Pardon de commencer par moi. Mais avant de parler du livre de Bernard-Henri Lévy, je crois honnête de dire où j’en suis avec lui. Nous nous sommes beaucoup détestés. Chacun de nous représentait pour l’autre ce qu’il supportait le plus mal. Moi pour lui, un mélange socialo-péguyste, mâtiné d’Emmanuel Mounier et d’attachement à la France profonde ; quelque chose en somme d’anarcho-traditionaliste ; lui pour moi, une sorte de désinvolture cosmopolite ou, peut-être pis, éclectique ; une légèreté mondaine qui aurait refusé à chacun d’accéder aux pures contrées de l’universel avec, sur ses souliers, la boue du terroir natal. Quand parut en 1981 L’Idéologie française, j’éclatai. Faire d’une fugitive rencontre entre Sorel et Maurras le terreau où se serait enracinée une prétendue idéologie française primordiale, essentiellement fasciste, me parut indéfendable, et de plus, irresponsable. J’écrivis alors un article si violent que Jean Daniel hésita un instant à le publier. Lui-même me répondit sur le même ton. Il s’ensuivit douze années de brouille et de silence. Je n’ai pas changé d’avis sur ce point, et, malheureusement, lui non plus.

Survint la Bosnie. J’avais déjà éprouvé, devant l’engagement courageux et quasi solitaire d’Alain Finkielkraut en faveur de la Croatie martyre, combien l’événement, quand il le visite, peut révéler un homme. Le courage à la fois physique et intellectuel dont Bernard-Henri Lévy fit preuve à propos de Sarajevo, les ruptures douloureuses qu’il ne craignit pas d’opérer, à cette occasion, firent mon admiration. Il m’arriva de le dire, et même de l’écrire. J’étais revenu de Sarajevo bien décidé de mon côté à sacrifier, s’il le fallait, amitiés et inimitiés à une cause ou se jouait, où se joue notre avenir d’Européens. Quand parut mon Fascisme qui vient, il constata dans Le Point notre identité d’analyses et d’inspiration en des termes qui allaient bien au-delà des politesses que l’on se fait entre auteurs. J’en fus touché, douze années de brouille créent des liens entre deux hommes, il en sortit de l’estime, de la sympathie, et, je crois, un début d’amitié.

Depuis, et c’est le plus important, nous avons milité ensemble. Il est vrai qu’au départ nous étions bien peu nombreux, même si nous eûmes la joie de voir surgir spontanément, à tous les coins de l’Hexagone, des comités pour la Bosnie qui démentent les banalités à la mode sur la dépolitisation des Français. Dans cette affaire bosniaque, l’opinion publique a mieux réagi que les élites, voilà le fait fondamental. Quant à tous ceux qui estimaient avoir assez fait pour la cause bosniaque en dénonçant les raisons, à leur avis impures et narcissiques, qu’avaient Bernard-Henri Lévy et consorts de s’engager en sa faveur, ils n’ont jamais suscité de ma part que haussements d’épaules. Comme si, quand il s’agit de politique, juger les gens sur leurs intentions – le désir de gloire – avait quelque sens ! En réalité, il s’agit d’une véritable régression psychologique, qui est en train d’envahir la vie publique tout entière, à la faveur de la disparition du marxisme.

Et maintenant, le livre. Personne, même parmi ses critiques les plus hargneux, ne pourra contester à Bernard-Henri Lévy le talent d’écrivain. Ce style haletant, syncopé, jaculatoire, ces phrases courtes et enfiévrées sont reconnaissables entre mille. C’est un signe incontestable. Dans Bosna ! déjà, son film du printemps, le lyrisme du commentaire apportait à l’image un éclatant surcroît d’efficacité. Le livre renoue avec la même veine, celle de la fière littérature de combat. Bernard-Henri Lévy est l’homme pressé, qui nous communique son impatience, ou plutôt le sentiment qu’il a de l’urgence et du péril, tandis que le monde démocratique est en train de s’endormir dans le sentiment de la sécurité retrouvée. Au fond, sa victoire sur le communisme, acquise comme en dormant, a neutralisé ses défenses immunitaires. Après qu’on eut gémi, pendant des années, sur la faiblesse congénitale de la démocratie face à ses ennemis, voilà que tout à coup on la déclare invincible. Absurde dans les deux cas.

Après avoir victorieusement résisté, tout au long du siècle, à l’offensive totalitaire, sous les doubles espèces du nazisme et du communisme, elle est en train, cette démocratie, de subir passivement les assauts de l’intégrisme qui la minent de l’extérieur et de l’intérieur. Voilà résumée, sommairement et sans nuances, la thèse du livre. Cette thèse comporte des faiblesses et une vérité essentielle.

La faiblesse, c’est que ni l’intégrisme ni le désir de pureté qui le sous-tend ne sont à proprement parler des concepts politiques. On ne saurait donc les mettre sur le même plan que le totalitarisme, voire le fascisme. S’il y a bel et bien aujourd’hui à l’œuvre, à travers le monde, comme le dit Lévy, une pulsion purificatrice qui se traduit par la volonté de séparer, ici les Serbes des non-Serbes, là les musulmans des infidèles, ailleurs encore les catholiques des protestants, etc., il s’en faut de beaucoup en revanche que les régimes politiques qui en découlent présentent des caractéristiques communes. Il y a des régimes intégristes ou racistes qui préservent certaines formes de démocratie interne, comme ce fut le cas naguère en Afrique du Sud, et aujourd’hui encore en Serbie. En revanche, l’intégrisme des mollahs iraniens impose une dictature politique absolue. Quand Carl J. Friedrich, Z. Brzezinski ou Hannah Arendt avancent le concept de totalitarisme, qui regroupe les régimes nazi et stalinien sous des critères communs, ils proposent un système de classification proprement politique.

Celui de B.-H. Lévy est à la fois psychologique (le désir de pureté) et sociologique (l’intégrisme). Il faut pourtant se demander si ce que j’ai nommé faiblesse, du point de vue de l’analyse politique, n’est pas en réalité le signe du changement d’époque que nous vivons et si l’auteur n’a pas eu raison de s’installer sur ce registre. La démocratie en effet n’est plus comme hier menacée par des systèmes politiques concurrents, comme le fascisme ou le communisme, mais par des formes de subversion, tantôt externes, tantôt internes, qui puisent leurs ressources dans les couches métapolitiques de la société, comme le sentiment d’appartenance ethnique ou religieuse. C’est ce problème que B.-H. Lévy aborde de front, et c’est là sa force : ne nous trompons ni d’époque ni d’adversaire !

D’où vient la vague intégriste ? Sur ce point, nous restons sur notre faim. De la chute du communisme, bien sûr. Fascisme et communisme se voulaient des idéologies rassembleuses et totalisantes. Les nouveaux courants nationalistes et intégristes reposent sur une volonté de séparation et de division. Mais au-delà de cette circonstance historique, et des explications proprement intellectuelles qu’on peut donner du phénomène, on ne comprendra pas le succès des intégristes si l’on ne saisit pas qu’il s’agit de la réponse aberrante de pauvres à leur situation de pauvreté, d’exclus à leur situation d’exclusion. Le combat ne saurait donc être seulement intellectuel : il faut dénoncer ; il est aussi économique et social : il faut secourir.

Encore fallait-il commencer par désigner le phénomène et l’analyser. C’est ce qu’a su faire Lévy avec vigueur. Il faut l’en féliciter. Certes, beaucoup de formulations trop abruptes, à propos de la vérité ou de la croyance, ne manqueront pas de heurter. Le relativisme qu’il prêche dans ces domaines est méthodologique. Il ne signifie évidemment pas que la démocratie est incompatible avec l’idée de Dieu ou avec la recherche de la vérité… Il aurait dû le dire plus nettement. Reste ce qui à mes yeux est l’essentiel dans la démarche : la reconnaissance, qui nous vaut des pages superbes, de la positivité du mal, ou, selon sa propre formulation, du péché originel. Il y a là l’esquisse d’une réconciliation devenue urgente entre la pensée des droits de l’homme et une philosophie politique réaliste que Lévy réfère à Baudelaire, et que je préfère, pour plus de clarté, rapporter à Pascal. Nous avons trop longtemps vécu sur la formule de Jaurès, qui avait tant indigné Péguy : « Rien ne fait mal. » Hé si ! Je ne voudrais pas, pour gage de notre réconciliation, enrôler Bernard-Henri Levy sous la bannière de Péguy… Reste que la béate philosophie du progrès et de l’innocence, dans laquelle la gauche a si longtemps bercé ses déconvenues, est bien morte. C’est la singulière vertu de ce livre d’en prendre acte.


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