Le philosophe Bernard-Henri Lévy entame le mois prochain une tournée théâtrale dans 21 villes du continent pour défendre la cause de l’Europe – un spectacle monologué dont la première est prévue le 5 mars à Milan. « Ma pièce est une arme contre le découragement. J’ai la conviction que ceux qui croient en l’Europe peuvent encore l’emporter, s’ils le veulent, sur les naufrageurs illibéraux », affirme-t-il dans cette interview au Journal du Dimanche. « L’Europe est une idée, pas une ­religion. Et cette idée doit devenir un désir. »

Anna Cabana et Hervé Gattegno : Vous allez entreprendre une tournée théâtrale dans 21 villes du continent pour défendre la cause de l’Europe – un spectacle monologué dont la première est prévue le 5 mars à Milan. Une croisade, disiez-vous au départ…

Bernard-Henri Lévy : Oui, le mot n’était pas terrible. Disons plutôt une campagne. Sauf que c’est une campagne où je ne serai candidat à rien.

Vous auriez pu assumer d’avoir la « religion de l’Europe » ?

Non. L’Europe est une idée, pas une ­religion. Et cette idée doit devenir un désir. C’est l’enjeu.

On en est loin…

C’est vrai. D’autant plus que les gens qui pensent ainsi sont souvent découragés. Ils baissent les bras. Ils n’osent même pas faire clairement campagne sur cette idée de l’Europe. Ou, s’ils le font, c’est à demi-mot, honteusement. Husserl, dans ses grandes conférences sur l’Europe de 1935, à Vienne et Prague, parlait déjà de ces « cendres de la grande lassitude », que nous avons tous à la bouche aujourd’hui…

Lassitude de quoi ?

De l’Europe. Mais aussi – car c’est la même chose – de la liberté, des vertus et des complexités de l’État de droit et, au fond, de la démocratie. Nous sommes en train de vivre, en réalité, la troisième grande crise de la démocratie depuis un siècle. Il y a eu celle d’avant 1914, autour de l’affaire Dreyfus. Puis celle des années 1920. Et là, maintenant, la troisième. Avec un point commun aux trois : le très grand nombre de gens qui se mettent à penser : « On aime bien la démocratie ; on pense toujours que c’est le plus mauvais des régimes à l’exception de tous les autres mais voilà, elle est périmée ; et il faut se résigner à d’autres solutions. » Dans ces cas-là, les digues cèdent. L’esprit critique abdique. Et on tolère, par exemple, au nom de la « misère sociale », des choses inacceptables : voyez la prosternation, en tout cas pendant les premières semaines, devant les dérives antirépublicaines et factieuses des Gilets jaunes. Ma pièce est une arme contre le découragement. J’ai la conviction que ceux qui croient en l’Europe peuvent encore l’emporter, s’ils le veulent, sur les naufrageurs illibéraux.

Macron contre Orbán ?

On peut dire ça comme ça.

Pensez-vous que Macron a eu raison de présenter les choses de cette façon : « progressisme versus illibéralisme » ?

Est-ce que ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui se « présentent » ainsi ? Le fait est là. Vous avez, aujourd’hui, à la table où se prennent les décisions de l’Europe, une demi-douzaine de gens qui pensent comme Orbán et qui sont là pour saboter les principes mêmes sur lesquels l’Europe s’est fondée. Et, en face, vous avez Macron, qui est l’un des seuls à dire nettement : « L’Europe est bonne ; elle est une belle chimère politique ; il y a de la fierté à porter ses valeurs et ses couleurs. » Donc, oui, l’idée est bien de sillonner l’Europe pour essayer de contredire, affaiblir, faire douter les pro-Orbán…

N’y a-t-il pas que des coups à prendre pour vous ?

Quand je regarde en arrière et que je considère ce que j’ai fait en Bosnie, en Libye, au Kurdistan ou ailleurs, je ne regrette rien. Il y a une chose, une seule, dont, si je devais disparaître demain matin, je demanderais pardon à mes enfants : c’est d’avoir été le contemporain de ce rêve extraordinaire, de cette invention démocratique unique dans l’histoire des hommes qu’est l’idée européenne et de l’avoir laissée sombrer, comme en Hongrie, dans le cynisme ou, comme en Italie, dans le grotesque. Alors, face à ça, les coups…

Pourquoi grotesque ?

Parce que ces criminels de bureau qui ferment les ports italiens, rejettent les enfants de migrants à la mer et menacent l’écrivain Roberto Saviano de le livrer à la mafia sont aussi des personnages ridicules. Prenez Salvini. Et, en face, relisez Brecht. Ou Malaparte. Ou revoyez Le Dictateur de Chaplin. Il y a, chez lui comme chez tous les fascistes naissants, cette dimension de bouffonnerie. Lui, son truc, c’est de se déguiser en pompier. Au point que le syndicat des pompiers italiens songerait à le poursuivre pour usurpation d’uniforme…

« Fasciste naissant »… On va vous accuser de franchir le point Godwin !

Moi, ce qui me fatigue, c’est cette histoire de point Godwin ! Quand les gens vont-ils comprendre que le fascisme n’est pas une aberration de l’Histoire, un gros mot, mais une catégorie politique à part entière ou, mieux, un type de régime ? Les anciens classaient les régimes en divers types : tyrannie, oligarchie, démocratie, démagogie, etc. Les modernes en ont ajouté un nouveau à la liste, qui se nomme le fascisme et qui est appelé, hélas, à connaître de nouveaux avatars. Lorsque l’avatar arrive, il faut le reconnaître. Et savoir l’appeler par son nom.

Donc, quand on dit « populistes », c’est une abdication sémantique ?

C’est, en effet, un mot trop doux pour dire une nouvelle version, certes naissante, certes balbutiante, du fascisme historique.

Ce combat pour l’Europe et contre la poussée fasciste n’est-il pas un combat donquichottesque ?

Il y a pile vingt-cinq ans, aux européennes de 1994, j’avais lancé une fausse liste électorale qui s’appelait la « liste Sarajevo ». C’était perdu d’avance. Mais au moins avons-nous, avec mes camarades de l’époque, imposé la question de Sarajevo au cœur d’une campagne qui n’en voulait à aucun prix. Eh bien, un quart de siècle plus tard, rebelote. Mon rêve serait d’imposer la question de l’Europe dans une campagne européenne qui veut bien entendre parler de tout, sauf de l’Europe.

Au fond de vous, pensez-vous que l’Europe peut gagner ?

Je vous l’ai dit. Il faudra de l’habileté, mais aussi de la force. Il faudra, si vous préférez, être Ulysse et Achille à la fois. Mais c’est jouable. On a, dans toute l’Europe, assez de « bons Européens » au sens de Nietzsche, capables de ça et qui ne demandent qu’à se réveiller.

Vous mettez clairement Jean-Luc Mélenchon dans le même sac que Marine Le Pen.

Ce n’est pas moi qui l’y mets, c’est lui. Il parle de plus en plus comme elle.

Vous y voyez un phénomène de rapprochement à l’italienne ?

Son côté ancien sénateur socialiste fait qu’il a encore des tabous et qu’il hésitera à franchir le pas. Mais prenez cette fameuse séquence où on l’a vu sur le point de frapper, le jour d’une perquisition, un juge et un policier. Il y avait là un côté vieux nervi qui n’a pas échappé aux Gilets jaunes qui, quelques semaines plus tard, sont, eux, passés à l’acte… Eh oui ! Le chef des « Insoumis » avait montré l’exemple. Il faut être aveugle pour ne pas voir le séquençage strict entre cette colère de Mélenchon et le déchaînement de violence, ensuite, des Gilets jaunes les plus radicaux contre les forces de l’ordre.

Ça, ce sont les mauvaises surprises de la période. Y en a-t-il de bonnes ?

L’évolution d’un Alexis Tsipras, en Grèce. Il a fini par comprendre que l’Union européenne, avec ses règles, n’avait pas tué, mais sauvé la Grèce.

À part Tsipras ?

Le grand débat, en France, est une autre bonne surprise. Autant la séquence Gilets jaunes fut souvent mortifère et nihiliste, autant cette séquence « grand débat » est un beau moment de fraternité républicaine et de recherche en commun des solutions. J’entendais, après le saccage de l’Arc de Triomphe, le sociologue Emmanuel Todd dire : « Les Gilets jaunes me rendent fier d’être français. » Moi, ce qui me rend fier d’être français, c’est de voir des « gens de toutes sortes », comme disait Apollinaire, se presser dans les mairies, les écoles, les appartements, pour débattre, délibérer et, ensemble, produire des idées.

Vous êtes à l’initiative d’un manifeste inquiet de 30 écrivains européens, publié hier en une de Libération. Un cri d’alarme : « l’Europe est en péril »…

Un cri d’alarme, mais aussi d’espérance. Car, ces trente-là, ces trente patriotes européens, font comme tous les vrais patriotes en temps de péril : ils montent au front.

Mais ne sont-ils pas seuls ?

Sans doute. Mais, à eux seuls, ils forment l’âme de l’Europe.

Vous invoquez souvent l’âme de l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?

Ces écrivains, dans leurs langues et dans leurs rêves, nous rappellent que l’Europe est un continent de chimères et de liberté, et qu’elle s’est aussi faite par la littérature. Les pères fondateurs de l’Union ? Ce sont, aussi, les écrivains. Ce sont ces penseurs et ces poètes dont Franz Werfel rêvait de faire une académie. Et ce sont ces trente-là.

Entendre les écrivains suffira-t-il à lutter contre le découragement ?

Bien sûr que non. Mais regardez : on s’interroge toujours sur l’identité européenne. On dit qu’elle n’existe pas, qu’elle est introuvable, etc. Eh bien voilà. Elle est là. Ces 30 visages et ces 30 œuvres qui, dans le journal de Sartre et de Duras, refusent l’Europe de la peur, de la haine et des bouffons, ils sont l’Europe. Jean Monnet aurait dit que, si c’était à refaire, il recommencerait par la culture. C’est exactement ce que fait ce manifeste. La vraie langue de l’Europe, dit-il, ce n’est ni l’anglais ni le français, c’est le roman.

À vous entendre, l’Europe est une belle endormie qu’il faut de toute urgence réveiller…

Dans la mythologie grecque, Europe était une jeune princesse kidnappée par Zeus et retrouvée sur les rives de la Crète. Là, on ne sait plus qui l’a kidnappée. Ni où elle est détenue. Mais on la cherche. Cela dit, il n’y a pas que ça, dans la pièce. Il y a aussi des idées concrètes. Des propositions pour vraiment changer la vie des gens.

Un exemple ?

Benoît Hamon, pendant la présidentielle, avait lancé une belle idée : celle d’un revenu minimum universel. Le texte montre que l’idée ne fonctionne pas à l’échelle de la France mais qu’à l’échelle du continent, oui. Vous imaginez un chèque signé Europe et garantissant à chacun un minimum vital décent ? L’Europe changerait de visage. Elle deviendrait brusquement plus aimable. En tout cas, pour les gens honnêtes. Pour ceux qui ne sont pas juste des fanatiques et avec qui on peut parler.

Parce qu’on ne peut pas parler avec tout le monde ?

J’ai toujours refusé de dialoguer avec un lepéniste, par exemple. Ou avec Tariq Ramadan. Il y a des gens qui sont animés d’une telle haine que le dialogue est inutile. Mais avec les autres, tous les autres, et, en la circonstance, avec les eurosceptiques de probité, la discussion est non seulement possible mais indispensable. C’est, du reste, encore un autre volet de mon projet. Avec un petit groupe d’experts, je mets en place une plateforme Internet afin que réponse soit systématiquement donnée aux vraies questions de vie quotidienne que se posent les eurosceptiques de probité.

Les valeurs démocratiques sont en recul à l’intérieur même de l’Europe…

Oui. Mais avec un vrai coup de main venu de l’extérieur. L’impérialisme commercial chinois ; Trump, sur le point de rompre ­l’alliance séculaire entre les peuples des deux rives de l’Atlantique ; et, bien sûr, Poutine dont le projet officiel est de démanteler l’Europe.

D’accord. Mais les Hongrois ont bel et bien élu Orbán.

Ça s’appelle la servitude volontaire. Comment un peuple qui s’est sorti des griffes du KGB au prix de souffrances inouïes peut-il se jeter sous celles du FSB ? Cela reste un mystère pour moi. De même qu’est un mystère Orbán lui-même. Il se trouve que je l’ai rencontré, fin 1989, à l’époque où il était un jeune dissident plein d’ardeur et…

Dans quelles circonstances ?

J’étais chargé, par François Mitterrand, d’une mission d’évaluation de ce que la France pouvait apporter aux capitales de l’Europe centrale libérées du communisme. Et je suis passé, bien sûr, par Budapest. C’est une des choses, d’ailleurs, qui me rendent cette tournée d’aujourd’hui si émouvante. Trente ans plus tard, revenir dans les mêmes lieux, revoir les mêmes gens… Orbán, donc. J’aimerais tellement comprendre ce qui a bien pu se passer dans la tête de ce jeune homme qui a vaincu Brejnev et qui se couche, aujourd’hui, devant Poutine.

Philippe Val vient de publier un livre où il met en scène la trahison des intellectuels au XXe siècle. L’avez-vous lu ?

Naturellement. Val est un ami doublé d’un compagnon de combat. Mais, là, il y a peut-être une nuance. Je ne dirais pas « les intellectuels ».

Les politiques, alors ?

Non plus. Et on voit bien, dans son beau livre, comment, au moment de l’affaire des caricatures de Mahomet, le monde politique s’est scindé en deux. D’un côté, les munichois qui voulaient, pour avoir la paix, la sainte alliance des religions. Et, de l’autre, les courageux qui étaient prêts à prendre le phénomène de front. Quitte à incriminer la part de l’islam qui a, évidemment, « quelque chose à voir » avec l’islamisme.

Ce n’est pas la position de Macron.

On verra. Sur ce sujet-là comme sur les autres, il aura à affronter sa tempête intime ou, ainsi que le disait le grand écrivain Michel Leiris, auteur de L’Âge d’homme, sa vraie « corne de taureau ». Et on verra bien, alors, de quel côté il penchera.

Aborderez-vous, sur scène, cette question du fait religieux ?

Je m’adresserai aux musulmans, oui. Et je leur dirai : votre chance, en même temps que votre grandeur, ce serait de crier d’une seule voix, comme il y a quelques années dans les rues de Londres, « Not in our name »…

Au-delà de l’islamisme, évoquerez-vous le fait religieux en général ?

Il sera là. Forcément. En Pologne, par exemple, où m’avait invité le maire de Gdansk, Pavel Adamowicz, ce fondateur de Solidarnosc qui vient d’être assassiné, je maintiens évidemment la représentation. Mais avec cette réflexion : que de chemin parcouru entre l’époque où le catholicisme était une force de liberté et ce moment d’aujourd’hui où il est en train de devenir une idéologie hystérisée, échauffant les esprits et rendant les gens fous !

Si ce ne sont ni les politiques ni les intellectuels, alors qui ? Les bureaucrates ? Ce sont eux, les responsables de la crise ?

Je ne dirai pas ça non plus. Prenez le Brexit. Dans la vraie vie, beaucoup auraient dit aux Anglais : « Tant pis pour vous, allez au diable ! » Là, vous avez des hauts fonctionnaires consciencieux qui passent des années à essayer de recoller les morceaux, de rompre sans casser, de laisser les Britanniques partir mais sans les punir ni les humilier. Ça aussi, c’est la démocratie. Et c’est l’Union européenne.

La crise migratoire est l’une des dimensions de la crise européenne. Allez-vous lui réserver un sort sur scène ?

Oui. Mais en me gardant des raccourcis. La pression migratoire est plutôt en train de se réduire que d’augmenter. La montée de la xénophobie et du racisme ne lui est pas proportionnelle. Et puis ceci : qu’il faille une politique migratoire, sans doute ; mais, primo, il faut demeurer inflexible sur les lois de l’hospitalité et de l’asile ; et, secundo, il n’y a que dans l’espace européen que cette question peut être mise en délibéré et trouver des réponses.

Comment cela ?

C’est pareil pour la question de l’écologie, ou de la finance dérégulée, ou du terrorisme. Pour toutes les vraies grandes questions qui se posent aux vrais peuples du continent, vous pouvez prendre toutes les décisions que vous voudrez à l’intérieur du village gaulois, ça ne sert plus à rien. Il fut un temps où la bonne agora citoyenne, celle où on pouvait délibérer et décider, était la cité. Puis vint celui de la nation. Aujourd’hui, la bonne agora, c’est l’Europe.

Voulez-vous dire que si vous êtes européen, c’est aussi par pragmatisme ?

Autant que par idéalisme. Face à tous ces défis énormes, de deux choses l’une : ou bien on passe à cette échelle de l’Europe, ou bien on se condamne à les subir ou, pire, à en profiter. Car il y a aussi, hélas, des profiteurs du malheur, des rentiers de la désespérance et de la catastrophe. Et ils n’ont aucun intérêt, eux, à être européens. Avec ceux-là, le combat sera sans merci.


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