Bernard-Henri Lévy consacre un troisième documentaire à la guerre en Ukraine, déclenchée par l’attaque russe de février 2022. Porté par une puissante conviction qui tient en ces quelques mots : « La Russie doit être défaite. Ni compromission ni délai. Des canons, des avions. Pour gagner et la guerre et la paix. »

VALÉRIE TORANIAN : C’est votre troisième documentaire sur la guerre en Ukraine et on vous sent hanté par la crainte du lâchage de l’Ukraine par l’Occident, la « hantise d’un Munich rampant ». L’Ukraine lasse ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Munich, ce n’est pas seulement une date de l’histoire de l’Europe. C’est un fantôme qui hante l’Europe depuis quatre-vingt-cinq ans. Et, dans cette affaire ukrainienne, je sens revenir à la charge la tentation du compromis et de l’apaisement, la molle volonté de donner à l’adversaire, en l’occurrence Poutine, une part de ce qu’il demande pour avoir la paix. On le sent chez les politiques comme dans les médias et dans l’opinion.

L’esprit de Munich a trois visages. La peur, la fascination de la force et, en effet, la lassitude. Plus, en la circonstance, cette sale petite musique : « Ces Ukrainiens nous emmerdent, ils nous coûtent cher, ce sont des fauteurs de troubles qui nous amènent la guerre mondiale. » Quand, le 13 juin dernier, après le dynamitage par les Russes du barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka, près de Kherson, nous partons, avec Marc Roussel, pour ce nouveau tournage, c’est ça que nous avons dans les oreilles. Partout, comme en 1938, le même mot dans toutes les bouches : il faut arrêter « l’engrenage de la guerre ». Nous, nous disons : « Cette guerre, il faut la gagner. »

L’historien Timothy Snyder expliquait récemment dans Le Point qu’une paix durable passait par la victoire de l’Ukraine et non par une paix immédiate.

C’est ce que je vous dis. Faire la paix, comme ça, aujourd’hui, ça signifierait quoi ? La guerre avec l’Iran, demain. À Taïwan, après-demain. Tous les vrais fauteurs de guerre, partout, se diraient : « L’agression paie, on y va. » C’est pour ça qu’il est si important que la plus active des puissances autoritaires d’aujourd’hui, la Russie, soit défaite à plate couture, capitule.

Que faut-il pour cela ?

Des armes de plus longue portée pour Zelensky. Des avions. Nous avons, avec Roussel, filmé cette contre-offensive au plus près. Les Ukrainiens font des percées. Mais, sans les F-16, ils ne peuvent pas consolider, concrétiser, aller au bout.

La Russie contre l’Ukraine ; la Turquie et l’Azerbaïdjan contre les Arméniens du Haut-Karabakh ; le Hamas contre Israël… Partout, on voit gagner en puissance un front antioccidental.

Oui. À cause du sentiment d’impunité qu’ont les États voyous, les révisionnistes de l’ordre international. « Poutine y est allé, pourquoi n’irais-je pas », se disent, je vous le répète, Aliev, Erdogan ou les Iraniens. C’est le syndrome Poutine. La jurisprudence Poutine. D’autant que Poutine, en plus, est derrière eux et les bénit.

Cette internationale du pire, je l’ai théorisée et décrite, en 2017, dans L’Empire et les cinq rois. La Russie, donc. L’Iran. La Turquie. Mais aussi la Chine. Ainsi que les groupes genre Daech, les talibans ou le Hamas. Souvenez-vous de cette photo terrible, il y a quatre ans, où on voyait Khamenei, Erdogan et Poutine oubliant leurs différends ancestraux pour dire leur volonté commune d’en découdre avec l’Occident. Il ne manquait, sur ce sympathique cliché, que le « trésorier-payeur général » Xi Jinping. Et les fournisseurs de chair à canon, Daech et le Hamas.

Quel est l’objectif de cette alliance ?

Réviser à leur bénéfice l’ordre mondial né, il y a quatre-vingts ans, sur les décombres du nazisme. Restaurer, pour cela, ce qu’ils pensent être la splendeur de leurs empires défunts. Et, comme l’Occident n’est pas une terre mais une Idée, comme c’est l’autre nom, en fait, d’un système de valeurs, ils font la chasse, chez eux, à quiconque se réclame de ces valeurs. Les femmes de Téhéran. Les esprits libres en Turquie ou dans le monde arabe. Tous les nouveaux dissidents.

Si Trump gagne les élections en 2024, quel sera le risque pour l’Ukraine ?

Un arrangement avec Poutine. Au détriment, oui, de l’Ukraine. Mais aussi d’Israël, de l’Arménie, d’autres. Par-delà Trump, n’oubliez pas la force de l’isolationnisme aux États-Unis. N’oubliez pas Barack Obama, son deal avec l’Iran, puis avec la Syrie de Bachar el-Assad. L’Amérique, contrairement à ce que répètent les perroquets pavlovisés, n’est pas fondamentalement « impérialiste ». C’est un empire récalcitrant. C’est une très grande puissance qui, quand elle intervient, n’a qu’une idée, se retirer. Y compris de manière honteuse, comme en Afghanistan.

C’est parfois aussi une folie d’y aller.

Bien sûr. Et, l’Histoire universelle n’étant pas assurée au Lloyd’s, on n’est jamais certain d’avoir raison. Mais, vous savez… Il y a une bonne vieille théorie qui ne marche pas si mal et qui est celle de la guerre « juste » selon Cicéron, saint Augustin, Isidore de Séville et, aujourd’hui, Michael Walzer. Il faut que l’intention soit bonne, que le mal que l’on fait soit inférieur au bien que l’on va provoquer, il faut que les gens sur place appellent eux-mêmes à l’aide, etc. En Irak, par exemple, ces conditions n’étaient pas réunies…

Étaient-elles réunies en Libye ? Ne regrettez-vous pas de vous être engagé pour une intervention militaire en 2011 ?

Pas une seconde. D’abord parce que la Libye d’aujourd’hui n’est pas pire que celle de Kadhafi. Mais, surtout, parce que la comparaison qui a un sens, c’est avec la Syrie. D’un côté (la Syrie) le non-interventionnisme : 400 000 morts et 3 millions de déplacés. De l’autre (la Libye) l’interventionnisme : le bilan a beau n’être pas brillant, on n’est pas sur la même échelle ! Si j’avais un regret, un seul, c’est qu’on n’en ait pas fait assez. On a cru qu’il suffisait d’« intervenir » pour que la lumière démocratique soit. Eh bien non ! Il fallait accompagner. Sur la durée.

Israël et l’Arménie sont deux démocraties dans un environnement hostile. Un même destin. Pourtant, Israël a fourni à l’Azerbaïdjan l’armement sophistiqué utilisé lors de l’attaque contre les Arméniens du Karabakh. Est-ce une faute ?

Bien sûr. De même, d’ailleurs, que la complaisance envers Poutine, qui, dans le même temps, commençait d’instrumentaliser le Hamas. Tout cela relève d’un sens mal compris des intérêts d’Israël. Aliev, Erdogan, Poutine ne seront jamais des « alliés ».

Dans le film, on vous voit à la synagogue d’Odessa et à celle de Dnipro, assister à l’office, revêtu du tallith et des tefillin. Pourquoi ?

D’abord, parce que c’était ma façon de dire ma solidarité avec des frères en esprit. Mais aussi parce que je suis révolté par la propagande russe sur la « dénazification » de l’Ukraine. J’ai filmé, là, une vie juive intense. Une communauté juive ardente et qui donne aux forces armées quelques-uns de leurs meilleurs soldats. Tous savent l’immensité du crime que fut la Shoah par balles. Mais tous sont également conscients du travail de mémoire et de deuil, unique dans la région, entrepris par la nation ukrainienne.

Quel rôle joue Poutine dans la séquence actuelle du Hamas contre Israël ?

Primo, le Poutine qui croit que Hitler a du « sang juif » et que Zelensky est « la honte » du peuple juif est antisémite. Secundo, la Fédération de Russie, où on laisse faire les pogroms du Daguestan et où le grand rabbin Goldschmidt exhorte les Juifs à partir sans délai, n’a clairement pas engagé, elle, le travail de mémoire dont je vous parle. Et puis, tertio, les informations commencent à sortir : cette guerre de Gaza dont l’effet mécanique est de diviser l’aide militaire occidentale par deux et de faire sortir des radars les crimes de l’armée russe en Ukraine, a été préparée, main dans la main, avec Téhéran et le Kremlin.

Jankélévitch disait : « L’antisionisme, c’est la permission de haïr démocratiquement les Juifs. » Êtes-vous inquiet de cette déferlante antisioniste imprégnée d’antisémitisme à laquelle on assiste ?

La question qui se pose à un antisémite, c’est : « Comment vais-je justifier ma haine ? et faire passer le mal pour un bien ? » Un temps, ce fut : « Les Juifs ont assassiné le Christ. » Puis, à l’époque des Lumières : « Les Juifs n’ont pas assassiné le Christ, ils l’ont inventé. » Puis, quand ça n’a plus marché, au moment de l’invention de la biologie moderne : « Les Juifs sont une race. » Puis, encore : « Je n’ai rien contre les Juifs, je suis juste un type de gauche qui en a après les banques et le capitalisme. » Cette forme-là dure jusqu’à présent. Notamment chez ceux des Insoumis qui n’ont pas envie de vomir quand ils entendent Mélenchon ou Panot excuser le Hamas. Mais, depuis la naissance d’Israël, il y a un cinquième discours de légitimation qui s’autorise de la supposée illégitimité du sionisme. Je le dis depuis des décennies. Le sujet ce n’est pas de savoir si on a « le droit », ou non, de critiquer Israël. C’est de voir qu’on ne peut pas être sérieusement antisémite, on ne peut pas refaire de l’antisémitisme un mouvement de masse, sans diaboliser Israël.

Le pogrom du 7 octobre fera date par sa barbarie. Que représente cet événement dans l’histoire d’Israël et de l’Occident ?

C’est un tournant. Israël était un refuge : il est redevenu une cible. Il était supposé protéger les Juifs : nulle part, depuis quatre-vingts ans, le péril n’a été si grand. Les Juifs sont hantés par le passé de la Shoah : voici revenu le sentiment qu’ils sont en danger partout.

Et l’attitude de l’Occident ?

Un cousin d’Al-Qaïda et de Daech vient de réussir un nouveau 11 Septembre, un Charlie puissance 10. Où est l’équivalent de « Je suis Charlie » ? Où sont les manifestations d’envergure témoignant de la compassion des nations démocratiques ? Des manifs monstres, il y en a eu. Mais en solidarité avec les Palestiniens. Et, dès lors qu’on n’y a pas entendu pas un mot sur la libération des otages, ni un sanglot sur les pogromisés du 7 octobre, que voulez-vous que je vous dise ? Ce sont, qu’on le veuille ou non, des manifestations de soutien aux terroristes.

Dans L’Idéologie française, vous parliez des racines d’extrême droite de l’antisémitisme. Est-ce que ce n’est pas plutôt un antisémitisme de gauche et un antisémitisme islamique auxquels nous devons faire face aujourd’hui ?

Dans L’Idéologie française, j’insistais sur les deux. Georges Sorel et Charles Maurras. Édouard Drumont, national et socialiste. C’est cette synthèse rouge-brune qui était mon vrai sujet à l’époque. Et c’est elle qui triomphe actuellement.

Et l’antisémitisme d’origine arabo-musulmane ?

C’est, en effet, un phénomène majeur. Mais ça ne veut pas dire, pour autant, qu’on soit dans une « guerre de religion ». Car le problème, c’est quoi ? À partir des années 1920, le nazisme a été un mouvement mondial. À travers les Frères musulmans ou Amine el-Husseini, grand mufti de Jérusalem, icône des Palestiniens d’alors et grand admirateur de Hitler, il a eu son versant arabo-musulman. Sauf que cette partie du monde a été la seule où ce passé a été refoulé. Eh bien, l’antisémitisme islamique d’aujourd’hui est le fruit de ce retour du refoulé. Le Hamas, c’est l’islamisme radical, bien sûr. Mais couplé au refoulé nazi qui revient.

Israël apparaît, pour une certaine mouvance de gauche, comme la quintessence du colonialisme blanc…

Eh bien, c’est doublement débile. Il suffit de passer vingt-quatre heures en Israël pour voir que les Israéliens viennent d’Éthiopie, du Soudan, des pays arabes, de Russie, d’Europe et que c’est l’un des pays les plus multiethniques du monde. Quant au « colonialisme », ça témoigne d’une telle ignorance de l’Histoire ! Israël est le fruit d’une des rares guerres de décolonisation (contre l’Empire britannique) qui ait réussi.

Et les colonies récentes ?

Je suis contre. J’ai toujours été contre. C’est un obstacle mis, à dessein, sur le chemin de la paix. Et je crois toujours, pour ma part, à la solution des deux États.

Sartre, dont vous avez écrit la biographie, a joué un rôle dans la légitimation de la violence à laquelle on assiste aujourd’hui. On pense notamment à la préface des « Damnés de la terre » de Frantz Fanon, « abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Vous regrettez cet éloge de Sartre ?

Sartre, surtout, l’a regretté. Et ce qui m’intéresse, dès lors, c’est l’autre Sartre. Celui qui va en Israël. Qui aime Israël. Qui refuse tous les honneurs, Nobel compris, sauf un doctorat honoris causa d’une université israélienne. Et qui, dans son dernier livre, écrit avec Benny Lévy, reprend toute sa philosophie à la lumière du messianisme juif. Si la gauche de cette époque n’a pas sombré, comme à présent, dans l’antisémitisme, c’est peut-être aussi grâce à Sartre.

Des voix s’élèvent partout pour réclamer la paix. Jusqu’à quel point peut-on faire la guerre ? Jusqu’à quel sacrifice ?

La vraie question, encore une fois, c’est : est-ce que nous sommes, en Iran, à Hongkong, en Turquie, ailleurs, du côté de ceux qui nous appellent au secours et se reconnaissent dans l’idéal démocratique ? C’est quand on lâche ces gens, quand on trahit ces alliés naturels, c’est quand on donne le spectacle de la faiblesse et du déshonneur, que la guerre devient inévitable. Je vous dis cela. Mais je n’ai, contrairement à d’autres reporteurs de guerre, aucun « goût » pour la guerre.

Mais il y a une dimension qui vous plaît pourtant, c’est d’être présent aux côtés de ceux qui la font.

Ça, c’est autre chose. J’admire le courage. Je respecte l’héroïsme. Un héros, c’est quelqu’un qui met sa vie en péril au nom d’une cause, d’une valeur plus grandes que lui. Je dis « mettre en péril », pas « sacrifier ». Car les héros ne sont pas des kamikazes. Ni des têtes brûlées. Ce sont juste des gens qui trouvent insupportable de vivre à genoux et qui, pour cette raison, prennent des risques… C’est ça que je montre dans le documentaire. Des héros ordinaires. Des Braves qui n’ont pas vraiment choisi de l’être. La scène, par exemple, où l’on voit les trois adolescentes qui ont passé vingt-sept jours dans une cave, dans le noir, avec leur grand-mère mourant par suffocation, à leurs côtés, et dont elles n’ont compris qu’elle était morte que quand le cadavre a commencé à sentir : avoir survécu à cela, voilà l’héroïsme.

Vous avez pris des risques lors du tournage de ce troisième film. Pardon de poser cette question, mais mourir en Ukraine, ce serait une belle mort ?

Je ne me pose pas cette question. Je fais ce que j’ai à faire. J’essaie d’être conséquent avec moi-même. C’est tout. Après, c’est vrai que le modèle de l’intellectuel engagé, pour moi, c’est l’écrivain homme d’action. Celui que Roger Stéphane appelait « aventurier ». Malraux, bien sûr. L’Orwell de la guerre d’Espagne. Lawrence. Et puis leur maître à tous, le Byron de Missolonghi – celui qui, lors de la guerre d’indépendance de la Grèce contre la Turquie, en 1824, veut se battre, lever une armée, etc. J’écrirai peut-être, un jour, un roman sur ce moment de l’histoire de la littérature et de l’Europe. On verra. Pour l’heure, l’urgence c’est aider l’Ukraine. Et sortir, par le haut, de l’état d’urgence international qu’a décrété la coalition des nihilistes.

L’Ukraine au cœur, sur France 2, mardi 14 novembre à 21h10.


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