C’est la faute aux intellos ! Depuis Valéry, nous savions que nous civilisations se savent mortelles ; depuis Bernard-Henri Lévy nous savons que nos intellectuels sont moribonds sans trop bien le savoir… Car figurez-vous que nous vivons le crépuscule des clercs et nul n’y pourra rien changer. Ils mourront et ne renaîtront pas de leurs cendres ; seule une métamorphose peut leur assurer une postérité. Postérité indispensable au demeurant, car la vie sans eux serait sans saveur et pleine de menaces.
Mais voyons cela de plus près : l’Éloge des intellectuels énumère en les survolant les causes du déclin des mandarins : la sémiologie, l’épistémologie, l’anthropologie sociale, l’approche relativiste et perspectiviste de la culture ont tué celle-ci. Dès l’instant où le journal d’un comité d’entreprise passe pour de la littérature au même titre qu’À la recherche du temps perdu, que plus rien ne permet de distinguer une séquence d’Eisenstein d’un clip et une toile de Jackson Pollock d’un graffiti new-yorkais, les concepts d’art et de culture s’étendent jusqu’à se dissoudre.
Tout cela, notez-le bien, est avant tout le fait des intellectuels eux-mêmes : ils ont pavé la route de leur effacement. Prenez les idéologies : de la faillite du marxisme, ils ont déduit la mort des idéologies sans se rendre compte que, poussant au bout ce rejet, ils répudiaient toute forme de pensée systémique et globalisante, tout effort de définir la condition humaine à partir d’indispensables impératifs catégoriques sans lesquels elle perd son essence transcendante. Lorsque Lévi-Strauss, parce qu’il est ethnologue refuse de se prononcer sur la Nouvelle-Calédonie sous le prétexte qu’il n’a pas étudié les mœurs des Canaques, il contrevient au rôle que depuis Voltaire dans l’Affaire Calas, et Zola dans l’Affaire Dreyfus, les intellectuels ont entendu jouer : celui de la transgression permanente de leur « spécialité » au nom de valeurs dont ils s’autoproclament les zélateurs, au nom de la Vérité, de la Raison et de la Justice.
Méfaits du Sartron
Aujourd’hui, ces maîtres-mots ont perdu leur majuscule ; devisées de leur socle, balises éteintes dans le crépuscule des Idées, ils sont devenus simples objets d’études, concepts relatifs, particuliers, dépendant du sujet qui s’en réclame ou du point de vue où il se place. Barrès a gagné contre Benda. Et les Nouveaux Philosophes ceux-là même qui ont porté l’estocade finale à la suzeraineté » du marxisme, s’écrient à présent, sous la plume de celui qui n’est peut-être pas leur tête la plus pleine mais sans doute une des mieux faites : « Nous n’avons pas voulu cela ! » Trop tard : ils sont à leur tour victimes d’une Vulgate imbécile qui s’est écrite dans leur sillage.
Ici, le coupable, l’auteur du péché originel, est clairement désigné : c’est le sartron, hybride de Sartre et d’Aron. Le sartron est né de la poignée de main des deux hommes lorsqu’ils décidèrent de s’associer de concert à la campagne en faveur des boat people. Cette démarche, pourtant tout à fait ponctuelle dans l’esprit de ses auteurs, fut interprétée comme l’arrêt de mort du débat d’idées : plus exactement l’obligation s’installait de la conciliation obligatoire des thèses au terme du débat, de l’appel a minima de toutes les controverses. Sous la lune du cimetière des croyances abolies naissait la religion du consensus.
La mauvaise conscience a fait le reste, héritée du souvenir cauchemardesque des totalitarismes et du remords post-colonialiste. Elle sacralisait la différence, elle-même hissée au premier rang de ces Droits de l’Homme inscrits d’une main péremptoire au fronton du Panthéon de la Pensée. Les Droits de l’Homme ! Beau refuge, certes, mais encore conviendrait-il de s’interroger sur les fondements de ces droits, de les hiérarchiser et surtout de leur fournir une indispensable transcendance. Sinon ? Et bien, prenez la différence : réduite à elle-même et idolâtrée comme telle, elle absout presque, par avance, les pratiques que nous tenions jusqu’ici pour les plus barbares, telles les mains coupées chez Khomeiny ou l’excision des femmes dans le tiers monde ; elle induit presque l’indulgence pour tous les bourreaux de la planète passés, présents et à venir : pourquoi n’auraient-ils pas eux aussi droit à leur « différence » ? Au passage, la différence, associée à la relativisation du Bien, du Vrai et du Juste, explique des phénomènes tem que la pseudo-école révisionniste qui nie les chambres à gaz…
Pour un troisième type
Les Droits de l’Homme, encore eux, privés de référents transcendants, se bornent le plus souvent au sauvetage – infiniment méritoire, certes – des corps. Pour cela plus besoin de maîtres à penser. L’heure est aux gourous efficaces : Bob Geldof pour les ventres creux du tiers monde, Coluche pour ceux de chez nous et Tapie pour déjouer le chômage. Précisons ici que l’auteur de l’Éloge des intellectuels ne leur en veut nullement. S’ils règnent sur les esprits c’est parce que la nature médiatique de notre temps a, elle aussi, horreur du vide, du vide créé par l’éclipse des anciens mentors. Tant pis pour eux. Prière est faite cependant aux nouveaux venus de ne pas prétendre remplacer leurs devanciers.
Tout n’est heureusement pas perdu et, nous dit l’auteur, « il est encore temps de livrer la bataille en plein jour ». Pour quel enjeu ? L’intellectuel du troisième type. Bernard-Henri Lévy ne nous le définit qu’en pointillé, en négatif. L’intello de demain ne s’engagera qu’avec la plus infinie circonspection, « n’adhèrera qu’à demi, ne s’associera qu’à distance ». Il sera « contre » quand il sera intolérable d’être « pour », « pour » quand il sera dérisoire d’être « contre ». Il sera « tragique » parce qu’il sait que « le ciel est vide ». Pourtant, une fois arrêtés ces choix circonspects, il devra les assumer jusqu’au bout pour peu qu’ils respectent la forme kantienne de la maxime : agis en sorte qu’en soutenant telle ou telle cause, la forme de ta maxime puisse être universelle ; agis en sorte que si tout le monde, tout à coup, soutenait comme toi cette cause, il s’ensuivrait pour tout le monde non pas plus mais moins de barbarie ; prends garde, nous dit ici l’auteur, que derrière la lutte contre une oppression (le terroriste palestinien ou le guérillero sandiniste sont les exemples cités) ne s’en profile une autre.
Son autre devoir sera de ne pas forfaire à sa vocation de penser, d’enclencher le débat ; de ne jamais réduire mais toujours de le complexifier. Pour le reste, il sera tragique car il sait « que le ciel est vide ». Il renoncera à remettre des majuscules aux vieux grands mots des religions de jadis et des idéologies de naguère. En d’autres termes, il ne s’inscrira plus dans une croyance. Mais le Beau, le Vrai, le Juste seront ses paris, ses postulats. À ce tournant l’auteur du Testament de Dieu risque une assertion choc : il n’y a pas de véritable intellectuel véritablement athée. En résumé, une démarche pascalienne où la vérité sera ouverte, informulable, toujours quêtée, jamais atteinte mais nous dessinant un horizon possible d’universalité.
Faibles lueurs ? L’auteur en convient mais elles éclairent tout de même notre clerc… obscur.
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