Ce n’est pas tout à fait un documentaire, pas tout à fait un film, c’est autre chose. Réalisé par Bernard-Henri Lévy, Slava Ukraini (Gloire à l’Ukraine) est un hommage autant qu’un appel. Un hommage au peuple ukrainien et à son incroyable courage qu’il a rencontré de septembre à décembre derniers ; un appel à la mobilisation des Européens face à Poutine qu’il dénonce depuis des années. Le philosophe nous emmène sur les lignes de front du pays comme aux côtés des populations civiles auprès desquelles il recueille le récit de mois éprouvants malgré tout teintés d’espoir et d’optimisme. Les témoignages sont bouleversants, les images ne cachent rien des réalités de ce pays dévasté par un an de guerre, un pays pourtant toujours debout et qui force l’admiration. Ce que traduit Bernard-Henri Lévy avec talent. Slava Ukraini est à voir et à faire partager au plus grand nombre. Une forme d’engagement utile.

Olivier Biscaye (Midi Libre) : Votre deuxième documentaire sur la guerre en Ukraine, Slava Ukraini, est en salles le 22 février. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué en allant sur place ?

Bernard-Henri Lévy : Tout. La guerre et la résistance. Les massacres et l’obstination à y faire face. La stratégie des charniers chez les Russes ; un peuple debout, droit, résistant, chez les Ukrainiens.

OB : Quelle est la principale leçon que nous donnent les Ukrainiens ?

BHL : Qu’on peut encore, en Europe, prendre le risque de mourir pour ses idées. Et, aussi, que l’idée d’Europe reste, chez eux, une grande et belle Idée qui vaut que l’on y voue sa vie.

OB : Comment avez-vous tourné ce film ?

BHL : Petite équipe. Allers et retours incessants, sur le terrain, sur les fronts, depuis février. L’amitié de mon coréalisateur, Marc Roussel, familier des théâtres de guerre. Un producteur courageux, François Margolin. La confiance des Ukrainiens qui nous ont donné tous les accès ou presque. Le temps. Ce fut le plus important, le temps. Car c’est comme ça qu’on échappe au flot des infos en continu, qu’on s’arrête sur les visages, les corps, les gens…

OB : C’est donc un journal de bord ?

BHL : Oui. Parce que c’est un film honnête. Je dis ce que j’ai vu. Et je dis comment je l’ai vu.

OB : Estimez-vous notre pays à la hauteur de la situation depuis un an ?

BHL : Grosso modo, oui. Depuis les Canons Caesar jusqu’aux chars AMX-100 en passant par les systèmes de détection aériennes, la France a livré à peu près tout ce que les Ukrainiens lui demandaient. Elle fait moins que les États-Unis, forcément. Mais, en Europe, elle donne l’élan. Si le Danemark a donné les Caesar qu’il avait achetés, si l’Allemagne a fini par envoyer ses chars Leopard, c’est parce que Macron s’est battu pour.

OB : Le fait qu’Emmanuel Macron ait si longtemps gardé une ligne ouverte avec Poutine ne vous a pas gêné ?

BHL : Non. Car il y avait toujours l’autre volet. À savoir, primo, qu’il voulait la victoire de l’Ukraine. Et, secundo, que les termes, le moment, de cette victoire ce n’est pas lui, Macron, qui en déciderait. Ni Biden. Ni, bien entendu, Poutine. Mais les Ukrainiens eux-mêmes. Macron a toujours dit : « c’est aux Ukrainiens, et aux Ukrainiens seuls, de décider si la victoire signifie la récupération du Donbass, de la Crimée, etc. ». Jusqu’à, ce soir, ce discours de Munich où il enfonce le clou. Poutine est le chef d’une puissance coloniale, dit-il. Wagner, une mafia. Et la Russie a tout perdu – son âme, ce qui lui restait d’honneur et la guerre. C’est parfait.

OB : On dit que les relations avec Zelensky sont empreintes d’une certaine méfiance.

BHL : Eh bien c’est faux. J’ai eu la chance, lors de la visite de Zelensky à Paris, il y a huit jours, de passer un moment avec les deux. Ce qui m’a frappé c’est, au contraire, le climat de confiance et, presque, de camaraderie qui régnait dans la pièce. N’oubliez jamais que Macron est le premier chef d’Etat à avoir invité Zelensky avant même qu’il ne soit élu. Et n’oubliez pas non plus qu’il fut encore le premier à recevoir un appel de Zelensky au matin de ce funeste 24 février où nul ne savait, à l’administration présidentielle, à Kyiv, si l’on allait vivre ou mourir.

OB : Emmanuel Macron a-t-il vraiment les moyens diplomatiques de son ambition ?

BHL : Oui. Car la France est la France. Une grande puissance. Et, quand elle décide de donner de la voix, on l’entend. À une condition, bien sûr. Qu’elle l’ait, cette voix. Que ce ne soit pas la petite France étriquée, peureuse, cauteleuse. Qu’elle soit fidèle au mot de Malraux : « la France n’est grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes ».

OB : Comment est-elle perçue en Ukraine ?

BHL : Regardez, dans le film, la scène avec ce bataillon qui, entre Zaporijjia et Mariupol, sur le front, décide de se renommer « Charles de Gaulle »… Pour ces hommes-là, la France reste le pays des droits de l’homme, l’allié absolu, la nation sœur.

OB : En France, quelques voix s’élèvent, à gauche comme à droite, pour limiter les livraisons de chars ou d’avions à l’Ukraine. N’est-ce pas un message à prendre en compte ?

BHL : Non. Car ces chars, ces avions, servent à quoi ? A nous défendre, à protéger notre frontière. Or la frontière de l’Europe et, donc, de la France se trouve aujourd’hui là-bas, dans le Donbass et sur le Dniepr. Si on prend ça au sérieux, si on prend Poutine au sérieux, si on entend le fait qu’il nous a, unilatéralement, désigné comme son ennemi, c’est là-bas qu’il faut, pour le moment, transporter nos arsenaux.

OB : Vous ne craignez pas d’ajouter la guerre à la guerre ?

BHL : C’est l’inverse. Car ces gens, ces « va-t-en-paix », ces « chiens de paix » comme on dit les « chiens de guerre », si on les écoutait, ne feraient que prolonger la guerre. Tous les polémologues le savent. La seule façon de faire la paix c’est qu’un des belligérants ait une supériorité militaire telle que l’autre jette l’éponge…

OB : En est-il capable ?

BHL : Parfois, on n’a pas le choix. Le terrain. Les hommes. Un jour, demain peut-être, les hommes russes commenceront de se demander pourquoi ils se laissent ainsi mener à l’abattoir. Et ils diront « non ».

OB : Raisonne-t-on de la même manière avec une puissance dotée de l’arme nucléaire ?

BHL : Peut-être pas. Et bien sûr qu’il faut, là aussi, prendre la menace au sérieux. Mais il faut, en revanche, arrêter avec la panique. Et arrêter, surtout, avec l’image fantasmée d’un Poutine le doigt sur le bouton, prêt à appuyer et à faire sauter la planète. Savez-vous combien de personnes seraient impliquées dans l’éventuel déclenchement d’une frappe ? D’après les experts, entre 100 et 200. Et, parmi ceux-là, il y en a une bonne dizaine qui ont une vie, une famille, une âme, et qui ont le moyen, à tout moment, de bloquer le processus.

OB : Intégrer l’Ukraine au sein de l’UE n’est-il pas précipité ?

BHL : Pas forcément. Tout dépend des réformes qu’entreprendra l’Ukraine et à quelle vitesse elle le fera. Là, franchement, les événements des dernières semaines donnent raison à ceux qui, comme moi, espèrent que cette intégration aille vite. Un coup de balai anti-corruption touchant, en pleine guerre, les sommets de l’état-major et du pouvoir, vous avez souvent vu ça ? Et vous connaissez un signe plus fort de la volonté de se conformer aux règles de l’Union Européenne ?

OB : Certains intellectuels et personnalités politiques alertent contre le danger d’un conflit entre l’Otan et la Russie, voire d’une Troisième Guerre mondiale… Est-ce faux de l’imaginer ?

BHL : Non, bien sûr. Mais c’est pour cela qu’il faut vaincre Poutine. Si on n’y arrive pas, si on accepte un compromis, tous les compères de Poutine, tous les bad guys de la planète, tous les dictateurs chinois, turcs, iraniens, djihadistes, vont se dire : « voilà… le crime paie… l’Occident est un ventre mou… on peut y aller… ». Et alors, oui, il y aura risque d’embrasement.

OB : Comment peut donc se terminer ce conflit ?

BHL : Par la capitulation de la Russie. Je ne vois pas d’autre moyen. Et c’est, je vous le répète, le seul moyen de calmer les velléités impériales de ceux que j’ai appelé « les cinq rois ». Prenez la Chine, par exemple. Chacun sait qu’elle a le projet d’envahir Taïwan. Une victoire de Poutine en Ukraine l’encouragerait. Sa défaite l’obligerait, au minimum, à différer ses projets criminels.

OB : Les Occidentaux ont longtemps parié sur la rébellion du peuple russe contre Vladimir Poutine. Il n’en est rien. Comment l’expliquez-vous ?

BHL : On verra. Vous parlez comme ceux qui, en 1988, croyaient l’Homo Sovieticus éternel. Un an plus tard, le Mur de Berlin tombait et l’Union Soviétique explosait.

OB : En cas de victoire de l’Ukraine, en aura-t-on fini avec Poutine ?

BHL : Peut-être, oui. Mettez-vous à la place d’un Russe à qui on a promis la gloire et la grandeur – et qui ne récolte que honte et défaite…

OB : En cas de défaite de l’Ukraine, quel est l’avenir de l’Europe ?

BHL : Je ne veux, et ne peux, pas l’imaginer. Ce serait un désastre. Le club des tyrans, la secte des assassins, les « cinq rois » auraient remporté leur première grande victoire stratégique. D’autres suivraient. Le monde deviendrait un chaos. Les Traités exploseraient. L’Europe se désintégrerait. Veut-on cela ?


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