Pourquoi choisir Baudelaire : « Si je faisais la liste des articles majeurs de ma vision du monde, ils sont très proches de la philosophie baudelairienne, que ce soit le goût de l’abstraction, l’antinaturalisme méthodique, le refus du progressisme et de tous les corrélats philosophiques qui s’y rattachent, la question du Mal et son insistance, toute la problématique du Testament de Dieu sur le refus de ce qui peut ressembler à du naturel, du matriciel, du matériel, du spontané. » Il avait aussi envie d’écrire un livre sur le XIXe siècle, non par esthétisme mais parce que nous en sommes encore prisonnier a bien des égards : « De ce XIXe siècle que je déteste, qui est pour moi la source de bien des égarements contemporains, la figure la plus antinomique est certainement Baudelaire. »

Voici plusieurs années déjà, il avait eu l’idée d’une pièce sur le même thème, un « Procès de Charles Baudelaire », mais le projet n’avait pas été mené à terme.

Cette fois il a choisi une forme proche de celle du Diable en tête permettant de vivre les mêmes événements à travers plusieurs personnages : « C’était une nécessité. La différence entre un roman et un essai et qu’un essai est dogmatique alors qu’un roman est perplexe, ambigu, équivoque. La vérité tremble, les certitudes flottent, les assurances les mieux établies sont prises au piège d’elles-mêmes. Pour y parvenir, l’une des ressources dont dispose le romancier est le croisement des visions du monde, le rétrécissement ou l’élargissement des angles, tout pour que tremble cette vérité qui, dans un essai, aurait été dogmatique. » Une manière d’éviter la forme du roman philosophique assénant des vérités simples portées par un seul personnage.

Ici, effectivement, la diversité est totale, une diversité voulue et très travaillée, qui aurait pu être un carcan, une entrave à la liberté d’expression : « Je crois beaucoup à la vertu du carcan, des règles, que je pousse parfois jusqu’au fétichisme dans ce livre pour la taille des chapitres, des paragraphes, la position des narrateurs à l’intérieur des parties, la symétrie de leurs interventions. Tout cela est calculé en géomètre. » Il en résulte une étonnante impression de vie et de mobilité.

Pour parvenir à cette rigueur mobile avec des personnages qui, de plus, devaient parler, Bernard-Henri Lévy a commencé par consacrer un énorme travail à l’établissement de la langue de chaque protagoniste, avec pour chacun un vocabulaire très précis, des tournures spécifiques correspondant à son caractère, son origine, sa vision du monde. Pour un personnage comme Poulet-Malassis, il a dépouillé une dizaine de lettres, en les auscultant dans le détail. Pour Mme Aupick, même processus, mais pour Jeanne Duval dont on ne sait pratiquement rien, il a fallu imaginer. C’est ce travail minutieux qui a donné sa structure au roman, une structure qui anime l’action et crée l’indispensable suspense, puisque dans l’histoire d’une agonie, on sait nécessairement comment cela finit.

« Le suspense me paraît indispensable dans un roman, mais il peut être créé autrement que par l’histoire. Je suis un grand amateur de romans policiers et quand on en a lu beaucoup, on sait d’avance comment ça va se terminer, mais on est pris quand même dans ce qui n’est pas un suspense, mais une mise en suspens perpétuelle d’une fin toujours annoncée. »

Au cœur du livre le romancier traite à l’évidence du malentendu fatal entre le créateur et le monde. Ce malentendu il peut être vécu de manière tragique ou de manière joyeuse. Bernard-Henri Lévy reconnaît que lui, il le vit aujourd’hui de manière joyeuse, ironique et joueuse. Baudelaire l’a vécu de manière douloureuse, jusqu’au vertige et jusqu’à la mort. « Je crois qu’on fait de la littérature à grande distance de la vie, ajoute Bernard-Henri Lévy. C’est pourquoi je fais des romans de ce genre au lieu de me livrer à des transpositions directes de mes aventures existentielles. »

Totalement investi dans l’œuvre qu’il écrit, il reconnaît qu’il peut continuer ensuite une vie autre : « Si un jour je me risque à écrire mon autobiographie, je pense que ce ne sera pas de la littérature. »


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