne conserve rien, je perds tout. » Régulièrement, il sollicite les uns, les autres à la recherche d’un bout de papier, datant d’une jeunesse lointaine. Dans sa vie, une seule chose matérielle a résisté au fleuve des années. Sur son bureau, depuis trente ans, un objet immuable : le stylo de son père. Un fétiche lourd et léger. Le style et la fidélité. Bernard-Henri Lévy n’a pas écrit de roman depuis longtemps, comme s’il avait enterré la partie sensible de son être. Il assure : « Avec Nuit blanche, j’ai fracturé la roche et je pense être prêt à écrire d’autres romans. » Mais se connaît-il si bien ? Il y a définitivement, chez lui, quelque chose d’enfoui et d’en fuite.


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