C’est devenu l’idée fixe de Bernard-Henri Lévy. Son obsession. Oui, se désole-t-il, le désert de la lassitude croît – de la lassitude, du scepticisme et du relativisme. Du nihilisme. C’est comme une lourde chape de plomb de résignation morbide. Mais cet intellectuel, parce qu’il est depuis longtemps en alerte, a appris à se prémunir, à « s’ignifuger » contre cette humeur crépusculaire. À 70 ans, il se sent un surcroît étrange d’énergie et de courage. Il achève, ces jours-ci, aux quatre coins de l’Europe, dans 20 villes essentielles à ce qu’est, pour lui, le Vieux Monde aux anciens parapets, une tournée très polémique.

Polémique ? Mais oui ! Parce que « c’est la guerre », comme il lance dans le final de sa pièce, Looking for Europe. La conflictualité s’est réveillée. Finie, la fin de l’Histoire ! Partout, un même champ de bataille, un identique Kampfplatz : celui qui oppose les démocrates « libéraux » à ce qu’il est convenu d’appeler, chez les politologues, les « illibéraux », et dont le démagogue et ex-dissident Viktor Orban, que Lévy a longuement rencontré dans son bureau de Budapest, fournit l’épure « empâtée ». Partout, aussi, un homme svelte revêtu d’un costume sombre, droit devant son public, prunelles olivâtres braquées sur les paires d’yeux anonymes, et qui, près de deux heures durant, bat les planches, avec sous-titrages dans l’idiome local.

L’Europe, cette « forêt de symboles »

L’espoir de l’intellectuel ? Avoir, à chaque fois, rendu présente cette entité vaporeuse, quasi insaisissable, « nouménale », précise-t-il, qu’est l’« esprit européen ».

Parfois, il succombe au découragement, s’époumone et titube, virevolte et tourne sur lui-même comme un derviche ottoman, se reprend, retrouve enfin force et vigueur. Avant de clamer sa flamme à l’Europe, cette « forêt de symboles ». Inoxydable soupirant d’une « princesse », comme il dit, narguée par mille ennemis perfides et déterminés, ces populistes couvés par Trump et Poutine et qui retournent, assure l’auteur de Looking for Europe, les armes des démocraties contre ces dernières…

Dans cette pièce unique, d’une puissance poétique saisissante, Lévy ressuscite la grande colère de ses livres les plus engagés, L’Idéologie française ou Éloge des intellectuels. Il retrouve – mais, cette fois-ci, en mode surincarné – la colère contre ce que son devancier, Julien Benda, a nommé « la trahison des clercs ». Comprendre : sa colère contre les passions de l’identité exclusive, contre le culte hébété du natal et du national. Ne pas s’y tromper : la prouesse de l’écrivain cherchant le bon mot, reclus dans sa chambre d’hôtel, une centaine de minutes avant une adresse aux habitants de Sarajevo, répond à une logique d’airain, à une nécessité presque géométrique. Il est comme ça, Lévy – « questions de principe » obligent.

À une époque que le comédien dépeint comme celle de « l’appel du vide » et de « la haine des Lumières », il s’agit bel et bien de conduire à son terme la bataille culturelle et de porter haut ces valeurs transnationales qui font rougir tant de responsables politiques, tétanisés d’avance par les chantages de leurs challengers populistes. On le retrouve, ainsi, à la veille d’élections européennes, dans la vaste salle bondée du Théâtre Antoine, à Paris, près des Grands Boulevards.

Un « Munich interminable »

Est-ce parce qu’un scrutin historique, décisif et, hélas, potentiellement fatal approche ? Lévy, qui ajuste ses répliques au fil des représentations, a décidé de dramatiser encore la partition de son show in progress. Nous savons, nous devrions savoir, tonne-t-il, que notre monde est vulnérable et en péril. Qu’il peut se défaire, se désintégrer. Imploser. Voilà ce qu’il proclame et déclame ce soir à son public qu’a rejoint in extremis Nathalie Loiseau, placée entre Anne Hidalgo et Ségolène Royal. Plus décisif encore : nous devons nous demander pourquoi nous en sommes là – pourquoi l’Europe en est là.

« Sarajevo… », s’emporte alors l’acteur au frac noir fripé et mouillé par une subite plongée « aux bains ». L’« abandon » que nous avons infligé aux habitants de cette ville assiégée, il y a vingt-cinq ans, par les tchetniks de la Grande Serbie milosevicienne. Oui, « tout a commencé quand nous avons laissé mourir Sarajevo », se lamente-t-il. « Sarajevo, ce fut notre guerre d’Espagne », et les franquistes furent si majoritaires – partout –, et si atrocement déterminés à zapper la cité cosmopolite de leur agenda. De là ce « Munich interminable », qui est presque devenu comme l’air que nous respirons chaque jour. De la, aussi, la virulence assez « immonde » des « souverainistes d’aujourd’hui », ces « subventionnés de la haine », ces « stevebannonistes »…

Est-ce parce qu’il invoque, ce soir, à Paris, cet « héroïsme de la raison » que réclamait le philosophe Edmund Husserl en pleine montée du nazisme ? Le texte de la pièce, en tout cas, bifurque vers un appel à la mobilisation. Cela ne plaît et ne plaira pas à tout le monde. Tant pis ! Ils sont dans son viseur, ceux qui affirment aujourd’hui avec l’outrecuidance des manieurs d’infox que l’islam n’est pas soluble dans l’européanité. « J’ai traversé bien des déserts en compagnie des mahométans », clame le dramaturge.

Et puis, manque de chance pour les identitaires et leur « bêtise » : c’est le Maharal de Prague, justement, dans un apologue sublime, qui donne, dès le XVIe siècle, une place déterminante aux enfants d’Ismaël. Car les « hommes à dos de chameau », dans l’économie de la rédemption, ont pour mandat d’annoncer la venue de « l’homme à dos d’âne », c’est-à-dire, à proprement parler, du Messie ! Plus loin, l’acteur méduse son assistance en convoquant dans une ode pleine d’assonances ce miracle de soixante-dix ans, fragile, si fragile : le miracle de la paix. La paix… Là, justement, est le problème : « Nous avons tous oublié la rareté de la paix. » Hélas…


Autres contenus sur ces thèmes